On est en 2015. Je viens de publier un livre sur un général
napoléonien. Jean Tulard qui est LE spécialiste français de Napoléon m’a
accablé de compliments. Ça brosse l’ego.
C’est vrai que je suis fier. Le général en question est
l’ancêtre direct de mes enfants. Au départ, il est cordonnier. Martiniquais
(Pierrotin, pour être précis), il a eu une carrière exceptionnelle. J’ai tout
vérifié à Vincennes. Les avancements, les batailles, les blessures. Faisons
court. De batailles en prisons, le cordonnier pierrotin a été nommé général par
Napoléon lui même sur demande de Murat pendant la campagne de Russie. C’est pas
rien quand même ! Je rappelle que mon cordonnier était né d’une famille
d’esclaves, il était « libre de couleur », soumis au Code noir. Nègre
pour le dire simplement avec le vocabulaire du temps. Même qu’avec son copain
Louis Delgrès, il a proclamé l’abolition de l’esclavage à Pointe-a-Pitre en
décembre 1792. Ça a pas duré longtemps. Il a fallu recommencer plu tard.
Il y avait une légende familiale mais après avoir bossé
j’offre à mes enfants un aïeul exceptionnel, un mec dont ils peuvent être
vraiment fiers, le seul général noir de l’Empire, les autres, Dumas, Changatte,
avaient été nommés par la Révolution. Avec le temps, je suis devenu copain avec
Joseph Serrant. Grâce a lui, mes enfants sont afro-descendants ce que la
légende familiale avait un peu oublié.
A l’époque je bosse à la télé, une télé antillaise. Je
m’entends bien avec Jeff, mon boss, nous partageons des galères. J’ai parlé à
Jeff de mon nègre. J’ai envie de faire un scénario et Jeff fonce. Il se démerde
pour que j’ai un rendez-vous avec un gros producteur martiniquais de la télé
nationale. Rendez-vous dans ses bureaux, Jeff veut être certain qu’on bosse en
équipe. Il va jusqu'à nous faire le café.
Je raconte l’histoire. Je fais court, c’est un producteur,
pas l’effrayer avec trop de figurants, trop de batailles. Pour la campagne de
Russie, j’insiste sur Eugène de Beauharnais, c’est un compatriote.
Quand j’ai fini, le producteur gouvernemental me regarde,
apitoyé. « Je ne peux pas financer un film sur un traitre ». Un
traitre !! Traitre à qui ? Près de quarante ans de guerres, une
collection de blessures qui aurait du le tuer, un mec apprécié par Murat,
reconnu par Napoléon, aimé par Molitor et par Eugène. Elle est où la
trahison ? Je m’énerve. Jeff va faire un café de plus, il veut me calmer.
« Il a trahi sa race ». Blouf ! Le producteur développe. Napoléon était
esclavagiste, tout le monde sait ça. Mon général avait oublié son copain
Delgrès, bla-bli, bla-blo…..
Je suis espanté. Je pouvais tout attendre mais pas
« traitre ». J’étais fier d’avoir rendu aux Antilles un grand soldat
oublié. Chez ACI, le racisme est inexistant. Je bosse avec Jeff, Philippe,
Loulou, Jean-Claude, sans que le sujet n’ait seulement été évoqué.
A force, on se coupe. A force d’être ordinaire, on se coupe
des anormaux. Alors quand ils débarquent dans ton quotidien, forcément, ça
surprend. Dans notre écosystème, le producteur gouvernemental introduisait le
racisme qui en était absent.
Pour nous, « traitre » c’était traitre à la
Nation. Parfois à sa femme, mais c’était moins grave. Pour être traitre à sa
race, il faut avoir la « race » dans son logiciel. Je comprends
aujourd’hui que le vrai raciste est le producteur qui se prétend antiraciste
parce que lui ne fonctionnait que sur la race. Et il voulait la glisser entre
nous comme un coin mortifère.
Il n’y a pas de négres aux Antilles, depuis, au moins, la
Révolution. Il n’y a pas non plus de Noirs, ni de coloured, ou de je ne sais
quoi. Juste des Antillais.
Un traitement différent installe le racisme et dire
« j’aime les Noirs » est aussi raciste que « Je n’aime
pas… » parce que ça met en avant la couleur. Même positive la
discrimination reste une discrimination.
C’est pour ça que j’aimé Joseph Serrant. Il s’est saisi de
la Révolution comme d’une arme. Avec les droits de l’homme, il effacé sa couleur, il a gommé sa
modeste origine. Ce n’est pas allé sans mal : il a aussi abandonné le
créole car le français est la langue de la République. Caractéristique du
traitre ? Militaire, il fut jacobin. Est ce une traitrise ? Il a
passé sa vie à se battre pour la Nation.
Je sais, ça sonne désuet de nos jours. Mais il faut choisir
ses mots. Et traitre ne convient pas.
Pas plus que « vendu ». En traitant un policier
noir de vendu, on le renvoie à sa couleur de peau. On agit comme un raciste
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