J’ai choisi ces trois-là pour leur importance dans le sujet
qui m’occupe en ce moment. Ils ne sont pas les seuls, mais ils sont trois
balises de taille.
Hébert fut le premier (ou peu s’en faut) à parsemer son
texte d’exclamations et de jurons. Foutre ! était son préféré. Céline, on
ne s’en souvient que trop bien, avait choisi l’invective et Queneau restera
dans nos cœurs pour le « mon cul ! » de Zazie. Dans les trois
cas, il s’agissait de signifier avec force et parfois virulence que le texte se
situait dans l’ordre de l’oral et non de l’écrit. Surtout s’il était écrit.
Parce qu’entre nous, rien n’est plus écrit que le « Doukipudontan »
de Zazie. Ceux qui voient pas ça feraient mieux de s’intéresser à autre chose
que la littérature.
Rares, en fait, sont les écrivains qui se sont prêtés à cet
exercice, même récemment. Les règles de l’écrit ne sont pas simples à
transgresser et les codes restent difficiles à casser. L’écrit reste auréolé
d’une dimension culturelle qui impose une écriture léchée, un vocabulaire
choisi, une écriture dont on doit bien admettre qu’en ce début de siècle, elle
est profondément emmerdante.
Elle est emmerdante parce qu’on en a fait le tour. La phrase
s’est allongée avec Proust, raccourcie avec Hemingway, elle a perdu sa
ponctuation avec Robbe-Grillet. Le vocabulaire s’est enrichi à l’excès avec
Gide, puis Camus a taillé dans la masse. On a eu des textes à tous les temps de
l’indicatif, écrit à toutes les personnes. Dans l’écrit, tout a été essayé,
plus ou moins consciemment. Comme l’a énoncé avec componction un journaliste
cultureux récemment : « vous écrivez comme Flaubert ». Deux
siècles après Madame Bovary, c’est pas vraiment un compliment, pas plus que
composer comme Rossini ou peindre comme Meissonnier. A méditer par Eric Zemmour
qui ne cesse de proclamer son amour de la littérature classique. C’est pas
original. Et ça ne signifie surtout pas qu’en ce début de siècle, il faille
écrire comme Balzac. Zemmour, il doit avoir chez lui des tableaux avec des
vaches au bord d’un ruisseau. Peints depuis six mois. Il doit aimer le
figuratif, ce mec, il a la tête à ça.
En fait, c’est fou ce qu’on est formatés. Faut pas croire.
L’Education nationale fait des efforts. Pas plus tard qu’en ce début janvier,
Livres-Hebdo nous informe que Pascal Quignard sera désormais étudié à l’école.
Pascal Quignard ! Alors lui, il écrit vraiment comme parle un instituteur
de campagne en visite chez le châtelain. Il a le stylo baise-main, sûr qu’il
ferait un malheur dans le salon de Madame Verdurin. Risquent pas de devenir
grossiers les marmots avec Quignard. Risquent pas trop d’aimer la littérature
non plus : c’est pas Quignard qui leur fera abandonner Titeuf.
C’est qu’écrire, c’est donner une image de soi et on préfère
être perçu comme un notaire en costume trois-pièces ou un trader en costume de
lin déstructuré que comme un voyou en capuche et Nike tombés du camion. La
raison vaut pour le lecteur qui ne fréquente pas n’importe qui. Le poids
médiatique peut aussi être invoqué : l’oral, c’est l’oral, l’écrit c’est
l’écrit, Coluche d’un côté, Beigbeder de l’autre. Faut faire simple. Comme
Zemmour (à nouveau). Il aime que ça soit écrit comme dans son journal, que ça
ait l’air bourgeois comme son journal, comme il aimerait être perçu, lui le p’tit
gars qui arrête pas de dire qu’il vient de la banlieue. Il donne l’impression
de quémander l’approbation de son instit’ : « C’est bien
M’sieur ? ». Ouais, si c’est une rédac’ de cinquième, c’est bien.
T’es un bon élève. Emmerdant comme un bon élève. D’ailleurs, il parle comme il
écrit, c’est dire….
Ceci dit, je
sais pas si vous avez remarqué, mais la langue s’affranchit. Tenez, prenez
« enfoiré ». Il y a trente ans à peine, c’était un gros mot, bien
gras, bien vulgaire. Il hésitait entre deux sens, « emmerdé » et
« imbécile ». Il était rare, même dans l’argot. Aujourd’hui, le voici
réhabilité : un « enfoiré », c’est quelqu’un qui se dévoue pour
les Restos du Cœur, quasiment une dame patronnesse. Jadis, vous traitiez un mec
d’enfoiré, vous preniez une mandale. Pardon : jadis, quand vous utilisiez
ce mot à l’encontre d’une personne, vous risquiez de recevoir un coup de poing.
Et la montée en puissance de « putain » ?
Surprenant. A la fin des années 60, l’abondance de « putain » qui
fleurissait ma bouche trahissait l’occitanité pas très bien élevée qui me
marquait au fer rouge. A Paris, je veux dire. Je me souviens de mon plaisir en
entendant Jean-Marie Rivière proférer cette évidence au micro de José
Artur : « Chez nous, dans le Sud, « putain », c’est le
point, « con » c’est la virgule et « putain con », c’est le
point et virgule de la parole ». Moi, je me contrôlais, j’enfouissais mes
« putain » dans une zone obscure de non-dit et d’interdiction.
Aujourd’hui, « putain » est partout, comme si tout
le monde avait compris la nécessité de ponctuer l’oral et « putain » s’est imposé en
tant que signe de ponctuation. Je l’entends sans cesse, dans la rue, les
magasins et même dans certaines émissions, pas forcément animées par Patrick
Sébastien. Au point (j’ai fait un sondage) qu’il ne s’applique plus guère aux
dames chantées par Villon qui sont restées des « putes ». La
synonymie étroite qui enchaînait « putain » et « pute »
s’est délitée. Putain n’est plus une pute. Et vice-versa. Putain ! c’est
rigolo, ça.
L’oral, ça bouge, c’est normal, une langue ça vit. Alors,
pourquoi l’écrit doit-il rester figé ? Pourquoi écrire encore et toujours
avec le cul coincé en lorgnant par-dessus l’épaule de Maupassant ? Attention,
ça veut pas dire qu’il faut oublier l’histoire, les écrivains d’avant. Au
contraire, il faut les connaitre pour pas faire tout à fait comme eux. Tiens,
juste un exemple comme ça : tous ceux qui béent devant rappeurs et
slammeurs devraient relire les textes que s’envoyaient à la figure Breton et
Cocteau sur ce que doit être une image poétique. Ils comprendraient que ce
n’est pas un problème de gros mots ou de vulgarité, mais juste une exigence
d’élévation du sens qui n’a rien à voir avec le vocabulaire.
Ça signifie pas non plus qu’il faille écrire comme on parle,
ce serait trop facile. Il faut juste écrire pour signifier qu’on est entré dans
un autre monde stylistique, un monde où l’oralité vient féconder le littéraire.
Il faut écrire « comme si » et non pas « pareil ». Parce
que la littérature, c’est un travail, pas une facilité. Si t’écris
naturellement, c’est que t’écris pas, tu répètes.
Il existe un quasi-canon du récit bien peigné et c’est le
prétérit. Valéry l’a épinglé avec justesse : « La marquise sortit à
cinq heures ». On croit en utilisant les temps du prétérit (imparfait et
passé simple) qu’on fait de la littérature alors qu’il ne s’agit que de
rédaction. A cet égard, la plupart des récits de voyages sont affligeants et
font irrémédiablement penser à des rédactions sur le thème : « Racontez
votre dernier voyage ». Mais, mééééh, bêlent les écrivains-voyageurs
(c’est une catégorie à part), on est bien obligés vu que notre voyage, c’est du
passé. Et alors ? Est-on obligé d’utiliser un temps du passé pour relater
une histoire passée ? Evidemment pas. Exemple : « Orly est le
territoire de l’attente et tout mon voyage n’aura été qu’une exacerbation de
l’attente. Au jour dit, je me retrouve donc à Orly… » et ainsi de suite.
En fait, une histoire passée peut se raconter au présent. Il suffit de le
vouloir.
La pierre de touche est là : si la première phrase est
au passé simple, l’ennui est tapi derrière. L’écrivain-voyageur, c’est pas
vraiment un styliste. Et que vaut un voyage qui est fait sans style ? Inutile de me sortir les exceptions que
sont Ella Maillart ou Dervla Murphy. Ce sont des dames de la bonne société qui
écrivaient voici presque un siècle. Normal qu’elles aient l’écriture un peu
gourmée.
Les écrivains, je veux dire les vrais, les contemporains, ont
compris. Prenez Jean-Luc Coatalem. Sans cesse, le présent fait irruption dans
son récit qui, du coup, prend l’allure d’un journal, se structure autrement,
sort de la morne linéarité qui caractérise les rédactions.
Mais, mééééh, bêlent les écrivains-voyageurs, on ne peut pas
commencer par la fin. Si. On peut. A condition de ne pas finir par le début ce
qui serait décidément trivial. On peut jouer avec le temps comme avec les temps. Un texte, ça doit bondir,
puis se calmer, se répéter parfois, se dérégler, ça doit faire oublier de quoi
ça parle.
Parce que, quel que soit le sujet d’un livre, l’important
c’est son écriture.
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