mardi 9 juin 2020

TRAHISON ET RACISME

On est en 2015. Je viens de publier un livre sur un général napoléonien. Jean Tulard qui est LE spécialiste français de Napoléon m’a accablé de compliments. Ça brosse l’ego.

C’est vrai que je suis fier. Le général en question est l’ancêtre direct de mes enfants. Au départ, il est cordonnier. Martiniquais (Pierrotin, pour être précis), il a eu une carrière exceptionnelle. J’ai tout vérifié à Vincennes. Les avancements, les batailles, les blessures. Faisons court. De batailles en prisons, le cordonnier pierrotin a été nommé général par Napoléon lui même sur demande de Murat pendant la campagne de Russie. C’est pas rien quand même ! Je rappelle que mon cordonnier était né d’une famille d’esclaves, il était « libre de couleur », soumis au Code noir. Nègre pour le dire simplement avec le vocabulaire du temps. Même qu’avec son copain Louis Delgrès, il a proclamé l’abolition de l’esclavage à Pointe-a-Pitre en décembre 1792. Ça a pas duré longtemps. Il a fallu recommencer plu tard.

Il y avait une légende familiale mais après avoir bossé j’offre à mes enfants un aïeul exceptionnel, un mec dont ils peuvent être vraiment fiers, le seul général noir de l’Empire, les autres, Dumas, Changatte, avaient été nommés par la Révolution. Avec le temps, je suis devenu copain avec Joseph Serrant. Grâce a lui, mes enfants sont afro-descendants ce que la légende familiale avait un peu oublié.

A l’époque je bosse à la télé, une télé antillaise. Je m’entends bien avec Jeff, mon boss, nous partageons des galères. J’ai parlé à Jeff de mon nègre. J’ai envie de faire un scénario et Jeff fonce. Il se démerde pour que j’ai un rendez-vous avec un gros producteur martiniquais de la télé nationale. Rendez-vous dans ses bureaux, Jeff veut être certain qu’on bosse en équipe. Il va jusqu'à nous faire le café.

Je raconte l’histoire. Je fais court, c’est un producteur, pas l’effrayer avec trop de figurants, trop de batailles. Pour la campagne de Russie, j’insiste sur Eugène de Beauharnais, c’est un compatriote.

Quand j’ai fini, le producteur gouvernemental me regarde, apitoyé. « Je ne peux pas financer un film sur un traitre ». Un traitre !! Traitre à qui ? Près de quarante ans de guerres, une collection de blessures qui aurait du le tuer, un mec apprécié par Murat, reconnu par Napoléon, aimé par Molitor et par Eugène. Elle est où la trahison ? Je m’énerve. Jeff va faire un café de plus, il veut me calmer.

« Il a trahi sa race ».  Blouf ! Le producteur développe. Napoléon était esclavagiste, tout le monde sait ça. Mon général avait oublié son copain Delgrès, bla-bli, bla-blo…..

Je suis espanté. Je pouvais tout attendre mais pas « traitre ». J’étais fier d’avoir rendu aux Antilles un grand soldat oublié. Chez ACI, le racisme est inexistant. Je bosse avec Jeff, Philippe, Loulou, Jean-Claude, sans que le sujet n’ait seulement  été évoqué.

A force, on se coupe. A force d’être ordinaire, on se coupe des anormaux. Alors quand ils débarquent dans ton quotidien, forcément, ça surprend. Dans notre écosystème, le producteur gouvernemental introduisait le racisme qui en était absent.

Pour nous, « traitre » c’était traitre à la Nation. Parfois à sa femme, mais c’était moins grave. Pour être traitre à sa race, il faut avoir la « race » dans son logiciel. Je comprends aujourd’hui que le vrai raciste est le producteur qui se prétend antiraciste parce que lui ne fonctionnait que sur la race. Et il voulait la glisser entre nous comme un coin mortifère.

Il n’y a pas de négres aux Antilles, depuis, au moins, la Révolution. Il n’y a pas non plus de Noirs, ni de coloured, ou de je ne sais quoi. Juste des Antillais.
Un traitement différent installe le racisme et dire « j’aime les Noirs » est aussi raciste que « Je n’aime pas… » parce que ça met en avant la couleur. Même positive la discrimination reste une discrimination.

C’est pour ça que j’aimé Joseph Serrant. Il s’est saisi de la Révolution comme d’une arme. Avec les droits de l’homme, il  effacé sa couleur, il a gommé sa modeste origine. Ce n’est pas allé sans mal : il a aussi abandonné le créole car le français est la langue de la République. Caractéristique du traitre ? Militaire, il fut jacobin. Est ce une traitrise ? Il a passé sa vie à se battre pour la Nation.

Je sais, ça sonne désuet de nos jours. Mais il faut choisir ses mots. Et traitre ne convient pas.


Pas plus que « vendu ». En traitant un policier noir de vendu, on le renvoie à sa couleur de peau. On agit comme un raciste

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