Il va avoir douze ans. L’âge des questions existentielles a
commencé. Etre papa devient bien difficile. On a, en face de soi, les médias et
leur cortège de stéréotypes, les profs engoncés dans leurs certitudes. Que
répondre ?
« —Papa, tu crois qu’il y aura la
guerre ?
—Pas sûr. Mais, statistiquement, plus il y a d’années de paix,
plus les risques de guerre augmentent.
—Qu’est ce que je dois faire ? Maman dit qu’on partira à
l’étranger.
—C’est pas gagné. Trouver le pays d’accueil, passer les
frontières, se réinstaller…
—Ouais, mais tu réponds pas… Qu’est ce que je dois faire ?
—Des études, mon chéri. Avec au bout, un beau diplôme qui te
permettra d’entrer dans l’armée.
—Dans l’armée ? t’es con, papa. Dans l’armée je vais
devoir faire la guerre. C’est pas le but.
—La guerre, mon chéri, est moins importante que ses effets. Or,
depuis près d‘un siècle, on sait que les effets de la guerre portent sur les
populations civiles. Quand il y a la guerre, il meurt plus de civils que de
militaires. En portant l’uniforme, tu te protèges.
—Ouais, mais les militaires se font tuer quand même. J’ai pas
envie.
—Regarde les statistiques, mon chéri. Ceux qui se font tuer, ce
sont les soldats, les hommes du rang ainsi que les sous-officiers. Autrefois,
on disait « la chair à canon ». Fais des études, on choisira les
filières. Et quand tu seras officier, puis, rapidement, officier supérieur, tu
échapperas au risque. »
Après, je dois expliquer. Les filières ? Ben oui. Tu
peux intégrer l’armée après Sciences Po. Devenir un spécialiste de l‘intendance
ou de la logistique. Tu peux faire de la géographie ou de la cartographie. Dans
tous les cas, ton risque est nul vu que ce n’est pas un risque opérationnel. Je
lui raconte. Moi, comme réserviste, j’étais à Taverny en cas de mobilisation.
Servir en guerre avec 30 mètres de béton sur la tête, c’est plutôt tranquillisant.
Il me regarde, bizarrement.
« —Et moi ?
—Quoi, toi ?
—J’aurais été où ?
—Ben, avec maman, dans Paris.
—Pas protégés ?
—Ben non, civils. Je t’ai expliqué. Civils, ça veut dire
victimes aujourd’hui. »
Il me regarde encore plus bizarrement. Je dois lui paraître
un poil égoïste. C’est pas totalement faux. Il faut lui expliquer que l’état de
guerre, c‘est un peu spécial. On n’est pas vraiment libre. Lui expliquer aussi
qu’un spécialiste, ça fonctionne pas pareil.
« —Mais papa, tu aurais pu tuer des gens.
—Non, mon chéri. Je n’aurais pas eu à choisir des cibles.
J’aurais eu à donner des informations au gradé qui choisit. C’est tout. Le
choix de la cible n’était pas de ma responsabilité, l’ordre d‘attaque ou de
tir, non plus.
—Mais, au bout, y’a des morts.
—Forcément. »
Là, ça devient compliqué. Il faut expliquer qu’un massacre
médiatisé n’est plus un massacre. Il y a tellement d’étapes. Même le mec qui appuie
sur le bouton est innocent. Et personne ne voie rien, ne constate rien. Chaque
geste est déconnecté du réel.
J’avais préparé des infos et des cartes dans les années 80.
Je ne savais absolument pas pourquoi. Le hasard a voulu que, dix ans après, je rencontre
un officier brillant et sympathique qui avait utilisé mes infos. Son boulot
était de guider des Jaguars en mission de bombardement. Les docs que j’avais
préparés étaient nickel. Sans cette rencontre fortuite, je n’aurais rien su. Evidemment
que, au bout de la chaine, il y avait de la viande froide. En étais je
responsable ? Depuis plus de vingt ans, je me pose la question. Et depuis plus
de vingt ans, je réponds par la négative.
Inutile de me parler des SS qui exécutaient des ordres sans
réfléchir. Oui, j’ai été un élément dans la chaine qui a conduit à des
massacres. Et oui, j’ai été un élément déterminant vu que j’avais bien fait mon
boulot. Après, je me suis construit un catalogue d‘excuses comme quoi je ne
savais pas, je n’avais aucun moyen de savoir. Et que, de toutes façons, comme
je n’avais pas vu les corps, ces massacres étaient de simples fantasmes, une
construction intellectuelle
Il a compris, je crois. Il est de la génération jeux vidéos.
Tant que t’as pas devant les yeux la viande froide, les mouches, l’odeur, les
odeurs, la mort n’existe pas. Ta responsabilité, non plus. La guerre médiatisée
n’est plus la guerre.
J’ai plus qu’à me renseigner. Faut que je lui trouve les
bonnes filières. Parce que la poudre et les balles du petit Grec hugolien, c'est plus de saison.
On en reparlera…
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