mardi 18 février 2020

LA REFORME : GLISSEMENT SÉMANTIQUE

C’est devenu une sorte de mot-mantra. Il faut réformer. Qui veut conquérir des voix, des parts de marché, se met à bêler : il faut réformer. Bêler n’est pas insignifiant : si tu veux que suivent les moutons, il est préférable de bêler.

Revenons donc à ce mot de « réforme » qui porte l’ignominieux fardeau du glissement sémantique. Il apparaît au XIIème siècle à propos de Bernard de Clairvaux qui réforme le système monastique. Comprenons : re-former, former à nouveau,  c’est à dire revenir aux fondamentaux en dégageant les éléments nouveaux qui perturbent l’ensemble. Sens qui a duré jusqu’à nos jours : au XVIème siècle, Luther réforme l’église pour revenir à l’esprit d’origine du christianisme. En 2020, le sens se poursuit : les protestants sont groupés au sein de l‘Eglise Réformée de France.

Réformer, c’est donc, au départ, revenir en arrière, nettoyer les scories de la modernité. Avec la Réforme, les parpaillots reviennent à l’Ancien Testament et exhument les psaumes. Ezéchiel bouscule Matthieu.

Les premiers sens de « réforme » suivront cette voie sémantique. On réforme ce qui ne vaut rien : les hommes, les chevaux, le matériel. Jusqu’aux années 1950, les conseils de révision réforment les jeunes gens qui ne sont pas « bons pour le service ». On n’a pas le temps de les former, alors on les réforme.

Le grand remplacement interviendra dans les années 1960. Alors que pour un conscrit la réforme était la honte suprême, elle devient une sorte de brevet de modernité. On ne réforme plus pour les pieds plats, les scolioses graves ou les problèmes pneumologiques. Freud est passé par là et la réforme P4 pour difficultés psychiatriques triomphe. L’Armée lutte peu ; elle sait bien que les réformés P4 ne veulent pas être formés et que leur recrutement social va l’obliger à perdre du temps avec des problèmes qui ne sont pas de son ressort, à gérer des interventions de parlementaires, à s’adapter pour que le jeune conscrit soit proche de sa maman. Pour le dire simplement, les P4 sont de petits bourgeois à problèmes dont l’armée n’a pas besoin.

C’est l’époque où le glissement sémantique se met en place. C’est aussi l’époque où Barthes montre, dans Mythologies, comment l’idéologie petite bourgeoise remplace le savoir par le mythe. Ce n’est pas innocent. La réforme perd toute connotation négative car le vocabulaire militaire est totalement dévalué. Et logiquement, réforme va devenir synonyme d’amélioration. Les penseurs parpaillots façon Ellul ou Barthes vont suivre : être réformé, c’est être meilleur. Même si on doit gommer la dimension historique du mot.

On le voit bien avec le projet de réformer l’ENA qui va bien avec le désir d’éliminer le CNR d’un débat national.

L’ENA avait un but assigné par le CNR : former l’élite de l’administration, des sortes de « hussards noirs » qui irriguaient tout le monde administratif. A cette époque, dans les villages, l’instituteur était souvent le secrétaire de mairie et ça fonctionnait plutôt bien. Il y avait une logique à développer le système en permettant aux petits fonctionnaires d’irriguer la fonction publique.

Macron et ses stipendiés ne sont pas Bernard de Clairvaux ou Luther. Ils ne voient pas le biais essentiel : l’école formée pour structurer l’administration a envahi le capitalisme et gère désormais le CAC 40. Preuve de sa qualité : des hommes formés au bien public et au temps long s’adaptent aux intérêts privés et au temps court.

Revenir à l’esprit de la réforme n’est pas difficile. Il faut et il suffit de couper les passerelles. Une simple interdiction du « pantouflage ». Tu choisis. A vie. Public ou privé. Avec un peu de coercition : des amendes, lourdes, pour qui choisit le privé. Un peu de prison pour qui choisit le privé ET atteinte aux intérêts de la Nation. Par exemple, un énarque qui choisirait de rejoindre une banque d’affaires pourrait devenir inéligible. C’est juste un exemple. Tu choisis : business ou politique afin d’éviter le mélange des genres qui est destructeur de lien social. Inéligibilité également pour tout énarque ayant participé à une opération de privatisation, c’est à dire ayant transféré au privé un morceau de richesse publique. L’Etat n’a pas à former ceux qui le dépouillent.

A ce propos, regarder les privatisations approuvées par Mélanchon, ministre de Jospin, reconverti en héraut des nationalisations. Le mec qui veut remplir à nouveau les poches qu’il a vidées.

Et donc, réformons. Revenons aux idées anciennes. Nettoyer peut être améliorer. Ça suppose un peu de savoir et un peu de réflexion. Bon sujet pour les énarques en formation. Comment préférer les intérêts de l’Etat qui me forme à mes intérêts personnels ?


On en reparlera…

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