Acte 1 : QUINZE ANS
Dans la vilaine préfabriquée, Mr Delooz nous fait découvrir
Platon. La caverne.
Emerveillement. Que nous dit Platon ? Que le monde est
un leurre, que nous observons avec attention des ombres sur un mur en croyant
que ce sont des personnages, alors qu’il s’agit de mannequins manipulés. La
réalité est un théâtre d’ombres et nos sens nous trompent.
Miracle. J’ai quinze ans, des binocles depuis dix ans et je
collectionne avec assiduité les premiers prix sauf en gymnastique. Quand on
fait les équipes de rugby, personne ne veut de moi. C’est le temps où les
lunettes condamnent au banc de touche dans le meilleur des cas.
Et voilà que l’un des plus grands penseurs de l’histoire me
dit que je peux m’en foutre, que c’est un théâtre, que je peux passer derrière
le miroir. Les sens se trompent.
Il faudra donc me forger d’autres outils, apprendre
différemment, penser différemment, vivre différemment. Mais ce matin là, je n’y
pensais pas encore.
Je savais seulement qu’il me fallait trouver des gens qui me
voyaient différemment, qui me voyaient comme j’étais, pas comme une ombre sur
la paroi de la caverne
Acte 2 : VINGT ANS
Je suis dans le bureau de mon Maître. Il a accepté de
diriger ma thèse dont je n’ai même pas choisi le sujet. Il s’en fout. Il ne
dirige pas un sujet, il dirige un étudiant.
Le combat de sa vie, ce sont les stéréotypes. Tous ces
clichés dont on nous bourre la tête pour nous aider à penser. Pour lui, ce sont
d’abord des leviers de manipulation. Il est sensible aux corps et donc, il s’en
méfie. C’est son point faible, celui qui doit être protégé.
Il me dessinera un monde obsédé par les pouvoirs, pouvoir
politique, pouvoir de l’argent, un monde qui cherche à me contrôler, à me
glisser dans des cases où tout le monde peut se glisser.
Il m’apprendra à
chercher, à fouiller. Il ose des questions devenues banales aujourd’hui
mais qui révolutionnaient la pensée en ce temps. Pourquoi utiliser une bimbo à
poil pour vendre des voitures ? Sur quel levier appuie t’on pour me
diriger ?
Les réponses et les mécanismes sont complexes. Pour
comprendre, il faut lire, et relire, glisser vers la psychanalyse, surfer sur
l’économie, décortiquer les mots, traduire.
Chercher le non-dit tellement plus important. N pas
s’arrêter aux mots, écouter l’intonation, décrypter la respiration. Il a
écrit :
« Rien de plus émouvant qu’une voix aimée et
fatiguée »
Percevoir tous les signes et décider ceux qui nous guident.
Acte 3 VINGT CINQ ANS
Il est petit, un peu surchargé par le goût des bonnes
choses. Ministre et même Ministre d’Etat, Compagnon de la Libération, Général.
Il m’a invité à déjeuner sur la suggestion d’un copain qui travaille avec lui
et voudrait que je le rejoigne
« Guy m’a dit que vous étiez maoïste. C’est bien. Tiens
je vais vous montrer des choses qui vont vous intéresser »
Il me sort une de ses photos avec un Chinois souriant que je
reconnais ; Zhu Deh, l’homme qui a conduit l’Armée Rouge à Pékin. Puis une
autre où il se marre avec Zhu En Lai. « Ce sont des amis » et il me
tend un livre en ajoutant : « Lui, ce n'est pas un ami, on s’est vu
seulement deux fois ». Le premier tome des Œuvres complètes de Mao en
français avec une dédicace. C’est bien de Mao, la calligraphie est
reconnaissable entre toutes, épaisse, un peu rustique. Leçon : ferme ta
gueule, il te manque des signes.
Il a une idée fixe : créer quelque chose entre le
marxisme et le capitalisme, une forme nouvelle qui échapperait aux vieux
stéréotypes. Comme autour de lui, il n’y a que des gens de droite, il cherche
des jeunes qui viennent faire la balance.
Avec toutes ses décorations et son CV, il reste un marginal,
un mec à part. Une sorte de Cyrano avec une dignité qui semble de la morgue Et
naturellement, curieux, je l’ai suivi. On a fait des trucs chouettes. La loi
sur l’intéressement des salariés, par exemple. Jusqu’au jour où :
« J’ai serré la main du Général de Gaulle, du Président
Senghor, du Président Mao et vous voulez que j’aille serrer la main du
charcutier de la Grand’Rue ? » Ben oui, c’est ce que je voulais. Dans
une campagne électorale, ça semble normal.
« Mon petit, s’ils ne votent pas pour moi, ce sont des
cons et ils ne méritent pas que je les représente ».
Je ne m’étais pas trompé. Si on ne me choisit pas c’est qu’on
ne me mérite pas.
Acte 4 : SANS AGE
Le rideau va tomber. J’ai passé ma vie à chercher à
comprendre les faits, les mots, les hommes. Et moi, et moi, émois.
Ça ne sert à rien si ça mène à l’échec. J’ai passé ma vie à
ne pas mettre en pratique ce que je comprenais.
Je veux croire que c’est par dignité. J’ai quitté le
journalisme parce que je ne voulais pas prendre les gens pour des cons. Je me
suis ruiné à faire des livres dont je suis toujours très fier mais qui n’ont
attiré que peu de lecteurs.
Je reste seul fier et digne, comme un rocher dans la glauque
mer des idées reçues et des sens victorieux. La glauque mer qui engloutira le
rocher. J’ai gardé quelques amis de cette longue marche où j’ai appris que les
imbéciles étaient sensibles au mépris, et même ils ne sont sensibles qu’au
mépris.
La bétise pousse bien dans le terreau du groupe…. Elle
s’épanouit, arrosée de babillage et d‘insignifiance. Il faut que j’apprenne à
mon fils la solitude..mais je n’ose pas. Il n’est pas encore assez solide…
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