Jean Chesneaux m’avait collé un drôle de pensum : l’analyse du Chinese
Recorder and Misionary Journal. C’était un gros mensuel qui faisait le point
sur l’activité missionnaire anglo-saxonne en Chine et publiait des articles de
synthèse sur la société chinoise, son évolution et les rapports qu’il fallait
entretenir avec elle. L’une des obsessions des copains de Pearl Buck étaient
les pieds bandés des Chinoises. Parfois, l’insignifiance est signfiante :
les pieds bandés justifiaient la canonnière.
Une autre obsession était une idée qu’on qualifierait
aujourd’hui de « géopolitique ». Les penseurs du Chinese Recorder
avaient remarqué que le monde évoluait autour des mers : l’Antiquité
(connue) autour de la Méditerranée, l’époque moderne autour de l’Atlantique, ce
qui traçait la voie de l’avenir ; le monde futur serait structuré par le
Pacifique. Ça tombait bien : nos géopoliticiens venaient de la côte Est du
Pacifique et travaillaient à bâtir les terres de l‘Ouest. Ils étaient au bon
endroit au bon moment ce qui justifiait à la fois leur présence et leur action.
Dieu était grand !
Cette idée a perduré longtemps. Elle survit dans les
dizaines d’articles sur la mer de Chine qu’on nous inflige à longueur d’années.
La libre circulation maritime dans la mer de Chine est indispensable au
développement de la zone Pacifique (plus particulièrement la façade orientale,
i.e. les U.S.A.).
Les Chinois, qui connaissent bien la géographie et n’ont pas
subi le lavage de cerveau américain, considèrent l’idée avec suspicion. Depuis
un demi-siècle, les bateaux ont atteint leurs limites. Il est difficile de
dépasser la taille record de 500 000 tonnes, difficile et risqué, le Pacifique
ne l’étant pas autant que ça, et surtout, il est difficile de diminuer les
temps de transport. Si on ne peut pas transporter plus et plus vite, ça limite
le développement. Ajoutons qu’on ne peut gagner de temps que par les canaux
transocéaniques, lesquels ont le défaut de limiter les tonnages acceptables.
Ça ne les empêche pas d’avoir lancé un projet de canal au
Nicaragua, pour doubler et remplacer Panama, mais c’est surtout pour défier les
Américains car le projet n’avance pas très vite et son promoteur semble avoir
disparu dans la nature. L’ouverture en 2020 est compromise.
Le pragmatisme chinois s’est donc mis au travail. Les trains
vont plus vite que les bateaux. Ils dépendent moins des énergies fossiles et la
Chine a fait de fantastiques progrès en technologie ferroviaire. Certes, il
faut des infrastructures mais on peut les optimiser en doublant la voie ferrée
par des autoroutes ou des gazoducs. Derrière la Chine, toute l’Organisation de
Shanghai s’implique, notamment les Russes et les Kazakhs. On ne supprime pas
pour autant les bateaux qui reviendront à leur fonction primitive : le
cabotage entre les divers ports du sud eurasiatique.
Il ne faut pas être grand clerc pour comprendre ce qui va se
passer. L’Europe va devenir le plus gros partenaire commercial de la Chine,
avec du commerce « direct », mais aussi en devenant la tête de pont
du commerce sino-américain. En effet, la côte Est des USA sera beaucoup plus
rapidement atteinte que par la route maritime qui oblige à passer par Panama et
même qu’en débarquant sur la côte Ouest avec une traversée ferroviaire des USA.
A cet égard, je ne suis pas sûr qu’un traité comme le TAFTA
ne soit pas une arme à double tranchant. Des marchandises chinoises embarquées
au Havre garderont-elles leur origine asiatique ? Les USA appliqueront ils
à ces marchandises les taxes prévues pour les Européens puisqu’elles transiteront
par l’Europe ? Sans compter les dérives collatérales : la Réunion
s’est positionnée toute seule sur la Ceinture maritime de la Route de la Soie.
C’est le seul port important pour irriguer l’Afrique de l’Est. Bien joué !
Et quand j’écris « toute seule », je signifie bien qu’il s’agit d‘une
initiative locale. Paris n’a pas bougé une oreille.
Quoiqu’il se passe, c’est une bonne nouvelle. En premier
lieu, il faudra des transporteurs, des transitaires, des logisticiens. Le
transport mondial impactera moins l’effet de serre. L’Europe bénéficiera de sa
position géographique pour glaner les miettes du fantastique développement économique
chinois.
Les géopoliticiens cléricaux américains n’ont fait qu’une
erreur : croire que les limites et les frontières peuvent toujours être
repoussées. A quoi, ils ont ajouté une bêtise : leur désir d‘imposer leur
leadership et de mépriser leurs voisins.
Je ne suis pas naïf. Tous ces trains fonctionneront à
l’électricité nucléaire. Je remarque simplement que l’EPR chinois, conçu par
AREVA, fonctionne tandis que Flamanville ne sort pas de ses retards. Quand on
collabore, on règle les problèmes techniques.
Avec les Chinois, la géographie reprend sa place. Et j’aime
ça. Un géographe, ça pense avec ses pieds…..qui réfléchissent plus qu’un
cerveau de sciencepotard.
On en reparlera….
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