Il n’y a pas de littérature de voyages. Il peut y avoir des
récits, des rédactions, pas une esthétique. Sauf dans un cas.
Il n’y a pas de littérature de voyages car la littérature,
ce n’est pas un sujet, c’est une forme, ce qu’on appelle, pour simplifier, le
style. L’important est de savoir, de comprendre comment c’est écrit. Tout livre
est d’abord le vecteur d’une écriture, c’est à dire d’une mise en forme. A cet
égard, Exercices de style est l’un
des meilleurs livres contemporains. Or le voyage a suscité cette forme ultime
de la littérature qu’est le guide touristique. Le guide est sorti de l’aporie
du contenu en l’affichant. C’est son titre. Dès la couverture, on est
fixé : on sait de quoi ça parle. Ce que cherche le voyageur, c’est comment
ça en parle. Il est à noter que le guide touristique suscite de très
nombreuses réactions stylistiques : « J’aime pas le ton, le style,
comment c’est écrit », bien plus que le dernier ou le prochain Goncourt.
Dans une librairie de voyages, on parle essentiellement de stylistique, c’est à
dire de littérature. On ne peut pas en dire autant de toutes les librairies.
C’est simple à comprendre. Soit un contenu commun et des
formes multiples. Un Louvre dans son unicité et les formes du Louvre Un Louvre,
un Orsay, un Galliera, un Cernuschi, un Guimet et nul raton laveur. Déclinés,
délavés, désossés, décrits. Tous là. Une ville, trois villes, un pays. …
Un livre, deux livres, cinq, dix…et tous ont le même
contenu. L’imaginiez vous ? La même histoire racontée par tous., tous axés
sur la forme : dire le même mais différemment. Dix versions de Madame Bovary, c’est impossible (Exercices de style, encore) Dix versions
du Louvre, dix versions de la Joconde, c’est possible. D’ailleurs ça existe
Le guide touristique est la plus haute forme de la
littérature car c’est la seule écriture sans contenu. Ici, seuls comptent le
regard et l’écriture. Prenons l’exemple le plus proche : Paris. Un énorme
système de signes enchevêtrés.
Dix, vingt rédacteurs ou vingt équipes rédactionnelles : le morceau
est gros. Chacune va sélectionner avec soin les signes qu’elle juge pertinents.
On aura les passages obligés (Louvre, Tour Eiffel, Sacré-Cœur, Notre-Dame) mais
ensuite ? Et même les passages obligés, que va t-on y sélectionner ?
Au Louvre, la Joconde, bien entendu. Mais ensuite ?
Ecrire un guide touristique, c’est bâtir une sémiotique et
en adapter l’expression au lecteur présumé. On revient à Stendhal qui écrivait
« To the happy few », on revient à une expression proprement
littéraire.
D’ailleurs, le guide touristique est un exercice tellement
littéraire, au sens le plus formel du terme que, depuis vingt ans, l’image
l’envahit car elle est une immense simplification. Un immense appauvrissement
aussi. L’image, le plus souvent petite, multiplie les signes sélectionnés,
évite d’avoir à les décrire, mais aussi de les mettre en perspective. On parle
moins de plus de choses. L’image, dans un guide touristique, a perdu son statut
deictique (illustrer un propos) pour acquérir un statut apodéictique (remplacer
un propos) Il y a banalisation du style qui perd toute pertinence. Banalisation
qu’il convient de rapprocher des brochures touristiques car, bien entendu, les
images sont les mêmes (le Taj Mahal, la Tour Eiffel…)
Rares sont les guides qui échappent au reproche et le Guide
du Routard est peut être le seul. Tout d’abord parce qu’il est le seul à garder
dans son idéologie le substrat étymologique du guide. Par définition, le guide
est appelé à montrer ce que l’on ne verrait pas sans lui. La sémiotique du Routard
est simple qui ajoute aux signes obligatoires des signes inconnus. Aux sites
que tout le monde connaît et veut voir, le Routard ajoute des lieux que lui
seul connaît (ou semble connaître) et que personne, sauf lui, ne désigne au
voyageur. Ce faisant, il met en scène la différence et permet au voyageur de
faire un voyage autre. S’il y a un style Routard, il n’est pas dans le lexique,
mais dans la conception sémiologique du voyage. Pour simplifier, que le Routard
écrive « resto » ou « restaurant » importe peu. Mais qu’il
arrive à signaler, à l’autre bout du monde, que « le patron parle
français » vient signifier la pertinence et le décalage de son discours.
Objectivement, dans un restaurant, les compétences linguistiques du patron
importent moins que la performance gastronomique du cuisinier. Sauf s’il s’agit
de marquer une différence qui, dans ce cas précis, viendra signifier une
certaine complicité et un confort supplémentaire. Le style du Routard naît
d’une rigoureuse structuration sémiotique.
Bien entendu, rien de tout ceci n’est innocent. Peu importe
pourquoi on va ailleurs. Les raisons ne sont d’ailleurs pas innombrables. On
voyage parce que c’est économique : une semaine en Tunisie peut coûter
moins cher que dans la Creuse. On voyage parce que c’est dans l’air du temps.
Il peut arriver que l’on voyage par goût du voyage, tout simplement. Les autres
raisons ne sont qu’habillage.
Il n’est pas nécessaire de voyager pour apprendre. Deux
exemples suffisent : dans les années 50, Rolf Stein, professeur au Collège
de France, était considéré comme l’un des meilleurs spécialistes du Tibet au
niveau mondial : il n’y avait jamais mis les pieds. Quant à Elisée Reclus,
maître incontesté de la géographie, sa Géographie Universelle a
longtemps fait autorité et sa description de la Chine est une merveille. A
l’exception d’un voyage en Colombie avec son frère, Reclus n’a jamais quitté la
France. Personne ne peut sérieusement prétendre qu’il importe de voir pour
savoir : à ce compte, on ne pourrait faire confiance à un historien dont
l’objet d’études est, par nature, invisible.
On part en voyage escorté d’une armée de stéréotypes. Le jeu
devrait être de les débusquer, de les interroger, de s’interroger. De savoir
pourquoi l’Islam est folklorique à Marrakech et pas à Hénin-Liétard. Plus
précisément, pourquoi une femme voilée est un élément du paysage dans un cas,
une interrogation politique dans l’autre. Ou à l’inverse, pourquoi la vue d’un
bâtiment qui fleure bon la Troisième République ne nous choque pas dans un pays
africain tandis qu’une mosquée heurte nos sens en Aquitaine ?
Ce que je préfère à Marrakech, ce n’est pas la Koutoubia. Ce
sont les plaques d’égout de la Medina qui arborent fièrement le nom et le sigle
des Fonderies de Pont-à-Mousson. Ces plaques me disent Lyautey, une tentative
de coloniser différemment, un pan d’histoire que je peux retrouver aussi, par
exemple, dans les Jardins Majorelle. Elles ont plus à me dire qu’une mosquée
car, après tout, ici, la mosquée est à sa place, elle n’est porteuse d’aucun
sens : une mosquée à Marrakech n’est pas plus étonnante qu’une cathédrale
à Chartres. Mais qu’on trouve les productions de Pont-à-Mousson dans les deux
villes n’est pas innocent.
Le stéréotype n’est jamais un signe pertinent car il est ce
que tout le monde partage, c’est à dire le plus petit dénominateur commun du
savoir. Il forme la base du Dictionnaire
des Idées Reçues, cette admirable clôture de l’admirable Bouvard et Pécuchet. La vision
flaubertienne du ridicule était pourtant bien mince car, en son temps, le
stéréotype était véhiculé seulement par le livre et ne se diffusait donc que
dans les couches de la société capables de lire et de se procurer des livres.
Bouvard et Pécuchet sont des copistes, mais des copistes de l’écrit. Leurs
tentatives de maîtriser, l’une après l’autre, les sciences et techniques
dessinent le projet encyclopédique de Flaubert qui vient poser un miroir devant
l’œuvre de Larousse, son contemporain, mais pour s’en moquer. D’ailleurs, la
base du savoir de Bouvard et Pécuchet, c’est l’œuvre de Roret, le travail
d’éditeur de Migne, autres tentatives encyclopédiques contemporaines de
Flaubert. Bouvard et Pécuchet tentent tout, ratent tout et se lassent et leurs
ratages viennent de la simplification du discours induite par ce qu’on appellerait
aujourd’hui la littérature de vulgarisation qui procède par stéréotype dans la
mesure où le stéréotype est le seul discours qu’on puisse tenir à qui ne sait
pas et à qui ne veut pas apprendre.
Ainsi envahi, le « livre de voyage », guide ou
récit, ne peut plus que refléter un discours endoxal, un discours politiquement
correct, un discours qui respecte l’opinion commune que les Grecs appelaient doxa. Il attire tellement l’attention sur ce
que l’on connaît déjà qu’il empêche un regard autre sur des signes plus
discrets mais souvent plus pertinents.
J’ai eu la chance de devoir expliquer à des voyageurs un
pays complexe. J’ai surtout eu la chance de devoir l’expliquer en commençant
par le commencement, l’Espagne non espagnole. Au nord-ouest de la Péninsule se
trouve l’Espagne Verte. C’est de là, de cet arc de cercle qui va de l’Aragon à
la Galice que s’est construite l’Espagne. On n’y trouve pas de flamenco, peu de
traces musulmanes et pratiquement pas de toros (sauf en Navarre), on n’y mange
pas de paella et on n’y boit pas de sangria. La partie la plus espagnole, ce
sont les Asturies où l’on joue de la cornemuse et pas de la guitare et où on
boit du cidre, pas du vin. Les Asturiens ont un dicton : « Asturias
es España, lo demas tierras conquistadas », l’Asturie c’est l’Espagne, le
reste ce sont des colonies. La vérité historique est là : les Asturies
sont la seule partie de l’Espagne où les Musulmans n’ont jamais mis les pieds
et c’est de là qu’est partie la Reconquête. Les Asturiens ont raison, ils ont
colonisé l’Espagne et même la monarchie actuelle le reconnaît qui donne au
prince héritier le titre de Prince des Asturies. La vallée de Liebana, à la
limite des Asturies et de la Cantabrie, abrite le Monastère de Santo Toribio où
le moine Beatus rédigea et enlumina un Commentaire
de l’Apocalypse qui reste l’un des plus beaux manuscrits du Haut Moyen-Age.
Beatus est également connu des théologiens pour avoir été l’un des plus ardents
adversaires du mouvement adoptianiste. Les adoptianistes étaient Chrétiens et
ils professaient que le Christ n’était pas Dieu, mais adopté de Dieu. Ils
refusaient donc la Sainte Trinité ce qui était loin d’être innocent car ils se
rapprochaient dangereusement des Musulmans et de leur conception unitaire de
Dieu. Le triomphe de l’adoptianisme aurait vraisemblablement tué dans l’œuf la
Reconquista. Théologie et politique avaient partie liée et le destin de
l’Espagne s’est joué dans ces quelques vallées autour des Pics d’Europe.
On ne peut pas comprendre l’Espagne méridionale si on la
coupe du nord. C’est au nord que s’est forgé un christianisme intransigeant, un
christianisme de guerre appuyé sur quelques sanctuaires-clefs (Santiago,
Covadonga, Santo Toribio) et une série d’abbayes cisterciennes. C’est ce
christianisme de combat qui s’est exprimé pendant la guerre civile, pendant le
franquisme et encore aujourd’hui. La chaîne est ininterrompue entre Beatus
l’Asturien, Franco le Galicien, Ignace le Navarrais et Jose Maria Escriva
l’Aragonais, fondateur de l’Opus Dei. Il y a même quelques personnages moins
connus comme Rodrigo Jimenez de Rada, archevêque de Tolède au XIIIème siècle,
l’un des artisans de la bataille de Las Navas de Tolosa en 1212. La bataille a
été gagnée par Sanche le Fort, roi de Navarre, dont les Rada étaient les hommes-liges.
L’archevêque castillan était un Navarrais et sa forteresse domine les Bardenas.
Et c’est encore un Navarrais, Ramon de Fitero, qui fonde l’ordre des
moines-chevaliers de Calatrava pour protéger les accès de Tolède. Les
processions de pénitents andalous prennent racine dans le christianisme de
Leyre et de San Millan.
On peut même aller plus loin : Ignace de Loyola
découvre Dieu après avoir été blessé lors du siège de Pampelune que les
Castillans veulent prendre aux grands-parents d’Henri IV, cette famille
d’Albret qui implante subrepticement l’Eglise réformée dans le sud de la
France. Dès lors, il est tentant de penser que si Ignace a mis en place une
machine de guerre contre les Réformés, ce n’est pas seulement pour avoir été
blessé mais parce qu’il était en première ligne pour apprécier le danger que la
religion nouvelle faisait courir à l’Espagne. Le baroque de la Contre-Réforme,
omniprésent dans tout le monde hispanique, est également né sur les terres du
nord.
Visiter l’Espagne en voulant ignorer cette dualité, c’est
ouvrir un boulevard au stéréotype, prendre le risque de ne rien voir d’autre
que ce qu’on a déjà vu et de continuer à enfoncer des portes ouvertes. Lo
demas, tierras conquistadas….. Mais, comme le stéréotype est confortable !
C’est la chaise longue du voyageur. Et de l’agent de voyages.
Toutes ces découvertes, Gloaguen, avec la complicité de
Pierre Josse, m’a laissé les exprimer. J’ai pu, l’espace d’un instant,
dynamiter le stéréotype, prendre place aux côtés de Flaubert et rire de Bouvard
et Pécuchet. Faire de la littérature. Convoquer Barthes à la table du Routard.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire