C’était un dîner. Le boss avait réuni, dans SON restaurant,
ses plus proches collaborateurs. En gros, y’avait deux groupes, deux
générations.
Les seniors, les vieux, ceux qui étaient entrés dans le
tourisme aux temps de Jacques Maillot, des premiers charters et de l’ouverture
du monde. Ceux là se croyaient encore en mission, pour faire connaître les
peuples et les pays, pour que le savoir circule (y compris avec l’affect) afin
de bâtir l’harmonie du monde. Ils ne voyaient pas que l’ensemble des relations
tissées depuis tant de temps avec leurs réceptifs étaient un bandeau sur leurs
yeux et que les copains des premiers jours étaient entrés dans la classe des
oppresseurs : un réceptif, dans le tourisme, est une sorte de maquereau
qui exploite ce qu’il n’a pas créé. C’est l’histoire du copain qui a démarré
avec une auberge pourave mais qui, avec le temps, a envoyé son fils étudier aux
States et arrive à changer sa Mercedes avec une belle régularité. L’avenir du
petit personnel attendra.
Les juniors, c’était autre chose. Sciencepotards ou force de
vente d’une université de second ordre, ils avaient choisi le voyage pour
profiter de tarifs avantageux et d’un accueil de VIP. La réalité des
destinations importait peu. Le voyage n’était pas lieu de savoir mais plaisir
de cadre secondaire. Ils n’avaient aucune conscience qu’ils faisaient un
travail de domestiques et que chaque interrogation sur la manière de prendre
plus sur un dossier passait par leur disponibilité et leur capacité à se
transformer en paillassons de luxe. Pour eux, préparer un voyage n’était pas un
partage avec leurs clients. Ils admettaient sans barguigner que leurs clients
avaient atteint le niveau où on ne partage pas. Surtout avec des fournisseurs.
Tout le monde avait la parole. Il y eut quelques frittages.
Entre les deux groupes, le boss relançait. Je l’observais. Il me faisait penser
à une petite tique se gavant des idées et des paroles des autres. Aux seniors,
il prenait l‘affect, la compassion, l’humanité, un poil d’écologie. Rien de
politique. Le spécialiste du Népal qui voulut parler de la guérilla maoïste se
fit rembarrer. Avec les juniors, il se gavait d’idées marketing et
communicantes. En fait, il faisait son marché en faisant semblant de créer une
cohésion d’entreprise.
Avant tout, la démarche montrait le manque de direction. Il
est vrai que nous étions en train de contempler l’effondrement d’une époque
dans le domaine du tourisme. Les
bases de données avaient pris le pouvoir. En matière de culture (et le voyage,
c’est culturel) les bases de données remplacent cette salope d‘oublieuse
mémoire. Nous aurions pu être à un carrefour, celui qui aurait remis l’homme au
centre du jeu. Je m’explique. Une demande de client : horaire d’avion,
chambre d’hôtel, guide touristique, peu importe.
La base de données va te recracher tout ce que tu y a mis.
Tout. Tu sers à quoi ? Mais à guider le choix du client. Immense pipeau.
Parce que les hôtels, tu les connais pas. La base de données te donne les liens
et tu découvres en même temps que le client. Vu que t’as plus d’adresses que le
concurrent, le client va croire que t’es meilleur ? C’est juste que ta
base de données est plus large.
Les seniors, imbus de leurs voyages, de leur savoir, de leur
expérience, n’ont pas vu venir le coup. Avec de bonnes bases de données, celles
qu’on leur a demandé de construire, n’importe quel débutant payé au smic peut
sortir à peu près le même projet qu’eux. Le même ? Non. Plus rentable vu
les salaires payés. Pour le reste, à peu près, et les sous-payés trouverons
bien des excuses à leur incompétence.
En fait, je me plantais. La tique absorbait les éléments lui
permettant de construire les outils informatiques qui entrainait
l’amaigrissement de la masse salariale. Mais, comme toujours, on regardait
grossir le parasite et on ne voyait pas le vrai danger, la maladie qu’elle
injectait. Pour les tiques, la maladie de Lyme. Pour la boite, la contraction
des salaires.
Au fur et à mesure de la mise en place des outils, on a vu
partir les seniors. Ils avaient construit les outils de leur inutilité. Même
moi. Sauf que moi, ma base de données, personne ne l’a reprise et elle est
morte, inutilisée. J’y avais juste glissé un piège. Pour la maintenir, il
fallait bosser. Beaucoup. Donc, personne ne voulait s’y coller. Une base de
données, c’est fait pour moins bosser, pas plus.
J’exagère. Pour virer les seniors, il a fallu plus que les
bases de données. Cabales et mensonges ont pris le relais. Mais le risque avait
été évacué puisque le savoir était entreposé dans les coffres de la boîte. Les
actionnaires étaient heureux, le cours de Bourse explosait, et même les clients
prenaient leur pied avec des voyages taillés pour leurs lacunes. Les mêmes
voyages que proposent les concurrents, à quelques détails près.
Lors d‘une dernière réunion, j’avais interrogé mes
collaborateurs qui se voulaient tous imbibés de culture américaine et croyaient
que Paul Auster est un écrivain. J’ai déplacé le curseur et je leur ai demandé
ce qu’ils conseilleraient sur la Californie du sud. Pas un, je dis bien pas un,
n’a cité Steinbeck, qu’il s’agisse du journal de la mer de Cortez ou de la
trilogie de Monterey. Et aucun ne connaissait le voyage avec Charley, merveille
publiée par les éditions Del Duca. Ajoutons qu’aucun ne connaissait les
éditions del Duca. Et Steinbeck ne figurait pas dans la base de données. Je
l’avais volontairement omis. N’oublions jamais que la meilleure base de données
d’un libraire et installée entre ses deux oreilles.
Je me dois de préciser que je n’avais pas engagé tous mes
collaborateurs. Mais leurs qualités devaient être réelles puisque certains sont
devenus chefs chez Auchan.
Quant au boss de
gauche, il expliquait ce soir à la télé comment il avait organisé un diner pour
soutenir financièrement Macron. Les spécialistes de la force de vente ont
gagné.
On en reparlera….
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