L’historien amateur qu’est le généalogiste devrait être en
permanence à la table des Tontons Flingueurs et, face à ses tableaux et ses
données plus ou moins organisées, ne pas hésiter à se dire « Y’en a
aussi ».Des Bretons ? y’en a aussi. Des Savoyards ? y’en a
aussi…et des Catalans, des Alsaciens, des Italiens, des Juifs, des Wisigoths.
Si on n’en a pas dans le tableau, c’est qu’on ne les a pas encore trouvés. On
ne les trouvera peut-être jamais : remonter au delà du XVIIeme
siècle est une tâche ardue. Mais ils sont là : les Berbères d’Al-Mansour
remontant vers Poitiers, les mercenaires suisses, les Normands pénétrant toute
la côte atlantique, les soudards des Grandes Compagnies, les pèlerins de St
Jacques, les maçons et tailleurs de pierre en quête de labeur, les temps
anciens étaient des temps de migrations et il ferait beau voir que les mélanges
n’aient jamais existé.Il n’est pas de lignée pure, de langue pure, de peuple
pur, de race pure. Faut-il encore le rappeler ?
Le généalogiste fait parfois penser à ces griots africains
que les puissants engagent pour chanter l’histoire de leur famille : quel
que soit le commanditaire, il se retrouve rapidement héritier d’une lignée
glorieuse. Et le plus souvent pure. Exeunt les viols, les esclaves, les
marchands peu scrupuleux, les enfants naturels…
Le généalogiste rêve de se retrouver une ascendance de haut
lignage, met en évidence la moindre particule et oublie que le « de »
qui précède le nom de son ancêtre journalier agricole ne signifie que son
appartenance, parfois quasi-servile, à une maison. Les curés qui tiennent les
registres ne s’y trompent pas : quand la particule est bonne, ils le
précisent : « en présence de noble Pierre de… » On n’a jamais
mélangé dans la société française, même quand la mixité est patente. Quand
l’enfant est né de père inconnu, cherchez le parrain et vous trouverez souvent
le bourgeois chez lequel la mère célibataire est servante. On se rattrape comme
on peut.
Je me garderai bien de tirer des leçons générales de ce
travail encore bien incomplet. Et pourtant, il y a à dire. Trois siècles de
familles enracinées dans ce qu’on appelle le Bas-Adour maritime. Zone de
contact avec le monde par le port de Bayonne, couloir de passage vers la proche
Espagne, ville de garnison où la moindre alerte fait affluer les troupes et
croître le nombre d’enfants nés de pères inconnus (Courier le disait avec
élégance : « Nos soldats détroussent les hommes et troussent leurs
femmes » et il s’agissait de l’armée napoléonienne dont la réputation
n’est pas si mauvaise). Bien sûr, il y a quelques réussites : l’échevin
d’une bourgade, l’homme de confiance de François Cabarrus (le veinard, il a du
connaître Madame Tallien jeune), un ou deux chirurgiens de marine (au cœur du
Béarn, pourquoi pas ?). Il y a surtout des laboureurs, des marchands, des
artisans, tout un petit peuple besogneux et vraisemblablement peu sympathique.
Des laboureurs obsédés par l’agrandissement de leur lopin, des marchands qui
truquaient leur balance. Parfois, je distingue un individu qui me sourit à
travers le temps comme cette Marguerite Monguillot, cabaretière à Came et dont
les deux sœurs pondent à elles deux une bonne dizaine d’enfants naturels. On
devait se marrer chez Marguerite et je suis fier d’avoir de ses gènes. Plus que
de l’échevin parpaillot qui se prenait pour l’héritier naturel de Calvin.
Zone de contact aussi entre deux cultures, basque et latine.
Aujourd’hui, on dit gascon mais le sens est le même, il s’agit toujours
d’opposer les héritiers de Rome et l’inculte des montagnes. Roger Collins dans
son livre sur les Basques remarque que, dans les archives de Navarre, lorsque
le scribe transcrit, dans un texte roman, un nom ou une expression basque, il
le fait suivre de la phrase « rustico dicut », comme disent les
paysans. Je dirais : comme disent les vaincus, car, à travers la langue,
c’est le vainqueur qui parle.
Le sujet est toujours d’actualité et il ouvre quelques
intéressantes perspectives. Une large partie de l’histoire du Bas-Adour s’écrit
encore aujourd’hui sous la dictée de René Cuzacq, professeur agrégé (en
province, ça pose toujours) et héritier de l’école historique française la plus
conservatrice. Je suis bien placé pour connaître les ravages que fit
Cuzacq : mon père fut son élève et l’homme qui crut m’initier à l’histoire
est son héritier spirituel. Mon vieux professeur est toujours vivant et c’est
sans doute l’un des pires historiens qui aient sévi à Bayonne. Toutefois,
Cuzacq n’avait rien inventé et il se contentait de moudre le même grain que ses
prédécesseurs directs. En gros, il s’agit de prouver la supériorité évidente de
la romanité (et de la ville, car la romanité, c’est toujours l’urbs) sur les autres peuples. Dans son Histoire de Bayonne au XIIIeme
siècle, Eugène Goyheneche note, avec quelque perversité, que les Basques
qui réussissent à atteindre des postes élevés, « gasconisent » leur
nom. Avec perversité, car l’idée sous-jacente est que l’accès au sommet va de
pair avec la honte des origines. Se gasconiser, c’est atteindre la romanité en
accédant à l’élite. Plus près de nous, Esteban de Zilueta connut la notoriété
sous le vocable francisé de Silhouette, seul nom propre basque a être devenu un
nom commun français.
Naturellement, Goyheneche injecte de l’idéologie dans un
problème simple, presque trivial, un problème auquel, justement, les
généalogistes du Bas-Adour sont régulièrement confrontés. L’idéologie,
républicaine et mallet-isaaquienne en diable, c’est que la France, la vraie, la
pure, celle qui s’oppose aux Prussiens, est et ne peut être que romaine, ou
plus exactement gallo-romaine. L’Europe y acquiert une lisibilité
exceptionnelle : Bismarck est le Germain et Gambetta le Gallo-romain. Le
Basque est un furoncle, d’autant que les zélateurs de la basquitude, comme
Augustin Chaho, sont nettement progressistes. Ceci permet toutes les
manipulations : Cuzacq parle de l’attaque de Bayonne « par les
Basques » alors qu’il s’agit des troupes du roi de Navarre, par ailleurs
comte de Champagne. Dynastie française qui s’est empressée de massacrer les
nobles basques à Pampelune, précipitant les survivants de la noblesse basque
dans les bras du roi de Castille. On trouve plus pur comme Basques…
La réalité, c’est que la langue basque se prête mal à
l’écriture. Des diphtongaisons impensables pour un latin, des paires de
consonnes jamais vues comme ces tz en
finale, des redoublements de consonnes, le secrétaire de base ou le curé de
paroisse formé à la calligraphie des langues romanes ne peut pas s’en sortir.
Alors, il bricole et Jean d’Armendaritz devient d’abord Darmendarry, puis
Darmendrail. Le Y est assez chic et il permet de rendre de nombreuses
diphtongues, parfois de façon abusive, y compris dans le nom de la ville de
Bayonne qui devrait se prononcer comme « rayonne ». Il est vrai que
dans ce cas, nous sommes dans une triphtongue A-I-O qui a peu d’équivalents
dans les langues romanes. D’où le bricolage. Déduire quoi que ce soit de ce
bricolage est pour le moins abusif. Il ne faut pas être grand linguiste pour
débusquer le patronyme basque sous le vernis roman et cette famille Sarrabere
de Salies-de-Béarn est tout simplement un lignage Salabehere venu du pays de
Mixe voisin où sala désigne la maison
et behere veut dire en dessous. Nous
sommes ici chez de petites gens, bien loin du cas de figure évoqué par
Goyheneche. Partout, les Laxalt deviennent Latchague, les Muscarditz Mouscardès
et ainsi de suite. Et que dire du comte de Tréville, cher à Alexandre
Dumas ? Qui, à la cour de Louis XIII, pouvait prononcer correctement son nom :
Hiriberri ? Francisons, c’est plus simple mais quand le capitaine des
Mousquetaires du Roi se fait peindre par Claude Lorrain, ce n’est pas une épée
qu’il arbore, mais un makila. Honte des origines ?
Le bricolage de l’écrit est une réalité ordinaire dans une
société qui le maîtrise mal. Encore tous ces à peu-près datent-ils de siècles
tardifs, le XVIIème ou le XVIIIème, où l’écriture se
généralise avec l’usage du papier. On peut imaginer que les siècles antérieurs
bricolaient aussi mais pas avec les noms des laboureurs. Sauf pour consigner
éventuellement leurs dettes.
Mais ceci pose un problème de méthode historique. L’écrit
est le matériau de base de l’étude historique, la pierre de touche de la
méthode. Même bricolé ? Même bricolé et on doit s’y arrêter. Il ne faut
pas penser que les historiens sont des naïfs mais enfin tout homme qui écrit
triche et il trichera d’autant plus volontiers que peu sauront le lire. Il
trichera d’autant plus volontiers qu’il sera payé pour le faire. Sauf que ça,
les intellectuels le cachent : admettre que l’intellectuel d’antan pouvait
être stipendié revient à admettre que celui d’aujourd’hui peut l’être aussi.
Rassurons nous : il l’est.
On admet généralement que la voie de l’écrit est la voie
royale de l’Histoire, archéologie y incluse puisqu’elle privilégie les
inscriptions et belles-lettres. On peut critiquer l’écrit, lui opposer d’autres
écrits, il reste la pierre angulaire. Retournons aux textes… ou, comme j’ai pu
le lire « aux monuments de l’Antiquité ». C’est un vrai
problème : enlevez le texte et vous enlevez l’Histoire (en tant que
discipline) Bon, me souffle mon vieil ami Cassandre, il reste l’archéologie.
Oui. Quand il en reste.
Revenons au bas-Adour pour y faire un peu d’histoire. Temps
préhistoriques : pas mieux documenté qu’ailleurs et on rapprochera dans un
raccourci fulgurant la Vénus de Brassempouy et les grottes d’Isturits. En fait,
je raccourcis parce que ça m’ennuie mais je me suis promené d’Isturits à
Altamira en passant par Santimanine et tout ceci se ressemble fort. Des gens
accrochés à leurs abris sous roche et commençant à inventer quelque chose qui
ressemble à la fois à une société et à une culture.
Première absence archéologique ébouriffante : quasiment
pas de sites de l’Age du Fer. Une mine d’or gauloise à Itxassou, une pirogue
monoxyle à Bayonne, bref, trois fois rien. Naturellement, c’est
impossible : l’Europe était majoritairement celte, ça migrait dans tous
les sens…sauf au Pays basque et dans le bas-Adour puisqu’on n’y a rien trouvé.
Ajoutons qu’on n’a pas beaucoup cherché. Pour simplifier, les histoires
officielles (il y en a deux, forcément, celle des vainqueurs et celle des
vaincus) nous offrent deux versions, deux histoires. Les héritiers de Rome font
commencer notre histoire à la conquête de Crassus, en 56 av. J.-C., tout en
admettant l’existence d’un peuple vascon antérieur cité par Strabon. Les
tenants de la basquitude s’offrent une origine néolithique, y ancrent leur
singularité (prouvée par Strabon) et font de Crassus le premier colonisateur du
Pays basque. Je caricature à peine.
Le premier explorateur anglais qui vit en Australie de gros
animaux sauter sur leurs pattes postérieures interrogea un aborigène pour
connaître leur nom : « kangarou » répondit le petit homme ce
qui, dans son dialecte, signifiait « je ne sais pas ». Assuré de la
pertinence de sa question, le valeureux Occidental fit de la réponse incertaine
une dénomination certaine. L’anecdote, rapportée par Stephen Gould, prouve du
moins une chose : il ne faut jamais croire les voyageurs. Ils n’ont aucune
légitimité mais ils ne l’admettent pas.
Bien installé à Rome, Strabon a bâti sur les récits des
voyageurs une Géographie qui fait encore autorité quand on traite du monde
antique. Mais Strabon a accumulé les kangourous et sa compilation n’est en rien
fiable. Juste un exemple, un seul mais ô combien révélateur. Strabon écrit que
les Pyrénées sont orientées nord-sud (Cette montagne, en effet, s'étend du S. au N. en forme de
chaîne continue et sépare la Celtique de l'Ibérie). Or, au début de
notre ère, les quatre points cardinaux étaient connus. Quiconque remonte la
vallée de l’Ebre voit bien qu’il chemine parallèlement aux Pyrénées et que, le
soir venant, il marche droit sur le couchant. Si on peut hésiter quant à
l’orientation de nombreuses chaînes de montagne, pour les Pyrénées, longées par
la voie romaine qui conduit de Tarragone à Oiasso par Saragosse et Calahorra,
voie romaine orientée est-ouest, c’est tout simplement impossible. A cette
grossière erreur, il n’y a que deux explications : soit les voyageurs ont
raconté n’importe quoi, soit Strabon avait dans sa tête une idée préfabriquée
du monde antique et il a orienté les Pyrénées comme ça l’arrangeait. Qu’on lui
ait raconté n’importe quoi est patent dans cette phrase délicieuse : La région
septentrionale, qui a déjà le double inconvénient d'un sol très âpre et d'un
climat extrêmement froid, doit encore à sa situation le long de l'Océan d'être
absolument privée de relations et de communications avec les autres contrées,
aussi n'imagine-t-on pas de séjour plus misérable. Même en admettant que cette partie septentrionale soit le
Portugal au « sol très âpre », la notation sur le climat est quand
même excessive. Quant aux communications, j’y reviendrai.
Je n’aurais rien contre Strabon
s’il n’était universellement tenu pour une autorité, y compris en matière
historique. C’est qu’il a nommé, pour la première fois, les peuples de la côte
atlantique. Je comprends sous cette dénomination les différents peuples
qui bordent le côté oriental de l'Ibérie jusqu'au pays des Vascons et au Mont
Pyréné, à savoir les Callaïques, les Astures et les Cantabres, qui ont tous en
effet une manière de vivre uniforme : je pourrais sans doute faire la liste de
ces peuples plus longue, mais je n'en ai pas le courage et je recule, je
l'avoue, devant l'ennui d'une transcription pareille, n'imaginant pas
d'ailleurs que personne puisse trouver du plaisir à entendre des noms comme
ceux des Pleutaures, des Bardyètes, des Allobriges et d'autres moins harmonieux
et moins connus encore.
Que de peuples !!! Mais il
est vrai que Strabon va au plus court. Pline l’Ancien les accumule : les Bursaonenses, les Calaguritans,
surnommés Fibularenses, les Camplutenses, les Carenses, les Cincenses, les
Cortonenses, les Damanitans, les Larnenses, les Lursenses, les Ispalenses, les
Lumbéritans, les Lacétans, les Lubienses, les Pompelonenses, les Segienses…les
Vardules mènent quatorze peuples, parmi lesquels il suffit de nommer les
Albanenses. Diable !! en voilà bien des peuples. Et on ne tiendra
pas compte de Ptolémée qui en rajoute une petite dizaine d’autres. Je suspecte
fort la présence d’un troupeau de kangourous.
Nos géographes compilaient,
gentiment installés dans leurs villas romaines. Quelle était leur
matière ? Les confrères d’abord, les voyageurs, les militaires…
Laissons-les sur les bords du Tibre et allons nous promener sur le terrain. De
l’Adour au Minho, sur tout le versant atlantique, nous verrons la même
chose : des collines assez bien différenciées par des vallées marquées.
Souvent (à Agurain, à Vitoria) une forme ellipsoïdale. Les habitats occupent
ces hauteurs. Si les traces fortifiées sont généralement au sommet de
l’éminence ou de l’épaulement, le sanctuaire est très souvent dans la vallée au
bord de la rivière. C’est en Galice, avec les castros, que ce type d’occupation
est le plus net et le mieux conservé. Mais sur toute l’Espagne atlantique on
retrouve la présence de cet habitat nucléaire. J’imagine le voyageur romain
débarquant dans un de ces bourgs et demandant le nom du peuple. En admettant
que « vardula » ne signifie pas
« je ne comprends pas » (syndrome du kangourou), notre
informateur obtenait le nom d’un regroupement de quelques villages ligués pour
exploiter de concert les landes et pâturages à l’entour. Rien d’étonnant à
cela : le monde antique, romain surtout, est un monde de la cité-nation ou
de la cité-peuple. L’assimilation du peuple et de la ville y est la règle. On
le voit avec les Pompelonenses ou les Calaguritans de Pline. Les habitants de
Pampelune et de Calahorra ont bien le statut de peuple. Une cité, un peuple…..
On a beau jeu ensuite de tracer des frontières et de chercher des nations.
Tout ceci serait drôle si, depuis
près de deux siècles, les historiens ne se jetaient à la figure Vardules et
Bardyètes au motif de déterminer la place et l’origine des Vascons selon qu’ils
veulent en faire les racines des Basques ou les ancêtres des Gascons. On se
dispute gravement pour savoir si le Oiasso de Ptolémée est Oyarzun ou
Irun : les linguistes excipent du O initial mais les archéologues ont des
ruines à Irun. Le poids des textes est tel que tous s’y accrochent, les
dissèquent, les utilisent en refusant de voir qu’il s’agit d’un troupeau de
kangourous.
Mais si nous rejetons les textes,
que nous reste t-il ?
Le terrain. Et se dessine ici une
autre opposition car les termes vont deux à deux : les textes sont ceux
des vainqueurs, on l’a dit. Le terrain appartient encore aux vaincus. Les
zélateurs de la romanité privilégient les textes et la ville où ils voient la
civilisation. La ville offre un autre avantage : l’urbanisation romaine a
gommé les traces plus anciennes et on peut avoir le sentiment que l’Histoire
commence avec Rome. Certes, parfois, surgit une trace antérieure et les
fouilles de la cathédrale de Vitoria mettent au jour un trésor celte. Il est
rare que ces signes soient pris en compte. Notre vision de l’Histoire
s’enracine encore dans le XIXème s. pour qui un peuple était une nation, pas une ville. Toutes
les cartes de l’Europe ancienne que j’ai pu voir étaient gorgées de frontières
délimitant des territoires : vision moderne, trop moderne. On peut douter
que les Vardules avaient des douaniers.
Nos historiens n’aiment pas
critiquer leurs textes car ils n’ont rien d’autre. Refuser le texte, c’est
anéantir leur substrat. Regardons l’Itinéraire d’Antonin. Il fait passer la
voie romaine de Bordeaux à Astorga par Immus Pyraeneus, petite garnison proche
de Saint-Jean Pied de Port et relativement bien conservée. Et, de là, vers
Roncevaux. Aubaine pour l’historien qui relie d’un coup Antonin et Charlemagne.
A moins de 50 kilomètres, il y a Lapurdum, siège de la cohorte de
Novempopulanie selon la Notitia.
Lapurdum et son castrum, ses remparts qui enserrent quatre hectares, son port
encore visible. Lapurdum dont on peut estimer la population à 2000 ou 3000
habitants puisqu’une cohorte est constituée de 500 soldats. On admet donc sans
barguigner qu’un itinéraire important passera plus volontiers par une garnison
mineure que par une grande ville, par un col difficile que le long d’une côte
sans accidents de terrain majeur. C’est vraiment prendre les Romains pour des
demeurés ou des masochistes. Oui, mais il y a aussi la Table de Peutinger qui
montre une voie reliant Dax à Pampelune en droite ligne et de là à Oiasso.
Lapurdum n’y figure pas, la côte est désespérément vide. La Table confirme
l’Itinéraire. Et alors ? Rien ne prouve que l’Itinéraire (IIIeme
s.) ne soit pas l’une des sources de la Table (XIIeme s.) auquel cas
les concordances sont normales et ne prouvent rien.
Le long de la côte, il n’est pas
de voie romaine importante, ni dans les textes, ni sur le terrain, à
l’exception d’un tronçon dans la montagne, près d’Ainhoa, ou un autre non loin
de Zerain, vers le tunnel de San Adrian. Mais qui peut croire que rien ne
reliait Lapurdum et Oiasso, deux ports suffisamment importants pour être cités
par Ptolémée ? Le cabotage (qui pourrait être une réponse) est-il
suffisamment sûr, souple et efficace ? Surtout que l’embouchure de l’Adour
se trouvait beaucoup plus au nord. Le temps que les vaisseaux atteignent la
mer, un piéton était dèjà à Irun. La vraisemblance veut qu’il n’y ait PLUS de
voie romaine car le terrain parle et le terrain nous dit le grand axe de
communications.
Ces incohérences entre les textes
et le terrain sont plutôt gênantes. Elles jettent un doute sur les bases mêmes
de l’historiographie qui s’est appuyée pendant au moins deux siècles sur les
textes seuls. Ces incohérences ont servi de substrat à des idéologies
concurrentes, à des visions déformées. Le Pays basque et le Bas-Adour du début
de notre ère semblent toujours le théâtre d’une lutte, d’une opposition
structurale entre deux sociétés qui s’exprime aujourd’hui encore dans la plus
sotte question qui soit : Bayonne est-elle une ville basque ?
Cette question a été suscitée par
les historiens antiquisants du XIXème s. qui, il faut le souligner,
sévissaient dans les deux camps. Les uns ont cherché à faire dire le plus
possible à leur faible corpus, les autres ont puisé leurs arguments dans la
faiblesse même de ce corpus.
Pour les uns, la conquête romaine
est venue apporter la civilisation dans un monde de brutes, pour les autres, un
peuple fier s’est replié dans ses montagnes pour n’avoir pas à subir le joug de
l’envahisseur. Pour les uns, Bayonne est basque par droit de la terre, pour les
autres, elle est romaine par droit de conquête. Naturellement, tout le monde se
trompe mais les lectures ainsi proposées ont le mérite de la clarté et qui en
adopte une voit s’éclairer l’Histoire.
Le généalogiste est, plus que tout
autre, menacé par de telles visions. D’abord parce qu’il perd vite conscience
qu’il est seulement un historien amateur. S’il avait la chance de remonter un
peu plus haut que la fin de la Renaissance, les textes le ramèneraient bien
vite à la réalité car on ne s’improvise pas paléographe. Mais surtout parce que
ses arbres, aussi touffus, aussi ramifiés soient-ils, sont de simples
phylogénies où l’important est le patronyme. Patatras ! en remontant dans
le temps, le patronyme perd de son importance, surtout en Bas-Adour où, plus
que dans le reste de l’Aquitaine, le nom porté est plus souvent celui de la
maison que celui du père. Encore au XVIIIème s., dans le Duché de
Gramont, c’est la maison qui fait l’homme et on est « de Flament » ou
« de Nabarroy ». Mais tout ceci, Anne Zink l’a montré dans son
ouvrage L’Héritier de la Maison.
Assumons que tous ceux que l’Histoire intéresse l’ont lu.
Ces généalogies que l’on bâtit
pour l’époque moderne (les Temps modernes, rappelons-le, commencent à la fin du
XVIème s. et durent jusqu’à la Première Guerre Mondiale) sont édifiées sur un
substrat social et géographique. Sans succomber au finalisme, il faut bien
admettre que le fonctionnement des échanges dépend largement du terrain et que,
dans ces échanges, il y a aussi les échanges matrimoniaux. Lorsqu’on parle de
terrain, il ne s’agit pas seulement de géomorphologie mais aussi de gestion du
sol, c’est à dire de possession, de cultures, de religions.
A l’époque moderne, le Bas-Adour
est le domaine des Gramont. Ils sont princes souverains de Bidache, comtes de
Guiche, ducs de Gramont. Ils sont, pratiquement sans discontinuer, gouverneurs
de Bayonne pendant deux siècles. Ils sont liés à toute la noblesse régionale, y
compris la noblesse basque (qui existe, n’en déplaise à un mythe largement
véhiculé). Mais ils sont aussi de Navarre, installés depuis au moins le XIIIeme
siècle par la volonté du roi sur ces terres septentrionales qui font face à la
fois au Royaume de Béarn et aux terres anglaises, puis françaises. Au bout de
la Merindad d’Ultrapuertos que nous nommons aujourd’hui Basse-Navarre, les
Gramont veillent pour leur roi. Peut-on, un instant, imaginer que sur leurs
terres toute trace de Navarre ait été effacée ? Quand on parle des Gramont,
on pense volontiers au Guiche du Cyrano de Rostand en oubliant qu’il est
l’héritier des ricombres de Navarre. Il n’y a pas de Pyrénées bien avant Louis
XIV. Au XIIIème siècle la voie romaine continue à unir Pampelune à
St-Jean-Pied-de-Port et Bidache et la loi salique n’existe pas en Navarre. Même
si Gramont évoque de fort belles pages de l’Histoire de France, pour travailler
sur les terres de Gramont, on a intérêt à revoir son historiographie : ces
Navarrais ne fonctionnent pas comme des Français.
A l’époque moderne, nous avons des
sources mais la farce est jouée car les sociétés se sont un peu structurées.
Dans le creuset, le mélange se refroidit. Bonheur de l’historien, même amateur,
qui n’aime rien tant que les situations un peu figées. Et renaît la querelle
entre branches basque et gasconne comme si on pouvait identifier les brindilles
d’un même buisson.
Ceux qui ne savent pas lire les
cartes, confondant les hommes et les palombes, affirmeront que le bas-Adour est
une voie de passage nord-sud. Grossière erreur : c’est un carrefour où se
rejoignent au moins quatre voies de migrations importantes.
Nord-Sud, c’est évident. C’est
l’endroit où les Pyrénées sont tellement faciles à franchir que pour aller de
France en Espagne, on passe un pont ce qui en dit long sur l’altitude de la
montagne à cet endroit.
Est-Ouest, et plutôt deux fois
qu’une. Une fois au sud, par la vallée de l’Ebre qui amène tout naturellement à
la plaine de Pampelune (on dit « la conque », ça a plus d’allure).
Une fois au nord, par le Piémont pyrénéen, route un peu plus complexe, mais
tout aussi naturelle.
Et enfin, le long de la côte car les côtes, de tous temps,
ont été des voies de passage pour les caboteurs et les pirates. Les Phéniciens
partant chercher de l’étain en Cornouailles devaient faire halte au Pays
basque.
Ils sont tous passés par là : Celtes, Phéniciens,
Grecs, Romains, Alains, Suèves, Vandales, Wisigoths, Francs, Arabes, Vikings,
tous ceux qui ont laissé une trace dans l’Histoire. Mais aussi les
autres : au Moyen-Age, un maire de Bayonne s’appelle Van Oosterom, un nom
qui fleure plus le hareng que le chipiron. Et pour être maire, il fallait bien
être un bourgeois de la cité, pas un marchand de passage. Quant aux historiens
qui s’émerveillent de trouver à Bayonne une cathédrale de style champenois, ils
oublient tout simplement qu’à la fin du XIIème siècle l’héritière de
Navarre épouse le comte de Champagne et que pour aller de Reims à Pampelune, le
chemin passe par Bayonne. En nos siècles de migrations touristiques, limitées et
codifiées, on oublie un peu vite que l’homme ancien était un voyageur et que
d’immenses fortunes se sont édifiées sur les voies de passage. Et n’imaginons
pas que tout allait lentement : en 1523, les habitants de Bayonne se
plaignent que les habitants d’Ustaritz jettent dans la Nive d’importantes
quantités de tiges de « blé d’Inde » (c’est à dire de maïs) qui
s’accumulent contre les piles des ponts et menacent de les faire s’écrouler.
1523 ! Cortès a pénétré dans Mexico en 1520 et, avant cette date, le maïs
était inconnu. Trois ans après, c’est déjà une nuisance dans la vallée de la
Nive.
Bref, pendant des siècles, tout a bougé : les hommes,
les marchandises, les idées. La langue aussi. On y a cherché toutes les
origines et on les y a trouvées. C’est normal : elles y sont. Quand il
faut échanger, converser, commercer, le vocabulaire s’enrichit vite. Nos
familles se sont constituées sur ce bordel magnifique. Bien sûr, on peut
toujours avoir la tentation du Café du Commerce et chercher des réponses univoques
à des problèmes complexes. Quel bonheur pour l’imbécile de pouvoir se
structurer par l’affirmation : nous sommes, nous venons de…., Nous venons
de nos lacunes et de nos incertitudes : car la seule chose dont on soit
sûr, c’est qu’avant l’ancêtre trouvé et dont on est si fier de faire sa racine,
il y en avait un autre, et un autre encore avant, et des mélanges incertains,
des guerres et des viols, tout ce qu’on ne sait pas, qu’on ne pourra jamais
savoir. Ceci a un avantage : celui qui, dans le Bas-Adour, sur quelques
notions récentes et peu assurées, affirme « je suis Basque » ou
« je suis Gascon », celui là vous offre une certitude : c’est un
con.