J’ai longtemps eu un gout profond pour le flamenco ce qui
m’a entraîné à fréquenter des gens fréquentables et des lieux qui l’étaient
moins, avec ceci d’amusant que les premiers hantaient les seconds.
Et puis, la vie se déroule, on quitte les territoires où
s’épanouit le chant profond (d’où on déduit assez vte qu’il y a des terres
flamencas et d’autres pas), le tout avec quelques regrets et des sursauts
comparables à ceux d’un mourant. Au point de se trouver un ami d’enfance
rencontré à cinquante ans à l’ombre de la gare de l’Est et de décider, entre
deux finos de le choisir comme professeur de flamenco. Jusqu’u jour où l’on
entend cette phrase profonde : « Ramon, dans le flamenco, c’est la
femme qui séduit l’homme. L’homme n’a rien à faire et c’est là que tu es très
bon » On est restés longtemps en bons termes, à partager quelques douceurs
à base de cochon et de jus de la vigne que je rapportais du sud. On partageait
le même goût pour les vins de barbadillo, mais pour un natif de Sanlucar de
Barrameda, c’est normal.
Et donc, quand on m’a proposé de renouer les fils de mon
passé en allant voir un spectacle contemporain, j‘ai acquiescé des deux pieds
malgré quelques réticences. Je savais que je serai loin des tablao que
j’aimais, pas trop grands, bien sombres, bien enfumés où flottent les subtiles
odeurs mêlées de la sueur, du tabac des puros, du patchouli indispensable aux
danses de séduction, de la gomina qui tient le cheveu mâle en ordre parfait, de
la manzanilla qui s’évapore et du cajarillo qui refroidit sur un coin de table.
Ça, je le savais. Mais je ne savais pas tout.
Le flamenco a été vérolé par le syndrome Jack Lang. C’est
une maladie ancienne mais amenée à son pinacle par l‘individu sus-nommé lequel,
ne pouvant décréter l’égalité entre les hommes a décidé de décréter l’égalité
entre les actes culturels. En vertu de quoi, un tag sur un train de banlieue
vaut le plafond de la Sixtine. Et un frappeur de djembé rejoint Haydn au
paradis des musiciens. Manière de valoriser les amateurs tellement plus nombreux
que les autres. Quand tu cherches l’élection, tout est bon à prendre.
La manière la plus simple de procéder est de débarbouiller
l’impétrant de ses codes anciens pour le déguiser avec des codes plus larges.
En plus clair, de faire disparaître les vieux stéréotypes et de les remplacer
par des nouveaux. Les vieux stéréotypes correspondent souvent à un savoir daté
et localisé, les nouveaux n’expriment qu’un état du savoir, actuel, c’est à
dire mondialisé. Dans le cas qui nous occupe, on dégage les jupes à volants,
les bustiers serrés et parfois trop serrés, les chignons bien huilés et les
fleurs à l’oreille, même celles en plastique. Tout ceci qui sentait
l’Andalousie de Bizet et Pierre Louys disparaît.
En lieu et place, une femme en justaucorps noir sur une
scène mal éclairée, le noir étant, pour tous les imbéciles, le parangon du
« chic ». Ce qui permet aux journalistes culturels de s’épancher sur
le « dépouillement d’un flamenco revisité ». Le justaucorps, c’est
moderne, ça a remplacé le tutu avec Béjart et Prelocaj, ça peut bien remplacer
la robe à volants qui sent furieusement le Rocio. Ben non, le mouvement n’est
pas le même. On perd le coup de reins qui envoyait la robe en girandole autour
des hanches, les mains ont du mal à se placer et ne viennent plus attraper
l’ourlet pour dévoiler la cheville, le tissus ne vient plus accentuer la
position de la cuisse, les détails sont innombrables qui font qu’une femme en
robe n’est pas une femme en justaucorps. Et, par voie de conséquence, que la
monstration du corps qui est l’essence de la danse ne sera pas identique.
S’étant débarrassé de tous ces détails, il ne reste plus à
la danseuse que le rythme de ses pieds et le claquement de ses talons.
D’emblée, j’ai eu le souvenir de Natcho Duarte traversant de la sorte une scène
madrilène voici vingt ou trente ans. J’avais songé à un numéro de claquettes
sans Oncle Tom. La taconeada, c’est bien pour rythmer une danse, pas pour la
remplacer. Je n’ai pas eu longtemps à attendre, l’Oncle Tom s’est invité sous
forme d’un saxophone qui ne devait rien à Coltrane, ni au Byrd.
J’ai appris ensuite, de quelques copains plus modernes que
moi, que j’avais une conception paléolithique du flamenco et que j’avais
assisté à l’emblématique spectacle d’une reine du « nouveau flamenco »
à laquelle nous devions aussi les textes pseudo-poétiques qui emballaient la
chose. J’en veux à l’organisateur de ne pas avoir précisé l’adjectif, le vieux
misonéiste que je suis se serait méfié. Je suis allé voir Wikipedia qui fait
remonter le nouveau flamenco à Paco de Lucia. J’ai ainsi appris que le nouveau
flamenco était « une musique universelle et fédératrice et non plus
uniquement réservé à un public initié ». Et puis le nouveau flamenco
« s’est définitivement séparé du flamenco virtuose. Ça, je m’en étais un
peu aperçu.
Et donc le nouveau flamenco, c’est à la portée de tout un
chacun, même des bergers peuls puisqu’on peut y adjoindre de la kora. Le must
restant l’approche originale que nous devons (devons ?) à l’apport du hip
hop. Bref, le nouveau flamenco est aussi espagnol que l’auberge, on peut y
coller de tout dès lors que ça élargit le marché et balance dans un cul de
basse-fosse cette horreur des temps nouveaux : l’initié. Moi, je me sens
pas initié. Y’a des trucs que je sais, d’autres qui restent à apprendre. Il me
faudra encore du temps mais pour ça, j’ai mes copains, surtout gitans. Eux, ils
sont comme moi. Pas toujours fringués tip-top, parfois embrumés de vins du
Calife, le geste tranquille de Curro Romero templant un toro de Domecq. Pas présentables
pour tout dire. Voleurs de poules. Ceux qui disent ça sont les salopiots
« tendance » qui n’ont aucune poule à voler, mais pour se rassurer,
ils ont volé le flamenco à mes copains, au cas où….Par anticipation.
Alors, entre non-initiés, on commentera jusqu’au bout de la
nuit, telle figure de La Truca, en laissant l’oncle Cayetano grommeler que, de
son temps....Je me sentirai moderne, alors. Pas nouveau, faut pas exagérer…Seulement
moderne. C’est bien assez d’être du siècle de Jack Lang, on peut pas rêver d’être
post-langien. Objectif impossible.
On en reparlera….
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