Nous y sommes ! Il aura fallu quarante ans mais la première étape se termine. La grande presse découvre que la librairie se meurt sans pour autant nommer l’assassin : Jack Lang et la loi de 1981 nommée en son honneur. Je l’avais dit et redit depuis 40 ans, la moindre des injures reçues était « élitiste » : je m’opposais à une démocratisation offerte par Lang à un peuple avide de culture.
Première étape : la confusion des genres
C’est la force de la réification. Le livre est un bien culturel. Mais comment mesure t’on la culture ? Il n’existe aucun étalon-culture avec une échelle comme celle de Scoffield qui mesure la force des piments. il suffit de décréter que le livre est un « bien culturel » et de faire entrer tous les livres dans la case statistique ad hoc. Case statistique qui devient mesurable par sa valeur i.e.. son prix. Bon, c’est pas très culturel mais ça permet de coller André Soubiran avec André Gide ou Annie Ernaux avec Christine de Pisan. Sans stigmatiser les acheteurs. Les pauvres achetaient des Harlequin, les moins pauvres des Pléïade, mais les deux valorisaient la Culture que Jack Lang démocratisait en parfait socialiste. Enfin presque : le Président Mitterrand venait à la librairie Javelle acheter une originale de Molière qui valait plusieurs SMIC du temps. A chaque socialiste sa démocratisation.
Lang fit du prix l’alpha et l’oméga de la Culture, aux applaudissements d’une presse stipendiée et de libraires emplissant leurs braies de leur peur de disparaître. Personne ne dit qu’on ne pouvait pas comparer la valeur d’une originale grand papier avec un livre de poche. Il s’agissait de protéger les libraires contre la FNAC qui axait son développement sur ses remises : personne ne dit que les propriétaires de la FNAC avaient participé au financement du candidat Mitterrand ce qui laissait suspecter un ministre du dit Mitterrand de félonie.
A traiter le livre comme le cassoulet en boite on s’exposait à voir les marchands de cassoulet devenir libraires. Ça ne tardât pas.
J’avais suggéré que les biens culturels ne soient pas considérés comme biens de consommation, qu’on sépare les livres et les boites de cassoulet. Elitiste !
Seconde étape : la destruction sémantique
C’était la plus simple : remplacer les librairies par les « points de vente du livre ». Ça allait dans le droit fil de la pensée économique du socialisme triomphant. On pouvait admettre qu’une librairie était le lieu où on vendait des livres alors que tout libraire sait qu’une librairie est d’abord le lieu où un individu achète des livres. Pour les revendre. Mais pas à n’importe qui.
En ce temps-là on distinguait avec soin « librairies » et « maisons de la presse ». Les deux commerces vendaient des livres. Pas les mêmes livres, mais ne chipotons pas. Les maisons de la presse favorisaient les livres de journalistes, signatures connues, les librairies préféraient les livres d’universitaires. Manque de chance, les points de vente du livre étaient représentés par Monsieur Daelman, maison de la presse à Compiègne qui ne vit aucun obstacle à lever la barrière. Et c’est ainsi que le petit Leclerc, de marchand de laitues devint « acteur culturel ». Ceci permet à Lang, au fil des ans, d’affirmer qu’il a maintenu le réseau des libraires français, tout simplement parce qu’il y a toujours (statistiquement) autant de lieux où on vend des livres. Mais ce ne sont ni les mêmes lieux, ni les mêmes livres. Parce que ce ne sont pas les mêmes libraires.
Troisième étape : la destruction économique
Au tournant des années 1990, on vit, logiquement, poindre le début de la destruction économique des librairies, conséquence obligée du remplacement de la qualité par la quantité. D’autres commerces furent frappés de même, mais on doit admettre que l’informatisation a accéléré le mouvement.
En 1981, libraire spécialisé, je gérais environ 400 comptes fournisseurs dont plus d’un tiers à l’étranger et en devises variées. Aujourd’hui, on peut créer une librairie avec moins de 20 fournisseurs représentant 80% de l’édition française. HEC a pris le pouvoir.
Avec la loi Lang, des avantages spécifiques ont disparu comme le tarif postal des imprimés (livres, cartes géographiques et partitions de musique) qui permettait de payer moins cher l’envoi d’un livre en France, et beaucoup moins cher à l’étranger. Mécaniquement, le coût d’accès au livre a augmenté chez les libraires, compensation acceptée du prix unique : mon prix de vente est protégé, je peux payer le port. Sauf que la mesure avantage les gros distributeurs, les gros colis bénéficiant d’un tarif au kilo plus avantageux. Logiquement, les petits éditeurs ont cherché des solutions de distribution moins onéreuses et les regroupements ont fleuri. C’était pain bénit pour les libraires qui avaient moins de comptes à gérer. C’était aussi pain bénit pour les grosses structures qui se mettaient en place à l’instar d’Amazon : en toute hypothèse, leur accès au livre coûtait moins cher qu’aux petits indépendants.
Les petites structures éditoriales se sont multipliées aidées par la simplification de la distribution. C’est la grande époque de la croissance de l’office. L’office est le coup de grâce : le distributeur s’engage à livrer les nouveautés au libraire en fonction d’une grille (romans français, essais politiques, poésie moldovalaque…) laquelle autorise le libraire à retourner les invendus pour être crédités. Le libraire se trouve dépossédé du choix de son assortiment mais a droit à l’erreur, oubliant que l’office est encadré par des dates strictes : on doit retourner entre tel et tel jour. Ceci le conduit à être avant tout un magasinier qui passe ses journées à retourner des livres qu’il a receptionnés et mis en vente pour le plaisir de leur faire prendre l’air. Ajoutons que l’office est facturé à la date du jour d’expédition par le diffuseur et crédité à la date de réception du retour : clairement, les libraires assurent la trésorerie du diffuseur.
Les petites librairies ont mis, seules, leur tête sur le billot. Elles ont oublié, par facilité, les règles essentielles du commerce :
1/ un bon commerçant a des clients meilleurs que lui. J’ai vendu des livres à Maurice Herzog sans jamais lui donner un conseil, mais en notant avec soin ce qu’il cherchait ce qui m’a permis de découvrir des auteurs, des éditeurs, des lieux. Le vrai client ne demande pas un conseil, il demande un titre.
2/ un bon commerçant ne regarde jamais ses statistiques de vente. Il a choisi ses produits et il sait pourquoi. Le jour où un client trouve ce produit et l’achète, il a gagné plus que sa marge : il a gagné la fidélité d’un client.
3/ un bon commerçant ne dit jamais « Ça n’existe pas ». Parce qu’il n’en sait rien. Dire « Je ne connais pas » ne flatte pas l’ego mais n’injurie pas l’avenir.