« Allons au Quartier Latin ». Il n’a plus vingt
ans, sec et maigre comme un vieux hareng et ses yeux brillent d‘un éclat amusé.
Evidemment, tout a changé, mais le vieux géographe retrouve
sans peine la trace de ses pas, les lieux où il a vécu, les troquets qu’il
aimait.
« Où veux tu dîner ? » Nous nous connaissons
depuis deux heures et nous nous tutoyons.
« Au Balzar, si c’est possible » .
Il me raconte. A 20 ans, le Balzar lui semblait un paradis.
Il arrivait de Budapest pour faire des études de géographie. Son rêve était de
travailler avec Emmanuel de Martonne, il lui fallut se rabattre sur André
Siegfried. Deux Français, deux spécialistes de cette Europe centrale qui lui
colle au cœur.
« je n’ai jamais mangé une aussi bonne raie au beurre
noir ». Qu’à cela ne tienne, George, c’est un rêve facile à réaliser.
J’interroge un peu. Il parle. Pourquoi il a quitté la
Hongrie. La menace hitlérienne. La France, pays rêvé.
« Après Munich, j’ai compris, il n’y avait que
l’Amérique »
Je m’étonne, mais il secoue la tête.
« Pour les Juifs, nous savions… Et j’étais, non, je
suis Juif . C’était une question de vie ou de mort. »
Et il raconte, le bateau, la traversée. New York.
« Nous débarquions en troupe et, sur les quais, les
bureaux de recrutement des universités avaient ouvert des comptoirs pour nous
engager. C’est ainsi que j’ai rencontré Carl Gans et Lévi-Strauss ».
Il avait fait le tour des recruteurs avant de choisir
l’Université du Michigan, Ann Arbor. Le deal était simple : géographie
historique et mise en place d‘une collection de cartes historiques.
« Le budget était conséquent. J’imaginais concurrencer
la BNF. »
Nous parlons de Sven Hedin, de son engagement nazi. Il
utilise un vocabulaire de tendresse. De Hedin, il sait tout, même les petites
compromissions et les grandes lâchetés.Il me raconte les plans allemands sur
l’Asie centrale. Un immense travail géographique. Je lui indique vouloir
utiliser un texte de Martonne qui est un hommage à Hedin. Il approuve, bien
entendu. Avant d’être de l’idéologie, c’est de la géographie. Et le bout du nez
finit par pointer. Von Richthofen s’invite au dessert. L’homme qui a formé
Hedin mais également Wegener et Eriksson,l’un des inventeurs de la
paléogéographie. George a une grande admiration.
« Il a eu des disciples. J’ai eu beaucoup d‘élèves. Je
n’ai pas eu de disciple. »
Je le savais. J’avais eu l’occasion de rencontrer un de ses
élèves, cadre supérieur à la National Geographic Society, qui aurait du lui
succéder. George roule de la mie de pain entre ses doigts pour faire des
boulettes.
« Le salaire…. Tu sais, j’ai longtemps pensé que
l’Amérique devrait élever une statue à Hitler sur chacun de ses campus. Grâce à
Hitler, nous, les intellectuels européens, juifs et antifascistes, nous avons
construit le système universitaire américain. Nous l’avons mené aussi haut que
nous avons pu. Et il va se liquéfier. Nous n’avons pas su créer des universitaires,
des gens pour qui la fonction compte plus que le salaire. Et l’université
américaine mourra de ce manque d’universitaires. »
Il a l’air bien triste, mon nouvel ami.
« George, un peu de palinka ? de palinka de
prune ? »
Il a un joli sourire.
« Je bois peu. Mais oui à la prune. Ce ne sera pas de
la palinka mais ce n’est pas grave. Tu es bien un Français. Tu sais que la
prune est reine dans toute la vallée du Danube. Tu l’as choisie pour me
réchauffer le cœur. Je ne peux pas refuser »
George est mort deux ans plus tard après avoir traduit en
français sa biographie de Hedin. Il y tenait. Le français était sa langue maternelle
de géographe. Et il aimait Vidal de la Blache.
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