jeudi 8 février 2024

DE CHARLES LE FRANC A EMMANUEL LE PICARD

 Charles portait l’échec.En 711, les musulmans avaient envahi l’ Europe ouvrant un nouveau front guerrier dont Roncevaux était la marque. Le vieux grand père Martel avait signalé Poitiers mais l’Hispanie restait prise qui attirait les chevaliers de toute l’Europe ; Rotrou du Perche venait de s’emparer de Tudela, la Normandie s’invitait dans la vallée de l’Ebre. Il n’y avait plus de roman national, tout était mêlé. Le XIIème siècle inventait la littérature qui faisait son nid en Aquitaine et terres du sud. Les Navarrais appelaient leur nouveau roi Thibaud « le grand chansonnier » ; il venait de Champagne d’où venait aussi le roi Arthur sous la plume de Chrétien de Troyes. Dans la même époque, Guillaume, duc d’Aquitaine, est également connu comme troubadour et grand père d’Aliénor. Champagne, Navarre et Aquitaine composent l’Europe de la chanson et de la poésie, mais aussi de la guerre car la chanson, de Roland à Guillaume d’Orange, chante d’abord les exploits guerriers. L’Europe se bâtissait à la pointe des glaives contre les envahisseurs musulmans. Il est vrai que la guerre des sentiments s’infiltrait dans les exploits chevaleresques quand Orable-Guibourc offre Orange à Guilllaume. Dès le début du XIIIème siècle, l’arrageois Jean Bodel classe les premières chansons de geste en trois catégories : la matière de Rome regroupe les textes inspirés de l’Antiquité ; la matière de Bretagne réunit les textes de la légende arthurienne dont on doit rappeler qu’ils sont rédigés en Champagne ; et la matière de France concerne les textes où apparait Charlemagne. On parle la langue d’oil à Arras, on ne doit pas s’étonner d’une classification aussi outrageusement septentrionale. Ce qui surprend, c’est la masse de médiévo-romanistes adoptant le classement de l’arrageois sans barguigner.On ne saurait s’étonner d’une matière gasconne regroupant les textes liés à la Reconquista, c’est-à-dire l’essentiel de la matière de France qu’il est permis de suspecter de partialité, tant elle vise à prouver la francité de Charles.

 

De Roncevaux à Orange, lutter contre l’Islam relevait du Midi ce qui était la réalité historique et géographique : Le Béarn n’est pas le Vermandois et Tarik n’avait pas franchi le Pas-de-Calais mais Gibraltar. Se créait une fracture intellectuelle entre midi et septentrion, le Sud s’appropriant la croisade. On le vit dès la Première Croisade qui attribuait la prise de Jérusalem à un petit seigneur belge de la vallée de la Semois quand les seigneurs aquitains savaient que Jérusalem avait été prise par Gaston de Béarn et ses machines de siège. Le Sud payait des mercenaires pour protéger le territoire quand le Nord communiquait car les musulmans menaçaient Orange, pas Amiens. La Troisième croisade fut bien pire qui vit la déroute de Philippe de France, qualifié d’Auguste par les chroniqueurs du Nord. Evitons l’anachronisme qui ferait du Capétien un clown burlesque, mais ce fut le sentiment général. Philippe ne fut Auguste qu’au prix de la destruction de la culture méridionale qu’il paracheva avec la croisade albigeoise, croisade dont il fut absent même si ses adversaires n’étaient pas de l’étoffe de Saladin. C’est une belle histoire, Philippe est l’homme d’une bataille, une seule, Bouvines, sur laquelle il a bâti sa légende, avec l’aide de ses communicants.

 

Philippe eut l’obsession de la France qu’il voulait résistante aux Plantagenêts ce qui le conduisit à en améliorer l’administration mais sa vision était géographiquement marquée, centrée sur les terres royales. Flandre, Artois, Normandie le préoccupent.La chance de son règne fut la mort de Richard  Cœur de Lion dont personne ne défendit les droits.

 

Philippe Auguste, le paysan matois

 

Philippe de France était un paysan obsédé par l’augmentation de son domaine et capable de déplacer les  bornes pour gagner quelques empans, il suffit de voir l’acharnement mis à conserver le Vexin normand. Quant à sa réputation de « chicheté », elle a traversé les siècles. Face à lui, Richard Plantagenet, guerrier flamboyant, fou de poésie, parfois sauvage au point de faire décapiter 3000 mahométans pour ne pas entraver ses déplacements, vassal de France pour la Normandie, le Maine, l’Anjou voire l’Aquitaine (même si c’est discutable) mais surtout roi d’Angleterre par droit de conquête.. Avec Richard, César revenait mettre en évidence la singularité de l’Aquitaine. On sait aujourd’hui, grâce aux travaux d’Anne Zink que le bassin de la Garonne était terre de primogéniture absolue : l’ainé hérite quel que soit son sexe. Les Gaulois respectaient les femmes mais peut être pas au point de leur permettre d’hériter de la maison. L’Aquitaine transmettait différemment et cela marque le fossé culturel entre Richard et Philippe, le premier étant roi d’Aquitaine du chef de sa mère quand le second fit de son existence le dépouillement des femmes successives de son père. Philippe fut le premier à créer un poste d’historien attaché à sa personne ce qui conforte son image par delà les siècles.

 

La mort de Richard ouvrait la voie à la destruction de la civilisation aquitaine. Les Capétiens mirent en place une colonisation de l’intérieur, où le mode de vie franc, septentrional, remplaçait le mode de vie méridional, ce dernier axé sur la vergogne et l’harmonie du groupe social. Sous le vocable « gascon », l’Aquitain conservait en ses mains le patrimoine de son peuple, patrimoine largement immatériel mais à la transmission assurée ; il suffit de regarder le vocabulaire gascon pour y déceler une antiquité qui ne pèse plus sur les épaules françaises ainsi qu’une romanité que les spécialistes battent en brèche depuis au moins deux siècles.Etre aquitain, ce n’est pas vraiment être français, c’est s’opposer au mode de vie des Francs que les Capétiens imposèrent au Midi.

 

Les règles du genre littéraire n’étaient peut être pas prioritaires au XIVème siècle, mais les règles de  transmission s’imposèrent vite, deux siècles plus tard Henri IV se saisissait de l’exemple d’Aliénor.La croisade albigeoise permit aux seigneurs du Nord de se saisir des fiefs ainsi que de leurs archives et des bibliothèques, la prise fut littéraire avant tout. Sans corpus littéraire une langue est condamnée à devenir patois, langue de vilains éloignés du pouvoir. L’absence de bases historiques ne peut qu’aggraver la situation. Les Capétiens ont fait porter à l’Aquitaine le poids du supposé péché d’Alienor, qui s’est contentée de défendre son bien. L’histoire d’Aliénor marque bien une différence culturelle que, curieusement, Duby n’a pas mise en évidence. Il aurait pu noter que les injures venaient toutes des rangs capétiens et s’interroger sur l’origine de cette haine.. Chroniqueurs et jongleurs étaient les roquets aboyeurs de leurs maîtres septentrionaux. On peut simplement supposer que  l’honorable professeur a été pris dans les rets du roman national après que le dimanche de Bouvines l’ait convaincu des bienfaits du bonheur de la capétophilie.

 

Beaucoup d‘historiens ont pris le parti des Capétiens contre « les Anglais » oubliant que les Plantagenets étaient d’origine  normande et tissant des liens anachroniques avec la guerre de Cent Ans. Capet se protégeait de l’armure de Jeanne d’Arc. L’affrontement Capétiens- Plantagenets était une guerre civile opposant deux familles culturellement différentes, la Nation n’avait rien à y voir. Les linguistes distinguent soigneusement l’anglo-normand des autres  langues d’oil, le Sud se séparait du Nord et la frontière devenait ténue. Aucun historien ne prend le risque de mettre en cause l’unité nationale, notion idéologique qui supporte les statues de Michelet et de Lavisse et se nourrit, tel un vampire, de l‘approximation historique.

 

L’homogénéité des terres  anglaises

 

Le domaine Plantagenet comprenait plusieurs entités Normandie, Maine, Anjou Poitou, Saintonge, Aquitaine, aux statuts politiques différents avec des relations différentes et des rapports, économiques,administratifs, fiscaux, différents. L’unité y était créé par le pouvoir exercé sans qu’on puisse parler de société féodale, Marc Bloch ayant limité cette dernière aux territoires compris entre Loire et Meuse, les pays de la Gaule Belgique identifiés par César, ce qui n’empêcha pas chroniqueurs et historiens d’appliquer à l’Aquitaine les concepts du Nord. Approximation….

 

Le lien entre les terres des Plantagenet existe et c’est l’océan. De l’embouchure de la Seine au fond du golfe de Biscaye, les terres de Richard Cœur de Lion étaient des terres atlantiques. On peut revenir à César : les Plantagenets occupaient le territoire des Venetes ce que personne n’a noté puisque personne n’a borné l’océan. Le golfe de Biscaye attend son Braudel. Ce n’est pas un détail : Adour, Garonne, Loire, Seine, les biens de l’Europe occidentale dépendaient de ces embouchures pour leur  commercialisation. La géographie explique le désir des Capétiens possesseurs des seules bouches du Rhin par leurs liens avec les Flamands. Encore n’y a-t-il aucune certitude, Bayonne entretient des liens avec les ports hanséatiques, liens encore mal connus même si l’on sait qu’au XIIIème siècle, un maire bayonnais s’appelle Van Oosterom. Il conviendrait également d’analyser  les rapports entre les communautés israélites, de la Baltique à la Biscaye, en rappelant que la Gascogne est zone drapière grâce à la Navarre.

 

Le XIIème siècle marque donc une cassure que symbolise la mort de Richard…..L’empire Plantagenet se fissure, personne, et surtout pas Jean sans terre, ne saisit plus le glaive du Conquérant. Les Plantagenets n’ont plus de chef, les vassaux prompts à la traitrise, tel le comte de Limoges, entament le ballet  des abandons. Philippe de France va profiter de la situation en jouant sur tous les tableaux, notamment juridique, il s’agit de détruire Jean qui est le point faible de la famille. La première proie sera la Normandie, Philippe protège son domaine. Puis au fil des années, la toile capétienne va capturer les terres atlantiques, la seconde colonisation est en cours : les terres latines vont connaitre le joug de la société franque, la colonisation est facilitée par la commune religion qui s’est mise en place sur les décombres de l’Empire d’Occident .Le pape tient d’une main ferme le réseau des eveques dont le pouvoir religieux se double d’un pouvoir politique auquel cèdent même les monarques, comme l’Empereur Henri à Canossa. Les cerveaux sont prisonniers, l’essentiel existe,  la société féodale gagne l’Aquitaine et la Lombardie et devient la règle de la chrétienté occidentale. Seules les règles de succession ne sont pas homogènes et permettent à la Navarre de tomber dans les  mains champenoises, les juristes sont aux commandes. C’est le plus souvent indice d’un bouleversement.

 

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