mercredi 5 février 2025

MONDANITÉS UNIVERSITAIRES

 Et voici qu’on m’envoie un gloubi-glouba pseudo-intellectuel sur  la cartographie. Un de plus.Et qui me renvoie à Audiard qu’on peut plagier : c’est fou ce besoin qu’ont les cartographes de faire des phrases. Mes amis connaissent ma définition : la cartographie est l’art de la tricherie vraisemblable. Ce qui permet d’oublier Borges et son texte sur la carte à l’échelle 1/1.

 

Voici donc le énième texte sur la prétendue fausseté des cartes que l’on doit à deux cartographes dont l’un s’autoqualifie d’information designer (c’est plus chic) et l’autre appartient à un centre CNRS consacré à l’urbanisation du monde arabe. De Planhol revient ! et c’est plutôt une bonne nouvelle.

 

Et donc, j’apprends que l’université de la Réunion va organiser une conférence sur la cartographie et ses enjeux actuels, sujet tant rebattu que personne n’osera dire que ces pseudo-enjeux sont les mêmes qu’au XIIème siècle, le seul changement étant que les Cassini sont passés par là, rendant caduque le sous titre : représentation du réel ou acte social et politique ?

 

Depuis les Cassini, stipendiés par Louis XV, Louis XVI et la Constituante, on sait que la cartographie est une représentation mesurée du réel financée par le pouvoir en place. Donc ce n’est pas OU mais ET. Seuls les Etats ont les moyens de payer cette mesure, le binôme organisateur, fonctionnaire du CNRS, doit le savoir. On parle de cartes et de mesure du monde, pas de taches plus ou moins colorées que les gens sérieux appellent des iconocartes pour discriminer. On parle de géographie et pas d’illustrations au rabais. Je ne suis pas méprisant, je respecte les cartographes et leur travail. Et je n’oublie pas que mon trisaïeul, agent voyer du département de l’Aude, était fier de devenir cartographe au Dépôt de la Guerre d’où Napoléon III l’a tiré pour en faire son cartographe personnel. Pour être complet, ajoutons que la Constituante a chargé les Cassini de définir le système métrique afin d’unifier la mesure de la Terre : cartographier, c’est mesurer, pas dessiner seulement.

 

Quant aux enjeux, il n’y en a qu’un, c’est s’approprier le foncier qu’il s’agisse d’une abbaye médiévale ou d’un Président blond et contemporain. S’approprier le foncier et les ressources qu’il couvre. On ne peut parler cartographie si on en ignore l’histoire qui commence dans les scriptoriums des monastères. Dame ! pour dessiner, il faut des supports, velin ou parchemin, des outils, pinceaux et plumes, du savoir et si Dieu bénit le  tout, c’est mieux. Or les clercs sont assurés de l’onction divine qui manque aux cartographes laïques. On l’a vécu en vallée d’Ossau quand les habitants ont voulu connaître les estives et ont choisi pour les délimiter le curé de Béost qui a parcouru les pentes de l’Aubisque, évangile en mains en jurant sur les dits évangiles qu’il marchait sur la terre de telle ou telle paroisse. Les estives assurent la croissance et la lactation du bétail, la production du fromage et la richesse de la paroisse. La promenade évangelo-pédestre du curé de Béost avait offert à ses paroissiens les meilleures estives et les plus nombreuses, leur garantissant ainsi une certaine aisance qui se reflétait dans les dîmes perçues par le curé. Le pot-aux-roses apparut pour l’extrême-onction du curé, moment critique où le vénérable ecclésiastique dut avouer que le jour du métrage des estives, il avait rempli ses sabots de la terre de son jardin de Béost ce qui lui permettait d’affirmer sans mentir qu’il foulait partout la terre de sa paroisse. Je pense que ce pieux mensonge se reflète encore dans les cartes de l’IGN et je me remémore le mantra de Pierre Gentelle : tout territoire a une histoire et donc, toute géographie est historique. Par suite, toute cartographie est historique et un cartographe ignorant de l’histoire n’est pas un cartographe mais un clown.

 

Ignorant de l’histoire, mais également de la linguistique, de la sociologie, des religions, car tout territoire a été parcouru par des hommes et, par voie de conséquence, tout territoire est sociopolitique. Ce qu’on attend du cartographe, c’est la représentation synthétique de ce territoire. Représentation, pas simplification. Avec précision car le cartographe est avant tout un discriminateur.

 

Le cartographe est devenu un deus ex machina et la question n’est plus ce qu’on montre mais ce que voit le lecteur-spectateur ce qui est une simplification. On ne vise plus l’exhaustivité mais la sélectivité, ou plus exactement la sélectivité supposée, en fonction de ce que le binôme appelle le « commanditaire ». En clair, je dessine la carte qui convient à celui qui me paye. Le cartographe est un larbin. Un larbin gouvernemental quand il est fonctionnaire, un lumpen-larbin médiatique le plus souvent, à l’image de Gérard Chaliand qui a fait de l’expression cartographique un manuel de géopolitique pour les nuls.

 

Pierre Gentelle me l’avait dit : geo-graphein, écrire la Terre, mais comment écrire sans sémiotique et sans un traité des tropes ? Le seul à l’avoir tenté était Jacques Bertin qui avait compris que la clef de la carto était la légende. Quand la légende est anorexique, la carte est squelettique. Sans texte, le dessin ne vaut rien. Mais trop de texte détruit le dessin car la carte, synthétique, doit être lue et comprise immédiatement et globalement ce qui suppose que la lecture est disjointe de la réalisation. Dans le cas le plus simple, se crée un triangle terrain-cartographe-lecteur où le sens n’existe qu’au prix d’une circulation des signes entre les trois pointes du triangle, circulation compliquée par l’aspect téléologique de la cartographie : on fait une carte POUR. Pour partir en vacances, pour préparer une randonnée, pour choisir un lieu de pêche…

 

A cet égard, je me souviens d’une longue conversation avec le colonel de Turckheim qui commandait alors le 1er marsouins, mais aussi avec le colonel Erulin, chef de corps du 2ème étranger. Ces deux là avaient le même souci : il leur fallait des cartes POUR ne pas crever. Les erreurs des cartographes se payaient cash en vies humaines. J’en ai tiré la conclusion que la cartographie militaire était la seule qui valait et qu’affaiblir l’IGN revenait à assassiner des hommes.

 

Tout cartographe devrait avoir dans son bureau une reproduction du tableau El barranco de Waterloo du peintre espagnol Ulpiano Checa qui montre comment une erreur de cartographie a conduit à la défaite de Waterloo quand les hommes de Ney ont été décimés par un chemin creux non cartographié. Juste pour se souvenir que le réel mal représenté conduit à la mort. On n’est pas dans les conversations mondaines d’universitaires en mal de sujets de conversation.

 

Mais c’est une autre histoire. 

 

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