Jadis, aux temps de la géographie classique, la production
d’un pays était divisée en trois : le secteur primaire qui regroupait la
production de la nourriture (agriculture et activités connexes), le secteur
secondaire (en gros l’industrie), le secteur tertiaire (les services, i.e. les
domestiques). C’était pas mal, ça renvoyait aux trois ordres médiévaux, aux
trois ordres de l’époque classique et même aux trois fonctions de Dumézil. Pour
tout dire, un schéma épistémologique d’une quarantaine de siècles qui rendait
assez bien compte de l ‘ordre du monde et des sociétés humaines.
Arrivent les années 60 et l’irruption des gestionnaires (les
managers pour faire moderne). Aidés par leurs communicants grassement payés,
les managers arrivent à faire croire qu’ils sont les plus intelligents alors
que, dans les faits, ils sont d’une insondable sottise. Comme ils sont
incapables d’analyser une production divisée en trois catégories, ils décident
et nous font croire qu’il s’agit d’une seule et même catégorie : produire
des lapins c’est comme produire de l’acier. C’est vrai qu’in fine ce sont des
chiffres, quantités produites, CA généré. Et donc, il est loisible de
considérer les champs des agriculteurs beaucerons comme l’usine Renault de
Flins. Puis comme les champs des agriculteurs de Basse-Navarre. De glissement
en glissement, d’approximation en approximation, de fausse équivalence en
fausse équivalence, on finit par gommer les limites du réel, on finit même par
oublier le réel. Les chiffres deviennent le réel.
J’ai un souvenir précis. Il est sérieux, grave même.
« Ça ne va pas. Vos chiffres
sont épouvantables. Vous avez trop de stock. Le double du ratio de la
profession. Vous devez solder, déstocker. »
Non. J’ai le stock qu’il faut. Le
stock qui me permet de répondre à mes clients. De les satisfaire vu que le
commerce, c’est satisfaire ses clients. Quand je manque de Guide du Routard,
Hachette me livre en trois jours et donc j’ai trois jours de stock. Quand le
manque de cartes de Colombie, l’Institut Géographique Agustin Coddazi me livre
en trois mois. Et donc j’ai trois mois de stock. C’est pareil.
Il essuie ses lunettes. C’est mon
comptable, mais le meuble importe peu. Tous les ans, on a la même discussion.
Il me fait chier.
« Non ce n’est pas pareil ?
Moi, j’ai un plan comptable à suivre. »
Ben moi, j’ai des clients à satisfaire. Ne serait ce que pour payer
vos honoraires. Faites comme tous les ans. Démerdez vous. Provisionnez. Je
crois qu’il va pleurer.
« Mais je suis au maximum
légal. »
J’emmerde le CGI. Mes clients
d’abord. Et puis, c’est quoi le ratio de la profession ? La moyenne entre
moi et la Maison de la Presse de Salies de Béarn ? Et pourquoi faut il un
ratio ? Pour comparer. Mais, je suis incomparable. Comme tous les
libraires. Comme mon copain Jean-Marie, au bout de la rue, l’un des libraires
favoris de Mitterrand. Il est dans le ratio ? A force de nous vouloir tous
pareils, on a fini par disparaître. Amazonés. Comme les épiciers. Y’a que les
boulangers qui survivent grâce à la surgélation.
Soyons sérieux. Je parle d’un
temps sans informatique. Un temps où tous les commerçants connaissaient leurs
clients, où on notait les commandes sur un vieux bout de papier. Un temps où le
facteur apportait les colis de livres dans de vieux sacs de toile rapiécée
appelés « Colis spécial de librairie » ce qui permettait d’envoyer
des bouquins au Pérou moins cher que dans le Var. Cherchez pas, ça n’existe
plus. Je vous parle d’un temps ancien mais où les services publics
fonctionnaient. Les gestionnaires ont tellement progressé que ce n’est plus
possible.
Mais tout va mieux….Car tout a été
simplifié. Les brillants gestionnaires ne peuvent briller que si c’est simple.
Tiens, la retraite… Il faut simplifier. On a géré pendant quelques décennies 50
systèmes de retraite, sans informatique et sans bases de données. Moi, je
pensais naïvement que, grâce aux nouveaux outils, on allait pouvoir affiner les
régimes de retraite, avoir deux ou trois régimes SNCF, par exemple. Je pensais
naïvement que nos brillants gestionnaires allaient se diriger vers
l’idéal : un système de retraite par Français. Tu parles !
L’ENA, à force de simplifier, a
pourri ce pays. Les trois ordres ont fini par céder :les salades valent
comme les TGV. Il n’y a plus qu’un ordre : l’ordre marchand et nous avons
élu le prince du libre-échange. Il va finir par nous achever.
Quand je pense que cet ordre
s’appuie sur la pensée d’un de mes compatriotes. Ben oui, Frédéric Bastiat
était de Bayonne. Le mec, il a théorisé le libre échange parce qu’il en avait
marre de devoir payer l’octroi sur les légumes de son jardin de
Saint-Martin-de-Seignanx. Ouais. Un vrai énarque avant l’heure. Tu commences
par réfléchir sur les patates, tu finis par ouvrir le rail à la concurrence.
Elle est pas belle, la vie ?
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