La première fois que je suis allé à Vienne
voir le Docteur Petrovic dans son magasin de Kohlmarkt, vaisseau amiral de
Freytag-Berndt, en grimpant l’escalier qui conduisait aux bureaux directoriaux,
j’avise un superbe portrait de Mozart. Un peu plus haut, Haydn ; puis sur le
palier Beethoven. Certes, c’était à Vienne, chez l’un des plus fameux
cartographes d’Europe, mais j’étais quand même un peu surpris. J’ai appris plus
tard ; la boite fondée dans les années 1890 par le grand père de Petrovic,
s’appelait Freytag Berndt und Artaria et Artaria était l’éditeur de Mozart, de
Haydn et de Beethoven. Entre autres.
Quel rapport ? Elémentaire. Freytag et
Berndt étaient cartographes et ils s’étaient associés avec Artaria. Les
cartographes et l’éditeur de musique avaient à partager. Quoi ? Evident : la
gravure. Editer des partitions demandait un vrai savoir de graveur, pas se
gourer dans le bécarre adventice et la triple croche à répétition. Et donc les
pros de la courbe de niveau s’étaient associés au spécialiste de la clef de sol.
Le burin réunissait les Alpes d’Otztal et la petite musique de nuit. Monde de
techniciens.
C’est facile de lire une carte. Moins facile de la dessiner.
Surtout qu’on dessine pas ; on grave ce qui est juste le contraire. Le
dessinateur dépose de la matière alors que le graveur en enlève. Bon, c’est en
bûchant qu’on devient bûcheron, je m’y suis mis. J’ai découvert alors l’intérêt
de la gomme et son inutilité. Le dessinateur peut gommer, pas le graveur. Quand
tu t’es planté, t’as plus qu’à jeter et au prix de la feuille, tu pleures. Et
donc, tu soignes tes préparations. Tu brouillonnes, tu esquisses, tu superposes.
Tu es soumis au terrain, à la donnée. Tu découvres des rapports inédits.
Par
exemple, tu bosses sur une carte au million. Il y a une belle route. T’as choisi
un trait de un millimètre. C’est pas beaucoup ? Ben, à l’échelle, ta route, elle
fait un kilomètre de large. Impossible. Et au dixième de millimètre, ça fait
encore cent mètres. Après, c’est illisible C’est là que tu découvres que la
carto, c’est l’art de la tricherie vraisemblable. Tu mesures tout pour détruire
toutes tes mesures.
Munich. Je suis chez l’ami Hildebrand. Il n’a pas beaucoup
de temps à me consacrer, il doit faire le figuré de terrain de sa nouvelle carte
de Corse. Il me montre sa prépa. Il a repris toutes les mesures de l’IGN et tout
adapté. Question d’échelle. J’étais prévenu : j’étais chez le Mozart de
l’aérographe. Cette aprés-midi là, j’ai vu naitre la Corse. Le Monte Cinto a
pris sa place dominante, Bonifacio commandait au détroit et la baie d’Ajaccio
attendait Napoléon. Tout était parfait et tout était faux. Le figuré de terrain
était superbe.
En ce temps là, à Munich, il y avait deux maitres cartographes,
Hildebrand et Nelles. Tous deux formés en Suisse, au Polyteknikum de Zurich puis
au Service Topographique Fédéral. Pour apprendre à représenter des reliefs, la
Suisse c’est mieux que les Maldives..
Puis est venu l’ère du numérique. Le premier logiciel professionnel s’appelait Nuages. Trop cher, il a vite cédé le pas devant Illustrator. La carte était vue comme une image, une illustration et non plus comme une mesure. Le nouveau siècle s’installait, le GPS envahissait les habitacles et les experts nous promettaient une cartographie enfin modernisée. Dans les faits, il s’agissait surtout de changer facilement d’échelle, de zoomer comme on dit. En cartographie, changer d’échelle permet de dessiner plus d’éléments et non des éléments plus gros, mais personne ne voulait le voir. Google maps instillait l’idée que du satellite au tableau de bord de l’auto la précision augmentait alors que c’était seulement l’affichage qui
grossissait Le monde se divisait durablement en deux : les tenants de la pensée
magique et ceux qui doutaient de leurs sens.Ke tarit remplaçait la carte. On oubliait que l’image du GPS était datée, comme ce jeune Allemand parti tester la vitesse de son bolide sur une longue ligne droite terminée par un pont emporté la semaine précédente. Il a appris d’un coup que son cabriolet n’était pas amphibie et qu’on lui avait proposé un abonnement de mise à jour de GPS qu’il avait trouvé trop cher.
La bêtise a failli détruire la cartographie que les libraires dégageaient de leurs
stocks et dont les ventes s’effondraient sous les coups de boutoir des marchands
de sorcellerie qui remplaçaient la mesure par l’image : mesurer ça fatigue,
regarder, ça détend. Malheureusement, PowerPoint faisait des émules et
Illustrator permettait de fabriquer à la chaine des iconocartes suscitant
d’autres catastrophes ; tel groupe se fiant à un mauvais dessin paru sur le Net
se faisait massacrer par des paysans révoltés. La carte était fausse,
braillaient les journalistes. Non. Elle était pas à la bonne échelle et pas
assez détaillée. Le Net affiche du 72 ppi quand les cartographes travaillent a
minima à 300 ppi. Le webmaster avait tenu son budget, voilà tout.
Les techniciens sont morts. J’imagine qu’il est facile de graver les partitions des
rappeurs. Pour la carto, rien n’a fondamentalement changé : un terrain, des
mesures et la représentation (re-présentation) du terrain. Sans oublier les
fondamentaux. Je me souviens d’une commande : un voyagiste me demandant
d’utiliser une image Spot pour créer une carte. Il hurle devant le devis : tout
est sur la photo, j’ai qu’à pomper. Ouais. Sauf que la Terre est ronde et la
carte est plate. Pour faire une carte, il faut « redresser » la photo,
recalculer tous les points et ce n’est ni magique, ni gratuit.
Le mec me regarde
méchamment : « Tu fais chier… Tu compliques tout »
Exact. C’est pour ça qu’on me
déteste.
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