Hé bien, cinquante ans après, je suis allé manifester.
C’était à Bayonne et à l’initiative de la CGT. Y’avait du monde, le spiqueur en
bégayait de bonheur. Moi, planqué derrière ma clope j’observais.
Première remarque : manif de vieux. Certes, il y avait
quelques enfants, de ceux qui font les belles photos de manifs unitaires,
y’avait leurs parents trentenaires mais, dans l’ensemble, le manifestant de
base était retraité ou avoisinant. Je sais bien que ça va de pair avec une
tendance nationale et régressive mais il suffit au patronat d’attendre,
l’adversité disparaitra toute seule. Elle disparaîtra avant les problèmes ce
qui donnera l’impression qu’ils ont été réglés. On en a déjà parlé :
diviser pour régner marche bien, et surtout diviser jusqu’au dernier atome,
l’individu. La pub affirme que « seul je suis plus beau », la lutte
nous dit que « seul, je suis plus faible. » Inconsistant. Moquez vous
des soixante-huitards, quand le dernier disparaitra disparaitront aussi les cortèges
de manifestants.
Seconde remarque : le bilan de 68 est catastrophique.
Le mouvement politique s’est dilué dans une compassion qui va de pair avec les
chats de Facebook. Dans un mouvement politique, on attend d’abord les réponses
à la seule question politique qui vaille : comment répartir les gains de
la plus-value liée au Travail ? Tout le reste est littérature. Ce matin de
luttes à Bayonne, deux questions m’ont été posées : que pensais je de
l’accueil des migrants ? et que pensais je de la petite Navarraise qui a
servi de sex-toy à une bande d’Andalous ? En fait, c’était la même
question : que faire avec ceux qui quittent leur territoire ? Je n’ai
même pas essayé d’expliquer que la manif était partie de la gare et qu’il y
avait une lutte à soutenir. Ou pas. Et que cette lutte n’avait rien à voir avec
les questions posées.
La bande son était, à mes yeux, bien choisie. Che Guevara,
Bella Ciao, souvenir de l’antifascisme italien, La Cucaracha, hymne de la
révolution mexicaine de 1911, il n’y avait rien à dire quant à la légitimité
des choix révolutionnaires. C’est ma copine russe qui m’a mis la puce à
l’oreille en me demandant ce que la révolution avait à voir avec des rumbas.
C’était historiquement juste et politiquement discutable. Ma mémoire chante en
sourdine…Potemkine. Quand est arrivé Hegoak, je me suis demandé si cette
mélodie aurait entrainé les soldats de l’an II à l’assaut du moulin de Valmy.
Je n’ai pas eu à attendre bien longtemps. Lors du rassemblement final, sous les
fenêtres du Maire, la manifestation a entonné le Vino Griego, l’hymne de
l’équipe locale de rugby. J’avais connu la CGT de Séguy et Krasucki, j’étais
avec la CGT de Martinez dont le nom fleure bon la rumba, ce qui répondait à ma
copine.
On peut disserter à l’infini sur cet échec patent du
mouvement de 68. Il paraît que Régis Debray se pose aussi la question. Je crois
d‘abord qu’on était une bande de rigolos, plus aptes à jeter des mots que des
grenades ; les pavés, c’était entre les deux. En regardant passer le bus
électrique de l’agglo, j’ai furtivement pensé au bus à plateforme auquel Roger
et moi avions mis le feu rue des Saints Pères. Face à la foule des papys
encasquetés, ça pouvait passer pour un acte révolutionnaire. Nous étions tous
des Juifs allemands pour soutenir celui qui quarante ans plus tard serait le
copain de Bayrou.
Notre vice, c’était de changer la vie. Alors que la
politique, c’est avant tout donner la mort.
Ne hurle pas, camarade. C’est la base même de l’action
politique. Tiens ! tu te souviens ? Macron a pas déclaré sa candidature
que des centaines de « marcheurs » se précipitent à la recherche de
postes, surtout de députés.
Imagine une vraie opposition de mecs déterminés. Déterminés
à tuer. Pour les candidats à la députation, ils savent que, face aux postes et
aux dix mille euro par mois, il peut y avoir une bastos dans la nuque.
Franchement, tu crois qu’ils se précipiteraient pareil les sauveurs de la
République ? Même Emmanuel. Mieux protégé, le chef, mais pas invincible.
On a changé la vie. Aux marges. Je pensais à l’Espagne
aujourd’hui. Combien de manifestants pour lutter contre un pouvoir corrompu et
un système injuste ? Et combien pour protester contre un viol, certes
dommageable, mais pas essentiel ? Le résultat de 68, il est là, dans cet
oubli des valeurs de lutte pour la survie des plus faibles au profit de vagues compassionnelles
anecdotiques, parce que singulières.
Stephen Jay Gould était professeur à Harvard, l’un des pôles
du conservatisme américain. Dans son bureau, au mur, il y avait un drapeau
rouge, déchiré et un peu sanglant, le drapeau que portait son grand père lors d’une
manif du Premier Mai où il fut blessé par la police. J’ai le droit de choisir
mes anecdotes, non ?
On en reparlera…
tu es trop fort mon gat! ne change pas! merci pour tes proses et tes humeurs.
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