dimanche 27 mars 2011

LE COUP DU COUT (2)

Y’a un bon article dans Marianne. Un bon article, c’est un article avec lequel je suis d’accord.

Marianne nous rappelle que, depuis des années, les centrales nucléaires françaises s’exportent mal parce qu’elles sont trop chères. Elles sont chères à cause des obligations de sécurité qu’elles comportent. A cause de l’INRS, Areva est obligé de prévoir des systèmes sur-dimensionnés. Sur-dimensionnés au moins pour la France. On en a déjà parlé (http://rchabaud.blogspot.com/2011/03/le-berssin-le-japon-latome-le-fric.html ) Mais c’est suffisant pour rendre nos centrales moins compétitives. Au point que les pouvoirs « publics » s’en sont émus et demandent à Areva d’alléger la sécurité.

La bonne nouvelle, c’est qu’Areva est dirigé par une femme. Les femmes, elles ont l’habitude de dire NON. Elles sont tellement sollicitées que si elles disaient toujours OUI, leur vie serait un enfer. Et puis, elles ont souvent une vision de la sécurité un peu différente. C’est sexuel, bien entendu. Tu sais que la séduction n’a qu’un temps, alors tu assures l’avenir. Et donc, Madame Lauvergeon, elle dit NON. Et elle galère pour vendre ses réacteurs.

En face, les écolotes hurlent au danger. Ils passent en boucle à la télé avec un argument : l’inondation de la centrale du Blayais. Toujours le même. Ils n’ont pas le choix : un tsunami à Fessenheim, c’est vraiment improbable. Entre nous, le scandale de cette centrale, c’est d’être en face de Saint-Estèphe. Ceci dit, le risque de tempête, dans ce cas, a été gravement sous-estimé. On aurait pu penser à la tempête de 1578 qui a manqué engloutir Bayonne et a détourné le cours de l’Adour. Mais, c’est vrai qu’on a pas beaucoup de documents et qu’une tempête comme ça, ça arrive pas tous les matins. Celle de 1999, c’était du pipi de chat à côté. Si on essuie une nouvelle tempête comme celle de 1578, ça va pleurer dans les lucarnes. Et plus le temps passe, plus le risque statistique augmente. Verrons-nous le Cap-Ferret effacé de la carte ? Possible. Les mecs de l’IRSN, ils devraient consulter un peu plus les historiens locaux.

Faut relativiser. L’exemple, c’est UNE centrale en bord d’Atlantique avec un risque identifié, risque qui s’est déjà produit sans conséquences dommageables. Mais alors, t’es à fond pour le nucléaire ? Non. Je suis même plutôt contre. Ce qui m’énerve, c’est le tapage médiatique et les arguments à la con qu’on se jette à la figure. Aujourd’hui, y’a urgence. On va crever de l’effet de serre. Lui, il est là, tangible, omniprésent. Le nucléaire, c’est un pis-aller. Comme ça aurait du l’être en Guyane. En Guyane, on avait un problème électrique. Envoyer des satellites, monter des fusées, produire du propergol, ça demande du jus. Et pas qu’un peu. Une centrale nucléaire aurait réglé le problème. Sauf qu’on a eu la trouille politique d’implanter la première centrale nucléaire du continent sud-américain. Sauf que les écolotes ont hurlé comme des malades. Alors, on a fait un barrage et on a noyé 310 km2 de forêt tropicale, c’est à dire de biodiversité inexplorée. 31 000 hectares, 8% de la surface de la France. EDF a organisé une belle opération pour faire ramasser devant les caméras des oiseaux chatoyants et des mammifères pelucheux. Se sont pas emmerdés avec les serpents et les cécilidés, ni même avec les insectes, c’est pas médiatique ces trucs. Ce qu’on a perdu comme espèces animales et végétales, on n’en a aucune idée. Après les écolotes ils viennent vous emmerder avec la biodiversité. Encore une notion à géométrie variable. Le barrage de la Sinnamary, c’est une catastrophe écologique. Bien pire qu’une centrale nucléaire. Les scientifiques qui ont voulu le dire, ils ont pas trouvé beaucoup d’écho.

Alors, oui, le nucléaire, c’est un pis-aller qui me convient. A condition qu’on fasse pas du nucléaire au rabais. Le rabais, la ristourne, la promotion, c’est des asticots pour pêcher les cons. T’en as toujours pour ton argent. Tu crois quoi ? Que le mec qui te ristourne, il te fait un cadeau ? Non. Il rogne sur sa marge pour te fourguer ses invendus. Parce que, au cas où tu le saurais pas, la promotion ça porte jamais sur les trucs qui se vendent bien. Le plus souvent parce qu’il n’y en a plus en stock. Les prix cassés, c’est jamais sur le top qualité. T’as une prime à la casse quand tu changes ta vieille Peugeot, pas si tu commandes une Ferrari.

La mode, c’est les achats groupés. Ça concerne quoi les achats groupés ? Des nuitées dans des hôtels qui ont du mal à se remplir, des séances de soins dans des spas inutiles, des dîners en amoureux dans des restaus vides, des produits qui n’ont pas pu se faire une place au soleil. C’est pas neuf. Le problème du commerçant, c’est pas le stock, c’est le mauvais stock, les cercueils à deux places, les erreurs de casting fourguées par un représentant malin. Ça devient des vieux copains, ces objets que tu retrouves matin après matin sur tes étagères. Faut que ça parte. Alors, on solde. Les soldes, c’est que les erreurs des commerçants. Seulement, bien présentées, bien médiatisées, ça devient le bonheur des clients. C’est beau la com’.

Faudrait pas que ce système pourri envahisse le nucléaire. Le vrai risque du nucléaire, c’est pas l’atome, c’est le commerce. Pour convaincre, on va rogner sur les prix, enlever un bitonio ici, une vanne là. On va voir arriver les statisticiens qui te disent que le risque calculé est epsilonique, que ça n’arrivera pas (du moins tant que l’acheteur est encore au pouvoir). C’est vrai que 9 sur l’échelle de Richter, ça arrive une à deux fois par siècle et encore, la dernière fois, c’était dans le désert chilien. C’est pas des risques statistiques, c’est juste des exceptions considérées comme négligeables. Alors, on peut alléger les procédures, gratter sur la sécurité, baisser les prix. Y’a une raison simple : la sécurité, c’est le seul point qui permette les économies. C’est vrai pour les centrales nucléaires comme pour les voitures. Le constructeur automobile, il rogne un ou deux centièmes de millimètre sur la tôle. Sur le tas, ça fait un gros paquet d’acier. Ça fait aussi moins d’acier pour te protéger en cas d’accident, mais personne n’utilise un pied à coulisses pour acheter une voiture. La différence, tu la verras que si tu te plantes sur l’autoroute, mais un coup sur deux, ça sera trop tard. Les morts n’ont pas conscience de leurs erreurs.

On en reparlera….

mercredi 23 mars 2011

TUL'AIMES OU TU LA QUITTES

J’adore cette phrase. Je l’adore parce qu’elle est d’une connerie rare. Je l’adore parce qu’elle porte en elle son miroir.

Le miroir, c’est : « Si tu la quittes, c’est que tu l’aimes pas ». Imparable. Tu l’aimes ou tu la quittes, ça veut dire que le choix est simple : aimer ou partir. Aimer, c’est rester. Partir, c’est ne pas aimer. Restons logique.

Alors, tu la quittes. Tu vas t’installer en Suisse. C’est juste un exemple. T’aimes pas la France, tu vas en Suisse. C’est normal. T’aurais pu aller ailleurs, mais t’as choisi la Suisse parce que la France, c’est caca. Me dis pas que c’est pas vrai, sans ça tu serais resté, non ?

Après, le pays que t’aimes pas (puisque tu l’as quitté) tu te dis que, quand même, y’a pas de raisons de pas en profiter un peu. Alors, tu gardes ta Sécu ou tu vas commander une équipe nationale d’un pays que t’aimes pas. Et là, miracle de la pensée, personne ne dit rien. Les gros cons sont persuadés que tu peux l’aimer ET la quitter. Mohammed, c’est OU. Guy Forget, Johnny Halliday, Houellebecque et bien d’autres, c’est ET. C’est miraculeux les contorsions grammaticales quand c’est lié à la taille du compte en banque.

Regardons en arrière. 1790. Les nobles n’aiment pas beaucoup la France qui se dessine. Alors, ils s’en vont. Ils la quittent. Logique : tu l’aimes ou tu la quittes. Et que fait la Constituante ? Elle en tire les leçons. Elle nationalise les biens des émigrés et les vend aux enchères. T’es là ou t’es ailleurs. Tu fais un choix. Tu en assumes les conséquences, quelles qu’elles soient.

Ouah, l’autre ! C’est pas pareil. C’est pas pareil parce qu’on le veut bien. Parce qu’on a décidé que la fiscalité était déconnectée de la nationalité ce qui, on en conviendra, est une sublime connerie. Le premier devoir d’un individu, c’est de participer aux dépenses du groupe. C’est valable pour l’Etat comme pour la famille. D’ailleurs, quand tu largues ta famille, le premier truc auquel on te condamne, c’est de payer une pension alimentaire.

Le premier reproche que font les conchieurs de l’immigration aux immigrés, c’est de coûter à la Nation. Les débats se focalisent autour de cette notion, les immigrophiles prétendant que les immigrés travaillent, consomment, payent des impôts. On fait des comptes d’apothicaire qu’on se renvoie à la figure et qu’on peut toujours torturer dans tous les sens. Pour ma part, je suis un Français de pure et vieille souche. Toutes mes branches remontent à au moins deux siècles de bons franchouillards bien enracinés dans les terroirs qui composent la Nation. On peut pas en dire autant de mes enfants que j’ai faits à des mères issues de l’immigration. Peu importe. Les pères de mes femmes, les grands-pères de mes gosses, quand ils sont arrivés en France, ils ont trouvé des routes, des ponts, des écoles, des hôpitaux construits avec les impôts payés par mes grands-pères à moi. Ils en ont profité. Moyennant quoi, ils ont fait des filles superbes. Qui est gagnant, qui est perdant ? On va pas faire des comptes sur deux siècles, non ? On s’en sortira pas. Si on fait ça, je vais dire à Jamel que la participation de son grand-père à Monte Cassino, c’est que dalle face à la participation des miens à Verdun, Sedan, Wagram ou Bayonne (voir indifféremment le siège de Bayonne en 1814 ou la prise de Bayonne par Dunois). Si tu déplaces le curseur, l’immigré, il est obligatoirement perdant, il lui manque de l’Histoire. Forcément.

La fiscalité reste au cœur de la construction et du développement de la Nation. Si t’as pas de pognon, tu n’investis rien. C’est pas neuf. C’était l’idée d’un bon Basque bien réaliste, Esteban de Zuloeta. Nom imprononçable, francisé à la Cour du Roi en Etienne de Silhouette. Je l’aime bien car « silhouette » est, à ma connaissance, le seul nom commun du français classique d’étymologie basque. Silhouette avait dit à Louis XV « Dans un Etat bien gouverné, Sire, le fort supporte le faible ». Du coup, Louis XV l’avait nommé Contrôleur général des Finances. Mettant ses idées en application, Silhouette (ou Zuloeta, mais ça fait un peu immigré comme nom) commence à taxer les riches et finit, logiquement, par proposer un impôt sur le revenu. Du coup, il se fait virer. On avait déjà le droit de prononcer de belles phrases mais pas de les inscrire dans la réalité. Même Voltaire (une sorte de BHL de l’époque) trouvait qu’il exagérait. L’égalité, oui, mais pas au prix de la taxation des châteaux ou des droits d’auteur.

Parenthèse : tu peux être Académicien français, payé par l'Etat, honoré par la Nation, flambeau de la langue et de la culture françaises et payer tes impôts en Irlande. On a des exemples. C'est pas très cohérent, je trouve.

Les déplacements de population, c’est un vrai problème. Nous aussi, on a des émigrés. On les appelle des « expatriés », c’est pas connoté pareil. Y’en a partout dans le monde. Le plus souvent, ils payent leurs impôts là où ils bossent. En clair, ils ne participent pas directement au budget de la Nation. Je mets « directement » parce qu’on va m’expliquer qu’ils exportent (ce qui n’est pas toujours vrai, y’en a qui sont installés ailleurs pour importer en France) et que, l’un dans l’autre…. Je demande à voir. Quand mon copain, Patrick, cuisinier, bosse dans un restau français chic à Los Angeles, sa contribution à mon bien-être reste un peu floue. En termes financiers, je veux dire. Mais dans ce cas, personne ne fait des comptes. C’est des cadres, donc ils rapportent, affirme la vox populi.

Je me posais la question en apprenant que la France rapatriait gratuitement ses expatriés du Japon. C’est bien, c’est généreux, versons une larme et faisons les comptes. Je vais payer pour rapatrier des mecs qui, eux, sont partis pour ne pas payer. Parce que le coût du rapatriement, il va directement impacter mes impôts de résident français. Comme il va impacter les impôts de ce brave Abdel, marocain, menuisier et résident fiscal en France. Tu l’aimes ou tu la quittes. Les expatriés, ils vont hurler que je déconne et que, eux, ils la quittent mais ils l’aiment quand même. Ils l’aiment mais pas au point de payer pour elle. Ils vont te dire qu’ils n’en profitent pas puisqu’ils n’y sont pas. Ils n’en profitent pas sauf quand on les rapatrie gratos. Mais c’est des cadres, donc c’est pas pareil…. On va pas irradier des cadres, quand même…

On est dans ce que je déteste le plus : la géométrie variable. Un coup, c’est blanc, un coup c’est noir, en fonction de paramètres impossibles à identifier. Alors, je cherche. Le seul paramètre que j’arrive à distinguer, c’est la position sociale. C’est ça qui est à l’œuvre. Si tu tues un flic et que t’es frais nationalisé, tu perds ta nationalité. Or, c’est pas les anciens d’HEC qui tuent les flics. La loi, elle a l’air bien juste alors qu’elle est socialement orientée.

Fondamentalement, tu l’aimes ou tu la quittes, ça me gêne pas. Ce qui me gêne, c’est les sous-entendus. J’aimerais bien une application stricte du principe, quelque chose qui ressemblerait à 1790. Qu’on prenne en compte les émigrés d’aujourd’hui, ceux qui partent, ceux qui la quittent. T’es domicilié fiscalement en Suisse ou en Belgique, c’est ton droit. Mais tu n’as plus le droit de siéger dans un conseil d’administration. Mais, les étrangers ont le droit. Les étrangers, oui. Les Français délocalisés, non. Les Français délocalisés, c’est des sortes d’apatrides, des mi-chèvre mi-chou, des pas bien définis.

Pour ma part, je verrais bien remplacer la vieille querelle droit du sang/droit du sol par le droit du fric. D’abord, ce serait cohérent avec l’idéologie actuelle. Au pays du fric-roi, il est anormal que le fric ne serve pas de marqueur politique vrai. On peut imaginer : ne votent que ceux qui payent en France l’impôt sur le revenu. Horreur ! c’est le suffrage censitaire. Non, et d’abord ça existe au niveau de l’éligibilité. Pour être conseiller municipal, faut payer des impôts dans la ville. Logique : tu votes des impôts, donc il te faut être concerné.

Alors, imaginons. T’es domicilié fiscalement en Suisse, tu perds ton droit de vote. Le choix d’une politique, c’est d’abord le choix de la fiscalité parce que, faut pas déconner, le truc le plus important que vote le Parlement, c’est le budget. Alors, Johnny, fiscalement suisse, il vote plus et Abdel, fiscalement français, on lui file le droit de vote. Abdel, il donne des sous au gouvernement (pas beaucoup, mais c’est pas de sa faute), c’est normal qu’il en contrôle l’utilisation.

J’admets. Ça manque de panache, ça fait boutiquier terre-à-terre. C’est confondre l’amour sacré de la Patrie et la trivialité du portefeuille. Voire ! Aimer, c’est payer, tous les psys vous le diront…

On en reparlera…

dimanche 20 mars 2011

A LA VILLE COMME A LA VILLE

Préliminaire : ce texte est complètement géopolitique : les rapports entre Etats sont calqués sur les rapports entre personnes.

On a deux mots qui dérivent tous deux du latin « urbs ». Urbs, c’est la ville. Ça a donné « urbanisme » et « urbanité ». Urbanisme, c’est comment on construit la ville. Urbanité, c’est comment on y vit.

Urbanité, c’est un synonyme assez chic de « politesse ». Un mec urbain, c’est pas un mec qui vit en ville, c’est un mec bien élevé. Un qui s’efface devant les dames et leur tend leur manteau. Un qui s’excuse quand il te bouscule. Un qui se présente quand il te parle.

Au départ, urbanité, c’est un mode de comportement en ville. Il en faut un, forcément. La ville, c’est pas la campagne, rien n’est pareil. Et donc, les codes changent pour que les relations humaines soient facilitées. Le bruit, par exemple. A la campagne, le bruit, c’est pas un problème. Tu vis dans une ferme isolée, si tu mets la techno à fond, ça dérange que les mulots. Tu t’en fous, des mulots. Dans le village, c’est différent mais les murs sont épais, alors on peut faire du bruit. Parler plus fort, s’engueuler.

A la campagne, tu parles haut. Souvent t’interpelles un mec qui est loin. Faut crier si tu veux qu’il t’entende. A la campagne, on se hèle. En ville, on peut pas. Ne serait-ce que parce qu’on est nombreux. Cent mecs qui se hèlent, ça devient un vacarme.

A la campagne, quand tu vas voir ton voisin, tu gares ta bagnole dans la cour, devant la porte de la cuisine. Y’a de la place. C’est pratique pour les livreurs de chez Darty. En ville, si tu vas voir un pote, t’es content quand t’as trouvé un parking à moins de 100 mètres. Ou une place autorisée. Et même, y’a des fois où y’en a pas.

C’est juste des exemples. On pourrait en trouver d’autres. Mais ceux-là suffisent. Le problème majeur des villes, c’est qu’elles sont envahies, année après année, par les campagnards qui viennent y survivre. Je le sais, j’en fais partie. Cette émigration, la seule qui vaille qu’on s’y intéresse, s’est largement accélérée depuis trente ans. Accélération qui fait que les non-urbains ne s’intègrent plus et n’apprennent plus les bases de l’urbanité.

Les conchieurs de l’émigration se plantent grave. Le problème, c’est pas le pays d’où vient l’émigré. Ce qu’on reproche aux émigrés, c’est d’importer la campagne à la ville. A la campagne, on vit dehors, les gosses poussent sous le regard du village, on se retrouve sur la place de la Mairie le soir. C’est vrai pour le Mali comme pour le bas-Berry. Seulement voilà : le hall d’un immeuble, c’est pas la Place de la Mairie. En ville, les gosses restent à la maison et les rues ne peuvent pas se changer en terrain de foot.

A la campagne, on peut se garer en double file. Il passe deux voitures par jour, on gêne personne. Et si on gêne, le mec il reconnaît ta voiture, il descend te causer et dans le meilleur des cas, ça fait deux voitures en double file et deux chauffeurs au bistro. En ville, ça marche pas comme ça. C’est pas deux voitures par jour, c’est deux voitures à la minute. Le syndrome du plouc, c’est le mec qui se gare n’importe où, de préférence sur les clous ou en double file pour faire comme à la campagne, être au plus près du but. Lui, t’es sûr que c’est un rural, quelle que soit sa plaque d’immatriculation. Quel que soit son statut social aussi.

L’émigré, ce qu’il importe à la ville, c’est d’abord ses habitudes de campagnard. Après tu peux dire indifféremment « campagne » ou « bled », c’est sans importance. Les gosses qui jouent au foot sur les trottoirs en emmerdant les piétons, en se ruant sur la chaussée et en hurlant, ils sont de toutes les couleurs. Les béleurs socio-compatibles vont me dire qu’ils peuvent pas jouer ailleurs, qu’y a pas assez de squares, pas assez de terrains de sport. Ben non. Y’en a jamais eu. La ville n’est pas adaptée aux jeux des gosses. Le petit urbain, il reste à la maison, avec ses joues pâles et il adore faire les courses parce que ça le sort du confinement de sa chambre. Relisez Les Beaux Draps. Le petit campagnard et le petit urbain, ils vivent pas pareil. C’est juste une question d’espace, d’organisation du territoire, d’utilisation du territoire. J’admets que c’est chiant pour le petit urbain. Les gosses, ça déborde d’énergie. C’est chiant, mais c’est comme ça parce que la ville c’est pas la campagne et que tu peux pas avoir le beurre et l’argent du beurre. Alphonse Allais a eu une phrase inoubliable sur le sujet.

Les parents n’y voient pas malice. Eux, à la campagne, ils vivaient dans la rue, ils jouaient dans la rue. Ils trouvent normal que leurs gosses fassent comme eux. Ils n’ont absolument pas conscience qu’en déménageant à la ville, ils doivent renoncer à leurs habitudes campagnardes. Ils n’ont même pas conscience que leurs habitudes sont campagnardes. S’ils viennent d’ailleurs, ils vont te dire qu’enfermer les gosses, c’est des habitudes de Français. Ou de Parigots, s’ils viennent de moins loin. Ils n’ont pas conscience que la différence socio-culturelle prend ses racines dans la taille du territoire. Pas la peine de leur expliquer : en arrivant à la ville, ils pensent s’être lavés de leur ruralité, juste en changeant d’adresse. Ils oublient que le hareng sent toujours la caque et que le ton qui monte et la voix qui porte, c’est un privilège rural.

Toi, si tu veux élever un môme de manière urbaine, t’as du mal. Ne cours pas dans l’appartement, pense aux voisins. Ton môme, les voisins, il s’en tape. Pour peu que les voisins soient des ruraux et laissent leur môme courir, t’as l’air d’un vieux birbe. Le conflit des générations démarre. Comme t’es bien élevé, tu mets des tapis ou de la moquette. Mais ça marche pas pour tout.

Le voisin, l’Autre, c’est la base de l’urbanité. Parce que c’est pas le même voisin qu’à la campagne, tu vis sur lui, pas à côté. L’urbanité rejoint l’urbanisme. L’étage, ça oblige à d’autres modes de vie. Encore faut-il les connaître ou avoir envie de les connaître.

Cherchez pas. Les sociologues de bistro passent leur temps à dire que l’émigration asiatique ne pose pas de problèmes. Normal. L’émigré asiatique, dans la majorité des cas, il vient de la ville. Il sait se fondre dans le paysage. Il fonctionne à Paris comme à Canton ou Hanoï. Le Chinois, quand tu lui demandes d’où il vient, tu peux aller vérifier. C’est pratiquement toujours une ville que tu connais pas mais qui se balade au-dessus du million d’habitants. Lui, vivre en ville, il sait. Il est urbain. Et donc, il ne pose pas de problèmes en ville. Ailleurs non plus, vu qu’il n’y va pas.

Pas la peine de s’énerver. La transfusion est en cours. On voit se créer une civilisation urbaine néo-rurale. On vit de plus en plus à la ville comme à la campagne. C’est pas Reggiani et les loups sont entrés dans Paris. C’est pas une invasion, c’est une diffusion. Parce que les modes de vie campagnards, ils conviennent finalement. Personne n’aime se garer loin. Personne n’aime devoir baisser le son de sa télé. Personne n’aime les contraintes. Pas la peine de gueuler quand un mec se gare en double file. Tu fais pareil quand ça t’arrange. Et tu hurles comme un perdu quand un joueur de ton équipe favorite colle le ballon dans les filets de l’autre. Les voisins, ils ont qu’à comprendre. On est pas des bêtes.

Ben si, justement. Quant tu refuses la contrainte, quand tu refuses la vie sociale et ses obligations, tu te comportes comme une bête. La bête, c’est le non-contrôle. On en a déjà parlé (http://rchabaud.blogspot.com/2010/11/emile-et-adolf.html ). Après, c’est juste une question de dosage et de fonctionnement. En gros, savoir si tu peux payer le PV ou pas. Ou alors, faire comme ma voisine qui s’étonne parce que j’appelle les flics à minuit quand elle fête son anniversaire en m’empêchant de dormir. Elle avait collé une petite affiche dans le hall de l’immeuble pour nous prévenir. Ben, c’est pas parce que tu préviens un mec que tu vas lui coller un couteau dans le ventre que ça te donne le droit de le faire. La règle, c’est 22 heures. C’est pas l’heure que je veux le jour où je veux.

Je sais. Je suis psychorigide. Terme inventé pour caractériser ceux qui valorisent le groupe contre l’individu. Quand je dis « groupe », je veux dire groupe social. Parce que valoriser le groupe du CAC40 contre l’individu, ça c’est permis. Voir France-Telecom.

On en reparlera…

jeudi 17 mars 2011

PROGRAMMATION PAS GENETIQUE

C’est vrai que je me suis laissé aller contre Christian Jacob. J’ai oublié les seconds couteaux comme Lellouche, député mononeuronal de mon arrondissement, et sa charge contre DSK « grand bourgeois ». Ces trucs, on les a déjà entendus. Contre Blum et sa vaisselle en or ou contre Jaurès et son château. Arguments nuls. On peut être un grand bourgeois sans penser comme la grande bourgeoisie. Marx, autre bon exemple. Ou Che Guevara, grand bourgeois argentin.

On est en politique et en politique, seuls comptent les actes. Peut-on être un grand bourgeois et ne pas agir comme un grand bourgeois ? Et inversement, peut-on être fils de prolétaire et agir dans le sens de la grande bourgeoisie ? La pierre de touche est là. Peut-on aller contre des années de programmation pas génétique ? J’ai déjà évoqué le problème à propos de Deng Xiaoping.

On a plein d’exemples. Tous les nobles ou grands bourgeois révolutionnaires qui ont voté des textes allant à l’encontre de leurs intérêts de classe. On a aussi des contre-exemples. Laurent Fabius, fils d’antiquaire, faisant sortir les objets d’art de l’assiette de l’ISF. Dans ce cas précis, on voit bien que la programmation sociale n’est pas innocente.

Que DSK soit un grand bourgeois, on s’en fout. Blum, Jaurès, Mitterrand étaient aussi des grands bourgeois. C’est la programmation qui devrait nous intéresser. La programmation de DSK lui permet d’être le patron du FMI. Méfiance ! Encore que on ne puisse pas exclure que, Président socialiste de la France, il fasse une politique opposée à celle du FMI et qu’il la fera mieux que quiconque puisqu’il connaîtra les arcanes. Je rêve ? Et alors ?

Oui, je rêve. La programmation, elle est quasiment la même pour tous nos hommes politiques. Mêmes écoles, mêmes cursus, mêmes profs, mêmes influences, mêmes discours ambiants. Ils ont tous étudié Friedmann plutôt que Stiglitz, ils ont tous les mêmes certitudes. Dans leurs écoles, on apprend à trouver des terrains d’entente, on machiavélise soft. Leurs différences s’expriment aux marges. On a pu voir (et on l’a oublié) Sarko et Hollande posant ensemble sur une couverture de Paris-Match pour nous expliquer que l’Europe, c’est bien. Et c’est la même Europe, déréglementée, asociale, ultralibérale. Tu prends la liste des privatisations, t’en as autant sous les gouvernements de gauche que sous les gouvernements de droite. A gauche comme à droite, la productivité doit être financière avant d’être sociale. A gauche comme à droite, on oublie que l’Etat doit être un outil de correction des inégalités. Comme le disait Monsieur de Silhouette (je vous en parlerai un jour de celui-là) « dans un Etat bien administré, Sire, le fort supporte le faible ». Il parlait à Louis XV.

Tiens, la Poste. J’envoie une lettre à mon propriétaire qui habite à trois rues de chez moi. Je paye le même prix que si je l’envoie à mon copain Jean-Pierre qui est garde forestier à Iraty. Pourtant, c’est pas le même coût. Mais la Poste fait une moyenne. Si elle applique un coût réel, Jean-Pierre, je vais pas lui écrire souvent. Envoie un mail, me soufflent les tenants de la modernité. Difficile d’envoyer un mail à un mec qui n’a pas de connection Internet et qui n’a d’électricité que grâce à un groupe électrogène. OK, des comme lui, y’en a pas beaucoup. Est-ce une raison pour les oublier ? Surtout que les gardes forestiers, ils font un vrai boulot utile à la société. Quand l’Etat fait surpayer les lettres de voisinage et plombe les mailings, il fait son boulot qui consiste à envoyer une petite voiture jaune à une heure du plus proche village pour qu’un mec utile ne soit pas oublié qu’il continue à faire partie de notre communauté au même prix que les autres.

OK. Y’a des abus dans la fonction publique. J’admets. Parfois, t’as quatre mecs pour faire le boulot de deux. C’est pas rentable. Est-ce que c’est plus rentable d’en foutre deux au chômage ? De toutes façons, va falloir les indemniser, s’en occuper. Ils vont moins consommer, se précariser. Qui peut affirmer que c’est bon pour la Nation ? Quand tu fais ça, tu fais un truc de gestionnaire à la con. T’enlèves le coût d’un côté (l’entreprise) pour le transférer à l’Etat. C’est juste un changement de ligne, une modification du poste budgétaire. Si l’entreprise est nationalisée, tu ne supprimes pas le coût, tu nettoies ton budget. Si tu privatises, tu transfères le coût social du privé au public. Tu supprimes une notion pourtant républicaine : le devoir social de l’entreprise.

Ça, c’est une notion oubliée. Même dans les entreprises où l’Etat conserve des intérêts. Renault, par exemple. Renault qui va produire ailleurs et supprime des emplois en France. C’est bon pour les dividendes. Est-ce bon pour la Nation ? Le PDG de Renault a fait son choix et l’Etat n’a rien dit. Tout simplement parce que les représentants de l’Etat ont fait les mêmes écoles que les dirigeants de Renault, des écoles où on leur a appris à produire du dividende. L’intérêt national, c’est ringard dans un monde globalisé.

Soyons clairs : je n’affirme pas qu’il faille tout produire en France et que les dividendes n’ont pas d’intérêt. Je pose juste la question du choix et des conditions qui influencent ce choix. Je me demande comment on place les curseurs. C’est une question récurrente. Le privé, c’est son jeu de transférer tout ce qu’il peut à l’Etat. Quand il crée du chômage, un patron fait son boulot de patron. Il allège la masse salariale et l’Etat paye à sa place.

Je me demande surtout pourquoi les politiques l’acceptent. Pourquoi personne ne dit jamais NON. Pourquoi tout baigne dans un consensus mou. J’ai pas été habitué à ça. Il est vrai que j’ai commencé à m’intéresser à la politique à une époque où gouverner, c’était se confronter. On allait de bras de fer en bras de fer. Les syndicats qui emmerdaient le patronat, le Vieux Général qui s’opposait aux Ricains (ou aux Anglais, c’est pareil). Une droite où dominaient ceux qui avaient dit NON à Pétain et une gauche confite dans la dialectique qui lui imposait de dire NON à l’autre. Tu te situais par le NON.

Sauf que le bras de fer, t’es pas obligé de le gagner. Alors, dans les écoles de management, politique ou commercial, on a créé des cours de négociation avec le but ultime : arriver à des accords gagnant-gagnant. Des accords sans perdant. Le nirvana absolu, la disparition de la défaite. De la défaite immédiate, bien entendu, parce qu’à terme, plus ou moins long, y’a toujours un perdant. Gagnant-gagnant, c’est que de la com’. Du bruit avec la bouche, des communiqués pour la presse, Munich qui recommence.

Dans la négociation, personne ne dit jamais « Non ». Personne n’aligne une mandale à l’adversaire. C’est poli, feutré, discret. Les gens civilisés adorent. Mais si quelqu’un ne joue plus le jeu, c’est la panique. Gbagbo qui dit « Je reste Président et je vous emmerde » ou Khadafi qui affirme « Je suis chez moi, je fais ce que je veux ». Alors, là, la machine se bloque. On change les négociateurs, on essaye de changer les règles, on proteste, on conciliabule, on frénétise. Sauf que sur le terrain, ça change rien. Ceux qui jouent pas le jeu, on les cloue au pilori, c’est rien que des voyous. Mais, eux, que tu les traites de voyou, ils s’en foutent. Ton opinion de petit mec bien élevé, ils s’en torchent avec délectation. Et que des bonshommes meurent (le plus souvent parce qu’ils les tuent), c’est la cadet de leurs soucis. C’est pas nouveau. Les voyous, ils savent que ça s’arrange avec le temps. Franco, il avait compris. Après quelques années, il était redevenu fréquentable. Franco et quelques autres. Pinochet, on faisait la queue dans son bureau pour acheter du cuivre.

Le voyou gagne toujours parce qu’il fait peur. On en a déjà parlé (http://rchabaud.blogspot.com/2010/09/nous-avons-peur-dune-guerre.html ).Des fois, le voyou, il fait un peu semblant, histoire de faire tomber la méfiance. Et puis, il applique de nouveau ses règles qui ne sont pas les nôtres. Parce qu'il a pas été programmé comme il faut...

On en reparlera….

lundi 14 mars 2011

LE BERSSIN, LE JAPON, L’ATOME, LE FRIC

Bon, on y a droit. Un gros séisme au mauvais endroit (ça aurait pu être pire, remarquez), une centrale nucléaire qui explose et tout le monde se met à hurler sans regarder tranquillement la question. Tranquillement ? Au pays d’Hiroshima ? Et pourquoi pas ? Pleurer, crier, ça fait pas avancer les choses. Ça soulage. Et encore pas tout le monde.

En oyant la nouvelle, j’ai pensé au BERSSIN. C’est un truc qu’est pas très connu, le Bureau d’Etudes des Risques Sismiques pour la Sureté des Installations Nucléaires. C’est français. Rien que le nom…. J’ai bossé avec eux, y’a quelques lunes. Je peux témoigner que c’est des très bons. Des sismologues de haut vol. Leur truc, c’est pas la prédiction, ils savent bien qu’on est dans le délire. Non, eux, ils doivent voir comment ça se casse la gueule quand ça bouge. Parce que c’est pas pour dire, mais les tremblements de terre, c’est une grande famille, y’en a pas deux pareils. Alors, ils étudient. Depuis plus de trente ans, ils décortiquent les tremblements de terre dans une seule optique : comment ça peut affecter une centrale nucléaire. Cherchez pas : y’a pas un organisme dans le monde avec une telle expertise.

Quand j’ai connu le BERSSIN, il dépendait du CEA, le Commissariat à l’Energie Atomique. Commissariat, t’as compris. C’est un truc gouvernemental. Aujourd’hui, il dépend de l’IRSN, l’Institut de Recherche et de Sécurité Nucléaire. Encore des fonctionnaires, mon bon Monsieur. De ces gens dont on se demande pourquoi on les paye. Ces gens qu’on veut laminer, raboter vu qu’on nous a fourré dans la tête qu’ils servent à rien qu’à emmerder le monde.

L’atome, c’est politique. Même l’atome civil parce que c’est vachement imbriqué avec le militaire. Du temps du Vieux Général, l’Etat tenait tout en mains, depuis la COGEMA qui faisait des trous dans le Limousin pour trouver de l’uranium jusqu’au CEA qui contrôlait l’ensemble. Du temps du Vieux Général, on rigolait pas avec l’atome. D’où le BERSSIN.

Depuis, on a avancé. Enfin, c’est ce qu’on croit parce que moi je trouve qu’on a régressé, mais vous savez ce que c’est, les vieux, ça regrette toujours le bon vieux temps. On a avancé parce que l’atome est devenu un marché. Alors, le privé a pointé le bout du nez. C’est efficace le privé, tout le monde sait ça. Efficace pour faire du fric, sans l’ombre d’un doute. Pour le reste…

Pour le reste, EDF est encore nationalisé. TEPCO qui gère les centrales japonaises est un groupe privé. Au cas où vous le verriez pas, c’est pas pareil. TEPCO s’est déjà fait allumer pour des dysfonctionnements concernant la sécurité. Ils avaient juste un peu falsifié les documents. Juste ce qu’il fallait pour assurer l’essentiel : la production d’électricité et les profits des actionnaires. Parce qu’un groupe privé, au cas où vous l’auriez oublié, son but c’est de produire et que la sécurité, ça renchérit la production. Dites ça à un dirigeant de n’importe quel producteur d’électricité nucléaire, il va vous jurer la main sur le cœur que la sécurité est son seul souci. Le parjure fait, de toutes façons, partie de la règle du jeu.

Three Miles Island, c’était aussi un groupe privé et les dysfonctionnements existaient, pour les mêmes raisons qui produisent les mêmes effets. Quand t’es privé, tu peux pas perdre de fric. Quand t’es nationalisé, tu t’en fous. Tu dis au gouvernement qu’il y a un souci et c’est lui qui décide. En général, il prend pas de risques. Un peu plus de déficit ou un peu moins, c’est pas si grave. Un accident nucléaire, ça peut te coûter les élections. Faut avoir le sens des priorités.

Tout ça pour dire qu’encore une fois, on entend les loups hurler à la lune et les imbéciles se précipiter dans la mauvaise direction. On voit des manifs, des mecs déguisés, des incantations et des symboles. Les écolos nous refont le coup de la guerre de religions. Et pour nous rassurer, on demande à Besson de s’y coller, lui qui est le mec le moins rassurant du monde, le genre de bonhomme, quand il te dit Bonjour, tu cherches où est le mensonge. Tout le monde réclame un débat, un débat qu’on n’aura pas. On ne saura rien, on ne verra pas un ingénieur nous disséquer des plans de centrales, on n’aura pas un seul argument à la hauteur de l’enjeu, c’est à dire pas un seul argument technologique ou scientifique. On va avoir un débat religieux avec de belles images bien angoissantes, avec des irradiés en pleurs, on va continuer à nous chatouiller l’affect et à enterrer notre raison. Cette différence privé/public, on n’en parlera pas, surtout à cause de Tchernobyl qu’était pas privatisée. Pas privatisée mais avec un fonctionnement identique, c’est à dire un fonctionnement productiviste. Il faudra bien un jour étudier le système soviétique comme un système productiviste de pays pauvre, un système calqué sur le capitalisme, avec les mêmes objectifs et les mêmes méthodes, mais sans les mêmes moyens.

Un vrai débat, aux yeux des politiques et des journalistes, c’est toujours chiant. Un vrai débat, ça fait appel à des arguments techniques, à des mecs qui te décortiquent des articles de lois, à des ingénieurs qui te sortent des schémas imbitables, bref des gens qui te mettent face à tes lacunes. Parce que faut pas se gourer, si tu comprends pas, c’est parce que t’es pas au niveau. Et te mettre face à ta nullité, c’est le plus sûr moyen pour que tu changes de chaîne. Nagui, il te prend pas pour un con, lui. C’est ce que tu crois. Parce que si tu connais pas les paroles d’un tube oublié des années 70, tu passes pour un con. Quand même.

Le problème, c’est pas le nucléaire. C’est la mise en œuvre du nucléaire. C’est le contrôle de l’Etat sur le nucléaire. C’est le niveau de rentabilité du nucléaire. La question n’est pas de savoir si nous avons besoin ou pas de nucléaire, la question est de savoir qui va s’en occuper. Si tu laisses le nucléaire aux fonds de pension, t’es tranquille : t’auras des morts.

La différence entre public et privé, c’est le BERSSIN. Des mecs payés pour ajouter des coûts et ralentir le retour sur investissement. Des charges. Un frein à la rentabilité. Je suis bien tranquille : dans le débat qui se profile, on n’évoquera pas le BERSSIN. Et s’il y a des irradiés, ce sera la faute à la terre qui tremble ou au nucléaire instable. Pas au capitalisme qui fait passer les profits avant la sécurité. Zola l’avait déjà évoqué. Qui c’est Zola ?

On en reparlera…

samedi 12 mars 2011

L'ART DU CONTRETEMPS

Hommage déguisé à Luc Etienne, journaliste, écrivain et pataphysicien de renom. On peut rigoler quand on est pataphysicien, c’est même recommandé. Quand on est Président de la République, ça demande réflexion.

Nous sommes le 11 mars au matin. Khadafi vient de reprendre Ras Lanouf, c’est à dire le robinet du pétrole et des finances libyennes. Au même moment, notre Président vient de reconnaître l’opposition et envoie un ambassadeur à Benghazi.

Ce genre d’action doit être jugé à l’aune des événements politiques. Le Président engage la France, sa parole, son crédit, sa capacité d’analyse. Sa capacité d’analyse, pas sa capacité de réagir affectivement. L’affect, c’est pour les relations personnelles, pas pour les relations entre Etats. La question n’est pas de savoir si Khadafi est un dictateur sanguinaire qui tire sur son peuple. La question est de savoir où est l’intérêt de la France. D’ailleurs, c’est ce que nous avait dit le Président quand il faisait la bise à Khadafi et les gros yeux à Rama Yade. Par parenthèse, le Ministère de Rama Yade, c’était une bonne idée. On pouvait évoquer les problèmes affectifs tout en pratiquant la Realpolitik. Chaque chose à sa place.

Il paraît que le Président tente un pari. Il est convaincu que l’opposition va gagner. Comme en Tunisie. Comme en Egypte. Et il se place pour l’avenir. Quand l’opposition sera à Tripoli, on va toucher le jackpot. Pas quand… Si…

Je ne sais pas qui le conseille. Dans une guerre civile, quelle qu’elle soit, le problème est toujours le même ? Où est l’armée ? Je renvoie, encore et toujours à l’Espagne. L’armée était majoritairement contre la République. Malgré les Brigades Internationales, malgré le soutien politique des voisins, Franco a gagné. En Tunisie, l’opposition a gagné quand l’armée a basculé. En Egypte, l’armée n’a pas basculé. Elle a laissé tomber Moubarak et a repris le pouvoir qu’elle détient, en fait, depuis 1952. L’armée a remplacé un général-président par un collège militaire. Pour l’instant, je n’y vois pas une victoire de la démocratie. La situation n’est pas fondamentalement différente. C’est l’un des dangers de la cristallisation sur une personne. On peut changer cette personne sans que la situation ne change.

Pour autant que les informations soient correctes, où en est-on en Libye ? L’armée est avec Khadafi. On peut toujours nous montrer des images de soldats pactisant avec l’opposition mais, à priori, le gros des troupes est loyaliste. Surtout l’aviation. C’est pas rien, l’aviation. Demande aux habitants de Gernika. Ou de Durango : la Légion Condor y a rasé un hôpital. Comme l’aviation de Khadafi. Les aviateurs adorent raser les hôpitaux, c’est des grosses cibles mal protégées. C’est pas bien mais c’est comme ça. L’indignation est de courte durée, mais les effets stratégiques sont durables.

Khadafi est engagé dans une opération de reconquête. Il a l’argent les hommes, les armes. En face, aussi sympathiques soient-ils, les opposants n’ont rien. Et la géographie ne les aide pas vraiment. Jusqu’aux environs immédiats de Benghazi, c’est rien que des plateaux désertiques parfaits pour les attaques aériennes et les avancées de chars. Et on se pose la question de savoir si l’Egypte pourrait servir de sanctuaire aux opposants susceptibles de s’y replier. Je n’ai pas la réponse. Qui l’a ?

Autant dire que c’est mal barré en ce matin du 11 mars. L’opposition a besoin d’une aide extérieure. Raison pour laquelle notre Président y songe. Je ne sais pas ce qu’il a comme cartes en mains, mais avec les troupes engagées en Afghanistan ou en Côte d’Ivoire et le Charles-De-Gaulle en carénage à Toulon, on peut penser que sa marge de manoeuvre est faible. Un contingent symbolique ne suffira pas. Notre aviation sera assez loin de ses bases sauf si la Tunisie ou l’Italie nous filent un coup de mains. C’est pas gagné non plus.

Il faut regarder la situation avec un peu de détachement. C’est une guerre. Inutile de pleurer sur les morts et de compter les blessés. Dans une guerre, il y a des morts et des blessés. Des deux côtés. La question n’est pas seulement de savoir si on doit intervenir mais aussi QUAND on doit intervenir. Et là, on est à contretemps. Khadafi a eu le temps de sécuriser la Tripolitaine. Il vient de reprendre le rivage des Syrtes et il s’attaque à la Cyrénaïque. L’attaquer quand il était empêtré sur deux fronts eut été une bonne idée. C’est difficile de tenir deux fronts à la fois. Aujourd’hui, il n’y a plus qu’un front et il semble se débander.

Mais, me dira t-on, on ne pouvait pas intervenir avant parce que les instances internationales hésitaient. C’est le moins qu’on puisse dire. La Chine et la Russie menacent de faire jouer leur droit de veto. Même Obama joue la valse du j’y va ti- j’y va ti pas. Aujourd’hui, l’Europe se réunit pour parler de la Libye.

Ce soir du 11 mars, les résultats sont pitoyables. Personne ne veut y aller : notre Président semble bien seul et tout laisse à penser qu’il ne bougera pas une oreille. Il aura des milliers de bonnes raisons diplomatiques. Tu causes, tu causes, c’est tout ce que tu sais faire. Tu causes sans savoir, tu causes au mauvais moment. Tu crées un espoir que tu vas laisser mourir.

Ce soir du 11 mars, la Libye a disparu de nos écrans, effacée par le tsunami japonais. Khadafi a les mains libres, il peut continuer à bombarder les hôpitaux pendant qu’on nous montre a satiété la vague qui submerge Sendaï. Pas vu, pas pris, ça marche aussi pour les guerres. Ce soir du 11 mars, le Président propose son aide au Japon. Ça, c’est à force de fréquenter Kouchner. Qui n’aidera t-il pas ?

Je me marre. J’ai des messages de copains qui approuvent le Président. Des mecs de gauche, des impliqués. Enfin, impliqués… Pas trop quand même. Impliqués comme le Président, impliqués en paroles. Aucun de mes copains n’a pris l’avion pour Benghazi afin de se mettre à la disposition des insurgés libyens. Aucun ne cherche à former des Brigades Internationales, aucun n’est prêt à se battre. Leur rhétorique est au point : aujourd’hui, se battre, c’est faire circuler de l’information. Pas risquer de prendre une balle dans le bide. Moi, je me marre quand je lis leurs messages : ils écrivent moins bien que Malraux comme ils se battent moins bien que Malraux. Ils adoptent plutôt la position de Sartre : je suis plus utile où je suis. Si tu veux le croire…. T’es pas Malraux mais t’es pas Sartre non plus.

Faut arrêter de se piquer de mots. No Pasaran, c’est vachement beau. Sauf qu’ils sont passés et qu’ils ont pris le pouvoir. La cruelle réalité est toujours là. Les gourous des autoroutes de l’information peuvent toujours dire que Twitter crée des révolutions. C’est faux. La Tunisie, c’est un môme qui s’est immolé par le feu, pas un mec qui a envoyé des tweets. Le détonateur, ça a été l’âcre odeur de la viande humaine qui se consume.

Notre Président n’a rien fait quand il était temps de faire. Puis, il a parlé à contretemps, pensant peut-être que parler, c’est agir. Un copain me dit qu’à Benghazi on agite des drapeaux français et que ça lui fait chaud au cœur. On ne se protège pas des roquettes avec des symboles. Les symboles, c’est pour les curés. Quand l’aviation de Khadafi bombardera Benghazi, c’est pas un bout de tissu tricolore qui t’empêchera de crever.

Ce matin du 12 mars, je pense à un dessin de Reiser. C’est un petit mec qui se marre devant une affiche décrétant la mobilisation générale. Il se marre, il se marre, il se marre tant qu’il en fait une attaque et qu’il meurt. Alors, la foule brandit son cadavre et l’enveloppe dans un drapeau en hurlant : « Vengeons le premier martyr de notre cause ». C’est comme ça qu’on crée des symboles.

On en reparlera…

mercredi 9 mars 2011

LES ORIENTALISTES

Je les connais bien, les orientalistes. Quelques copains sympas affirment que j’en fais partie. Dieu m’en préserve ! Il est exact que j’ai usé mes fonds de culotte sur les bancs des Langues O’. Précisons que je suis entré à l’ENLOV, pas à l’INALCO. Les connaisseurs feront la différence. J’y ai passé quatre ans. Quatre années fort instructives.

Je ne suis pas entré à l’ENLOV par passion des civilisations orientales. J’y suis allé parce que le cursus n’existait pas à Bordeaux et que, désireux de faire des études de lettres, je ne voulais pas aller dans une fac dirigée par Robert Escarpit. Je voulais la Sorbonne. En plus, j’avais une copine à Paris. Entrer aux Langues O’ me permettait de fuir Bordeaux. C’est pas une vraie vocation. J’avais l’idée de m’inscrire et de pas y foutre les pieds. Macache ! On contrôlait les présences et si t’étais pas assidu, t’étais viré et tu repartais à Bordeaux. Quand faut y aller, faut y aller…

Après tout, autant en profiter. Les profs, ils étaient plutôt bons. J’en ai appris des trucs finalement. Je me suis forgé une vraie culture de l’Orient. Sans trop de peine grâce à ces profs exceptionnels. T’avais rien à foutre qu’à écouter. Je m’y suis fait quelques bons copains, des vrais, des que j’ai encore quarante ans après.

Dans les mecs avec qui je trainais à La Canourgue, magnifique bistro auvergnat de la rue de Lille, y’a eu quelques grandes carrières, des gonzes qui sont à l’EPHE, des mandarins de top niveau, des qui pouvaient viser le Collège de France. Pas fiers pour autant. J’ai eu la chance de fréquenter François Martin, un sinologue exceptionnel, un qu’on invite jamais pour parler de la Chine à la télé. Je ne peux penser à lui sans une immense tendresse. Un bon test : Gentelle était d’accord avec moi.

Tout ça pour dire que je connais la faune. Elle est vraiment sympa mais elle n’a qu’un défaut : elle aime l’Orient. C’est la tare originelle des orientalistes : ils aiment leur sujet d’études. A l’excès. Le nombre d’orientalistes qui épousent des nanas originaires des pays qu’ils étudient est stupéfiant. Ils vont jusqu’au bout de cette espèce de pulsion amoureuse. Pour eux, tout est beau, tout est aimable au sens premier du terme, de la religion aux gonzesses. J'aime bien.

Plutôt sympa mais ça n’aide pas à la rigueur scientifique. Quand tu pointes des tares ou des défauts (toutes les civilisations en ont), ils esquivent, ils atténuent, ils modèrent. Ils te dessinent le pays des Bisounours. On te raconte les maîtres de zen et quand t’arrives à Tôkyô, le premier truc que tu voies, c’est Shinjuku, les néons, les mecs à crête rouge et les mangas. Comme si on t’avait raconté Vézelay et Cluny et que tu débarques à Pigalle. Y’a comme un écart. Parce que faut pas rêver : les maîtres de zen au Japon, y’en a pas beaucoup plus que les abbés bénédictins en France et ils ont à peu près la même influence. Tout ça, je l’ai déjà raconté. Lisez Ailleurs, c’est comme ici aux éditions Pages du Monde, vous gagnerez du temps.

L’Orient, c’est pas parfait. C’est pas parfait à nos yeux. Alors, on juge. Les Chinois jettent les petites filles à la poubelle. Pour nous, c’est pas bien. Admettons même que ça ne soit pas bien en général. Quand on s’est indigné, a t-on expliqué ? Et quand c’est expliqué, sommes-nous prêts à accepter l’explication ? C’est le piège tendu aux orientalistes : ils aiment tellement leur sujet d’études qu’ils se sentent impliqués dans le jugement que nous allons porter. Tu critiques la Chine, c’est comme si tu les critiquais, eux. Ils ne sont pas capables de nous dire que notre vision européo-centrique, elle ne fonctionne pas, elle n’est pas universelle. Ça nous emmerde, mais c’est comme ça. Et notre prosélytisme, la plupart des peuples s’en foutent. Ils font juste un peu semblant tant qu’ils ont besoin de nous.

Alors, les orientalistes esquivent. Ils oublient, ils cachent la poussière sous le tapis. Prends la bibliographie orientaliste. En tête, vient la religion. Ça, ils adorent mes copains orientalistes. C’est vachement bien la religion, c’est que des bons sentiments, de vrais penseurs, des passerelles partout. Ça, on peut comprendre. Souvent, on oublie les passerelles. La méditation, c’est super oriental. Sauf que l’un des plus beaux traités de méditation, c’est les Exercices Spirituels d’Ignace de Loyola. La prière par le souffle, c’est hyper yogique. Sauf que c’est chez St Jean Chrysostome qui est un Père de l’Eglise. Mais bon, chipotons pas. L’Orient, c’est le continent de l’Esprit et les orientalistes, ils s’emploient à nous le prouver.

Derrière la religion, la bibliographie orientaliste adore l’Art (remarquez la capitale). On y met tout, les peintures des Song, la calligraphie, la laque, l’art des bouquets japonais, le gamelan balinais et le sitar de Ravi Shankar. T’as pas intérêt à dire que t’aimes pas, tu vas voir le tollé. J’ai essayé, qu’est-ce que j’ai pris ! Pourtant, pour écouter pendant deux heures du gagaku, faut avoir fumé la moquette ou être un musicologue très averti. On va te bassiner avec les rapports entre l’Art et la Religion ce qui est pas véritablement un scoop. En Europe, jusqu’au XVIème siècle, l’Art est essentiellement religieux vu que l’Eglise est la seule à avoir le pognon pour payer les artistes dont elle a besoin. T’as pas Jules II, t’as pas Michel-Ange non plus. L’art profane, les orientalistes, ils aiment pas trop, ne serait-ce que parce qu’il est souvent très licencieux. Les estampes japonaises, c’est pour les vieux cochons. Sauf Hokusai qui reste fréquentable.

Idem pour la troisième catégorie, Littérature et Langue. Surtout littérature parce que la linguistique, c’est pas très sexy. Il a fallu attendre la fin du XXème siècle pour que Pimpaneau traduise le Jeou-Pou-Touan (ceux qui, au vu des indications de l’éditeur, pensent que la traduction est de Klossowski se trompent ; c’est Pimpaneau lors d’un séjour à Pékin en 1959). La littérature orientale, elle doit être présentable. Il a fallu du courage au Seuil pour éditer Mo Yan qui, d’ailleurs, n’a pas eu le succès escompté. On peut aussi aller voir les œuvres de Mishima traduites en français. Quand j’étais au Japon en 1970, Mishima faisait scandale avec une pièce intitulée Mon Ami Hitler. A la fin de chaque représentation, il venait saluer le public déguisé en SS. La pièce n’a jamais été traduite et ne figure pas dans plein de bibliographies de Mishima. On peut multiplier les exemples. Il faut garder l’Orient présentable, lisible par les jeunes filles en fleur. Et filer le Nobel à Kawabata, petit vieux bien propre, plutôt qu’à Mishima, homosexuel fasciste. Ou à Gao Xingjian plutôt qu’à Mo Yan. C’est vrai ça, La Montagne de l’Aube, c’est plus convenable que Beaux Seins, Belles Fesses.

En fait je dis tout ça parce que j’ai été énervé de voir deux sinologues que j’aime bien, Francis Deron et René Viénet se faire censurer par Mondes Chinois à cause d’un article sur les atrocités de la Révolution culturelle où Deron cite des cas de cannibalisme (http://archives.contrepoints.org/Cimetieres-du-maoisme.html ). Dire que les Chinois s’entrebouffent, c’est pas bien. On censure. On censure sans voir que les deux compères s’étaient déjà autocensurés. Le cannibalisme est donné comme une conséquence du maoïsme et on oublie d’en rappeler les traces littéraires dont j’ai déjà parlé (http://rchabaud.blogspot.com/2011/03/chine-au-bord-de-leau.html ). Or, je connais bien Viénet, il a lu Au Bord de l’Eau avant moi. Et voilà que, même lui, iconoclaste, franc penseur et franc parleur, il refuse de faire le lien.

Moi, le sujet qui m’intéresse, c’est de savoir s’il y a ou non en Chine un tabou de l’anthropophagie. C’est pas Mao. Mao n’a d’intérêt que si le tabou existe parce que, dans ces conditions, on peut effectivement critiquer une politique qui a conduit à lever le tabou. Or, Deron n’est pas très clair quand il parle de « cas documentés d’anthropophagie en Chine rurale durant les périodes de famines extrêmes ». A quelle époque ? Vu que, si ça existait avant Mao, on ne peut pas faire porter le chapeau au Grand Timonier. Sérieux, Deron ne s’intéresse qu’aux « cas documentés ». Pas d’hypothèses ou de délires. A priori, des cas documentés, il y en a peu. Et toujours chez les bouseux. Or, la littérature semble dire le contraire. Pour bouffer un homme (ou un bébé, c’est plus tendre), il n’est pas nécessaire d’être dans la Chine rurale (Mo Yan) ou d’être dans une période de famine (Au Bord de l’Eau). On peut comprendre que je doute vu que je sais, professionnellement, que finalement les écrivains inventent assez peu.

Tout ceci pour dire que, même opposés politiquement, les orientalistes s’efforcent de nous offrir un Orient présentable, acceptable et compréhensible. Moi, j’imagine que le mec avec qui tu signes un contrat à la Foire de Shanghai, le soir, il va aller fêter son contrat avec des copains en bouffant des raviolis de chair humaine. Peut-être même qu’il va t’inviter sans te dire ce que tu bouffes. OK. Je délire.

Je ne vois vraiment pas en quoi une tradition anthropophagique en Chine peut gêner. Je ne vois vraiment pas au nom de quoi on peut affirmer que nos tabous ont valeur universelle. Surtout qu’on s’arrange : l’Occident est monogame mais les Occidentaux lorgnent les harems d’un œil concupiscent. Je ne comprends surtout pas pourquoi les orientalistes s’échinent à nous présenter un Orient qu’on peut accepter. Peut-être parce que les premiers orientalistes furent des curés qui avaient besoin de ces homologies pour faire admettre leur œuvre missionnaire. Cyrille Javary rappelle que les premiers missionnaires jésuites faisaient dire à Confucius « Tous les hommes sont frères » alors que le mot « frère » n’existe pas en chinois. On dit « frère aîné » ou « frère cadet », pas « frère » tout court. La fraternité est d’abord un lien hiérarchique, un lien d’obéissance. Comment tu peux traduire la devise de la République française dans ces conditions ? Parce que la fraternité chinoise, elle est pas vraiment égalitaire. Mais les Jésuites, ça les arrangeait. Notre connaissance de l’Orient passe par ces milliers de petits trucages répétés au fil des siècles. Pas étonnant qu’on se plante souvent.

Tiens, un dernier truc : la prostitution. Dans beaucoup de pays asiatiques, les jeunes filles se prostituaient quelques années pour économiser une dot. Après quoi, elles retournaient chez elles, se mariaient et vivaient une vie tout à fait ordinaire. C’était généralement le cas des geishas japonaises. Il n’existe pas en Orient de tabou de la virginité, du moins pas au sens occidental du terme, et le sexe est un boulot comme les autres. Ça devrait nous faire regarder Bangkok d’un autre œil et comprendre que dans « industrie du sexe », le problème c’est « industrie ». Et que le sexe en Thaïlande, il n’est pas oriental. C’est juste une adaptation de l’Orient à nos fantasmes d’Occidentaux doublée d’une explosion du marché, mondialisé et dérégulé. Une analyse économique s’impose, débarrassée des considérations morales. Et si tu bosses dans une entreprise du CAC40, t’as pas vraiment de légitimité pour défendre les gamins de Manille vu que t’es dans le même système économique que les souteneurs et que c’est un système que tu approuves. Tu peux aussi avoir un regard historique et constater que la prostitution thaïlandaise a été boostée et organisée par la guerre du Viêt-Nam quand il fallait s’occuper du repos du GI. Comme toujours, quand y’a une grosse merde, la bannière étoilée flotte pas loin.

Mais enfin, des bébés, c’est dégueulasse ! Je sais pas, on ne m’en a jamais proposé. Cuits, je veux dire.

On en reparlera….

lundi 7 mars 2011

REPARLONS DE LA CHINE

Ça faisait longtemps. Le prétexte, évidemment, c’est que l’économie chinoise vient de dépasser le Japon. En fait, c’est pas un scoop. La seule chose qu’on savait pas, c’est quand ça arriverait. Pareil pour la première place. Suffit d’attendre.

Grand article dans Libération. Libération qui fait semblant de découvrir que l’économie chinoise est nationalisée. Libération qui sourit quand un haut responsable affirme que ce résultat n’a été possible que grâce à la conduite éclairée du Parti Communiste. Ho ! corrige aussitôt l’auteur de l’article, il va y avoir des problèmes sociaux. C’est vrai ça : pour un journal de gauche, admettre qu’un capitalisme d’Etat puisse mieux fonctionner qu’un capitalisme libéral, c’est dur à avaler. Admettre qu’un Parti Communiste puisse mieux réussir que les entreprises capitalistes, c’est potion amère. Alors, prédisons un avenir sombre. Ça relativise le présent.

Mouais. On n’en est pas là. Aujourd’hui, la vérité, c’est qu’il y a trente sociétés chinoises dans les leaders mondiaux et que vingt-neuf sont des sociétés nationalisées. Dirigées par des membres du PCC qui rendent compte au Comité central. La vérité, c’est que 90% du territoire chinois appartient à l’Etat. Un Etat qui contrôle le foncier et le financier, c’est pas vraiment un Etat libéral. Ça fait un moment que les lecteurs de ce blog le savent. Pas un scoop.

Eh ! c’est pas ça qu’on a vu à la télé. Ben non. Quand t’es journaliste et que ta rédaction te demande un sujet sur l’économie chinoise, tu fais quoi ? Tu sais très bien que les hiérarques communistes, ils vont pas te recevoir. Alors, tu te rabats sur les sempiternels sujets des privés qui ont réussi ou sur les hommes d’affaires français qui travaillent avec les Chinois. T’as ton sujet. Il ne rend compte de rien mais c’est pas grave. T’as fait tes trois, dix ou trente minutes. Le rédac’ chef est content. Et puis, ça va dans le sens de l’idéologie dominante. Autrefois, fallait pas désespérer Billancourt. Aujourd’hui, faut pas désespérer Wall Street.

Sans compter que la responsabilité de nos élites est lourde. Tiens, le Salon de l’Agriculture vient de fermer. On a eu droit aux marronniers habituels sur la crise de l’agriculture. Y’a déjà un changement. Autrefois, on parlait de l’agriculture française, aujourd’hui on parle de l’agriculture européenne. Pour manipuler les chiffres, c’est plus facile. La seule nouveauté, c’est la petite Saporta qui dit que des trucs justes mais qu’on va vite oublier.

La réalité, simple, c’est que la part de l’alimentation dans le budget est passée de 50% à 15% en cinquante ans. On peut se branler sur les pourcentages, y’en a qui disent 14 et d’autres 16. Mais la tendance, lourde, est là. Or, nous ne bouffons pas moins. Et nous bouffons plus chic : des mangues, des kiwis et des ananas, en veux tu en voilà. Et donc, nous donnons moins de fric à nos agriculteurs. En fait, le gouvernement, il trouve ça plutôt bien. Ça augmente le pouvoir d’achat. Tu payes moins cher les patates, t’as plus de fric pour ton IPod ou ta Dacia. Faut pas se demander pourquoi le pouvoir, gauche et droite confondues, il aime la grande distribution et les transports. Ça te donne du pouvoir d’achat sans qu’il ait à bouger une oreille. Le gouvernement ne fait rien et tu vis mieux. Pour l’instant. Pour l’instant, parce qu’un jour, il faut payer (on en a déjà parlé http://rchabaud.blogspot.com/2011/01/la-mondialisation-cest-du-pipeau.html ). En attendant, on va rajouter six tonnes aux gros culs qui pourrissent les routes, gros culs conduits par des esclaves polonais pour que ça pèse moins sur le prix de ta boîte de petits pois.

Le circuit, on le connaît. Le distributeur achète ses petits pois en Chine. Dans le meilleur des cas, il les met en boîte dans le Lot-et-Garonne (comme ça la mention d’emballage est bien française, le petit pois a acquis sa nationalité). Des fois, on passe par des pays moins regardants, l’Italie par exemple. Ça permet de mettre « produit de l’UE », et passez muscade ! Dans ce système, le seul paysan français qui puisse survivre, c’est le gros producteur. Si t’as pas 2000 cochons, le distributeur, il te connaît pas. C’est un classique processus de concentration. Et pour conserver le pouvoir d’achat, t’es sûr que la barre va monter et qu’un jour, même avec 5000 cochons, le paysan qui a joué le jeu, il sera évincé.

Remarque, c’est pas sûr. Le petit pois ou le tilapia chinois , il faut bien le transporter. Et ça coûte. Pas trop pour l’instant, vu que les containers fabriqués par les Chinois, sont transportés sur des lignes chinoises et arrivent dans des ports contrôlés par le gouvernement chinois ( voir http://rchabaud.blogspot.com/2010/10/je-serais-marseillais.html ). Le risque, c’est que, quand ça sera trop cher, ça sera aussi trop tard.

Y’a plus qu’à attendre. Les gouvernements, ils ont déjà l’excuse : la montée des prix du pétrole. Remarque, ça fait trente ans que des scientifiques ont tiré la sonnette d’alarme. Des scientifiques mais aussi des économistes : qui se souvient du Club de Rome ? Trente ans qu’on sait que le pétrole va s’épuiser et que c’est con de développer un modèle économique sur un produit qui va disparaître. Quand ça arrivera, les journalistes qui ont la mémoire aussi courte que les politiques vont s’étonner. Après moi, le déluge.

La question qui va se poser, qui devrait se poser, c’est : comment revenir en arrière ? Pour le pouvoir d’achat, je veux dire. Parce que, là aussi, ça va coincer. On a déjà des frémissements, mais c’est rien à côté de ce qui nous attend. La bouffe, c’est essentiel. Tu peux pas t’en passer, bonne ou mauvaise, artisanale ou industrielle. Les cadors nous disent que si l’importation est trop chère, on relocalisera. Certes. Mais ça fera pas baisser les prix et ça plombera le pouvoir d’achat. De toutes façons. Allons nous connaître des émeutes de la faim en Europe ?

C’est chiant la réalité. Heureusement, il nous reste le virtuel.

On en reparlera…

dimanche 6 mars 2011

LE COUP DU COUT

Il faut arrêter avec les conneries. L’une des plus belles, c’est le coût de la santé. On l’utilise en permanence : le coût du tabac, de l’alcool, de la voiture, des particules, des métaux lourds, des pesticides….

L’Etat est un organisme de redistribution. Le seul coût qui lui incombe est la redistribution. Collecter des impôts, ça coûte. Répartir les sommes collectées, ça coûte. Mais que le fric soit filé à la Santé ou à la Défense ne coûte rien de plus. Tu peux le prendre dans tous les sens, c’est comme ça que ça marche.

La Santé et surtout la Mort, c’est du PIB, de la croissance, des impôts, des taxes. Plus t’es malade, plus t’enrichis le pays. Quand l’Etat construit un hôpital, il file du fric à un entrepreneur qui paye des salaires, des taxes, qui rémunère des actionnaires. Le fric que lui donne l’Etat repart dans le circuit puis revient à l’Etat. Les médecins des hôpitaux payent des impôts, consomment et payent de la TVA comme tout le monde. Quand j’étais petit, les Pompes Funèbres Générales étaient cotées à la Bourse de Paris. Ça a du sens quand même ! C’est Vivendi qui a racheté les PFG au moyen d’une OPA. Ceci signifie d’abord que la Mort est un business qui permet à plein de gens (entrepreneurs de Pompes funèbres, fabricants de cercueils, fleuristes, imprimeurs de faire-parts) de vivre et de générer de l’activité.

Parenthèse : les chiffres se truquent facilement. Prends le RMI ou le RSA. On te dit que l’Etat file X millions d’euro pour ça. Faux. Les mecs à qui tu verses le RSA, ils s’en servent pour vivre, pour survivre, pour consommer, ils vont pas à la Caisse d’Epargne. Toc, aussi sec, ils payent de la TVA qui retourne à l’Etat. Le vrai chiffre (impossible à calculer), ce serait le RSA hors taxes. Et, en plus, en consommant, ils filent le RSA à des épiciers qui vont payer des salaires et des impôts. Le RSA, c’est une subvention déguisée à la grande distribution vu que les mecs, ils vont pas chez Fauchon.

Le plus drôle, c’est que les mecs qui hurlent au coût, c’est des fonctionnaires de l’Etat. Dans le coût du cancer du poumon, il y a le salaire de Gérard Huchon. Tiens, Gérard, je te file une idée : renonce à ton salaire, tu allègeras le coût du cancer si tu le trouves vraiment trop lourd (je peux le tutoyer le Professeur Huchon, on a des souvenirs en commun).

Y’a deux moyens de parler de la santé (et de la mort, sujet corrélatif). Le plus utilisé, c’est l’affect. On chouine, on fout des images sur les paquets de clopes, on interroge les victimes. Quand tu dis la Mort, chacun voit sa propre mort. Ça marche bien. Le mec interrogé, il pleure ou il prend l’air sérieux du gourou au boulot. T’as vraiment le sentiment qu’on est en marche vers l’immortalité. Le sentiment, parce que, bien entendu, c’est pas vrai. On va tous crever, c’est pas une horreur de le dire. Le prof de fac, il utilise les techniques de Séguéla alors qu’il est l’héritier de Claude Bernard. Le coût, c’est l’estocade.

Le second moyen, jamais utilisé, c’est la froideur glaciale de l’économiste. Celui-là, tu peux toujours le chercher. On te dit jamais si le coût, c’est avec ou sans les taxes. 20% de différence, c’est pas rien. On compte jamais les bénéfices collatéraux. Et y’en a. Tiens, Eurocopter par exemple. On n’y pense jamais. Dans les années 70, quand on a créé les SAMU, il a fallu inventer des hélicoptères vachement performants, des qui pouvaient se poser partout, avec des moteurs fiables, une mise en œuvre simple. C’est Sud-Aviation qui s’y est collé avec les moteurs Turboméca. Le pognon investi dans les SAMU, il leur a garanti des marchés et il a permis le développement des petits hélicos type Alouette ou Ecureuil qui sont aujourd’hui le fleuron de Eurocopter. Les morts sur les routes ont élargi le marché de l’hélicoptère. Dans les Pyrénées-Atlantiques où Turboméca est un gros employeur, les morts sur les routes c’est la garantie du fric dans les caisses des épiciers.

Y’en a d’autres. L’industrie pharmaceutique française est au top. Normal. Les labos, ils avaient des ventes garanties avec les remboursements de la Sécu. Tu payes, mais en face tu as de la recherche et des emplois. OK. Y’a eu des abus. Les Français sont les plus gros consommateurs de médicaments du monde. Le mec qui te dit ça, en général, il sous-entend que c’est un scandale. Le scandale, ce serait qu’on soit pas soignés, je trouve. Va passer quelques jours à la Salpétrière, par exemple. Quand tu vois les compétences, le boulot fait au quotidien et si tu compares avec ce qu’était la Salpé il y a cinquante ans, tu comprends vite que la santé, c’est pas un coût, c’est un investissement et un investissement vachement rentable pour la société. Ça nous empêchera pas de crever mais si t’investis pour être immortel, c’est que t’as un problème de comprenette. Va à l’église, ce sera mieux pour toi.

Notre système de santé n’a qu’un défaut : son efficacité. Tous ces mecs hyper-compétents qui nous soignent, nous sauvent, nous aident, ils nous permettent de vieillir, de consommer à fond nos retraites. On vit pas plus vieux parce qu’on bouffe mieux ou qu’on a moins froid la nuit. On vit plus vieux en moyenne parce qu’ils nous sauvent de plein de trucs qui nous auraient valu le costard de sapin il y a trente ans. Et tu trouves que ça coûte ?

Quand on me fera un vrai bilan, un bien complet, on pourra peut-être discuter. Un bien complet, ça inclura, par exemple, la part du chiffre d’affaires de Monsieur Lagardère. Ho ! Lagardère, il a rien à voir avec la santé ! Tu crois ça, toi ? Dans tous les hôpitaux de France, Lagardère il possède des points Relay, il vend des journaux, des cadeaux et de l’eau minérale, il emploie du personnel, il paye des impôts. Il fait partie du système. Mais ça, les économistes de la santé, ils t’en parlent jamais. Pourquoi ? Parce que les chiffres ne sont pas disponibles. Comment tu peux savoir ce que gagnent les fleuristes avec les enterrements ? Alors t’en tiens pas compte. Comme tu tiens pas compte d’Eurocopter ou du mec qui peint les ambulances ou du taxi qui conduit les visiteurs à l’hosto. Tous ces innombrables bénéfices collatéraux qu’on ne peut tout simplement pas distinguer.

La vérité, c’est que tout est tellement imbriqué, intriqué, qu’on simplifie, parfois à outrance. On nous file des grandes masses alors qu’une société, c’est un réseau ténu. Boudon l’a dit bien avant moi mais lit-on encore Boudon ? C’est même comme ça qu’il a inventé la notion d’effet pervers dont tout le monde se gargarise. Les systèmes sont devenus non-maîtrisables car, du fait de leur complexité, on ne peut plus prévoir tous les effets d’une décision. Et donc, on sélectionne les paramètres sur lesquels on va agir et on prie pour que ça marche. On sélectionne les chiffres qu’on exhibe. Et on nous fait le coup du coût.

On en reparlera…..

vendredi 4 mars 2011

TU CAUSES, TU CAUSES...

Lucchini adore Barthes. Le Barthes du Plaisir du Texte, le seul texte qui ne soit pas évidemment politique. C’est la clef du succès de Lucchini, il n’est pas politique.

Barthes, il avait créé avec ses copains Friedman et Morin (tiens, on n’en parle plus d’Edgar Morin, trop sulfureux) un truc politique qui s’appelait le CECMAS, le Centre d’Etudes des Communications de Masse. Le but du jeu était de montrer comment la communication de masse était un instrument au service du capitalisme, comment la publicité et la presse n’avaient qu’un seul but : tromper le citoyen. C’était le temps des utopies, le temps où on pensait pouvoir influer sur l’évolution des sociétés, le temps où on croyait que la réflexion était une arme contre l’omnipotence de l’argent. On avait Barthes et Morin d’un côté, pour les heures sérieuses, Choron et Cavanna de l’autre, pour les loisirs. Rocard ne croyait pas encore à l’économie de marché et on pouvait fumer sur la plateforme des bus.

Barthes, il connaissait le pouvoir des mots. Il savait que communiquer pouvait prendre toutes les formes. Même le silence. Il n’est pire douleur que la voix fatiguée de l’être aimé. Pour communiquer, nous disait-il, on peut parler. On peut aussi répéter, rabâcher, crier, se taire, babiller. C’était son truc, le babillage. Le mot revient sans cesse sous sa plume. Il y voyait la clef de la communication de masse.

Babillage : langage élémentaire comme celui des petits enfants ; bavardage superficiel, sans consistance.

Babiller : parler avec abondance et vite pour le seul plaisir de parler, tenir des propos futiles sans ordre ni suite.

Comme souvent, Barthes avait raison. Notre époque babille. Comme le dit plus crûment Txomin : on fait du bruit avec la bouche. Ça a commencé soft. La création de France-Info, tu te souviens ? 1987. Des mecs qui créent une radio d’information continue. Toute la journée, des nouvelles. Ha bon ? Y’en a tant que ça ? Ben non, y’en a pas tant que ça. Des importantes, je veux dire. Y’a des jours, y’en a plein. En ce moment, par exemple. Et puis, y’a des jours, y’en a pas. Mais faut remplir, faut meubler. Comme dans la conversation quand on a rien à se dire. Alors, on meuble. On prend n’importe quoi et on cause. On cause futile, sans ordre ni suite. On babille.

T’as remarqué. Quand on se demande si Khadafi a pris l’avion, on parle plus de joggeuse violée. La joggeuse violée, c’est juste quand on a rien d’autre à dire. Là, la joggeuse, on la gonfle, t’as droit à tout, l’ADN et les chiens renifleurs. Si Khadafi prend l’avion, la joggeuse disparaît. Ça tient à peu de choses, la nouveauté. T’as intérêt à être dans le bon créneau. Des fois, c’est le slip de l’ambassadeur qui efface la joggeuse. Remarque, viol, slip, on est dans le même univers sémantique.

A la naissance de France-Info, Internet n’existait pas. C’est venu après. C’est alors que s’est posé le problème des tuyaux. Les autoroutes de l’information. C’est beau comme du Racine. Il fallait plein de tuyaux pour transporter toutes ces informations. Simplement, plein de tuyaux, ça rend pas la joggeuse violée plus intéressante. Ça reste un fait divers local. Si on t’en parle pas, ça te manque pas.
C’est un problème vachement ancien, aussi vieux que la presse. Au début, je veux dire au XVIIème s., les journaux, ils sortaient quand il y avait des nouvelles. Parution aléatoire. Et puis, les journalistes, ils ont bien vu qu’ils gagnaient mieux leur vie quand il y avait des acheteurs. La tentation de sortir tous les jours, même quand il n’y a rien à dire, est grande.
Quand tu diriges un quotidien, tu as besoin de « nouvelles » tous les jours. Faut remplir, meubler. Babiller. Quand t’es journaliste, t’as plein de gens qui t’inondent d’informations « nouvelles » pour que tu les publies, que tu relayes leur message. La provende ne manque pas. Normalement, ton boulot consisterait à faire le tri, à mettre à la poubelle ce qui n’est pas nouveau, pas pertinent, pas intéressant. Sauf qu’il faut remplir. Quand t’as mis en pages les placards publicitaires, reste un espace. Tu peux pas le laisser en blanc. Alors, tu fais semblant que c’est nouveau, que c’est pertinent, que c’est intéressant.

Pareil pour la pub. Les publicistes, d’Octave Gélinier à Jacques Séguéla, nous ont convaincu que la pub était un moyen d’information. On est informés des nouveautés. Dans les bagnoles, en ce moment, la nouveauté qui emplit les pubs, c’est les portes coulissantes. Comme sur le Tub de Louis la Brocante. Tu parles d’une nouveauté !

Bon, me disent certains copains, y’a des nouveautés dont on parle jamais. Ça, c’est mes copains universitaires. Eux, ils voient sortir des papiers, ils voient travailler des équipes dont les résultats sont vraiment nouveaux, vraiment pertinents, vraiment intéressants. Ils aimeraient que ça sorte dans la presse. Ils oublient que le babillage, c’est superficiel et élémentaire. Si tu veux que ça sorte, faut simplifier, émasculer.

Tiens, prends le Mediator. Le docteur Frachon tire depuis quelques années la sonnette d’alarme dans des publications spécialisées. Tout le monde s’en fout. Les journalistes spécialisés ne lisent pas les revues spécialisées. Il faut qu’elle sorte un livre et que Servier fasse l’erreur de la faire condamner pour que la presse s’y intéresse. Erreur de Servier : je gage que s’ils avaient écrasé le coup, le livre, publié chez un petit éditeur de Brest, serait resté inaperçu. Le procès a plus compté que le contenu. Et aujourd’hui encore, alors que le Mediator est interdit, tu as des dizaines de sites de vulgarisation médicale qui en parlent et le conseillent, comme si de rien n’était. Parce qu’il faut remplir, il faut meubler, il faut faire du bruit avec la bouche.

Toi, en face, t’es largué. On te décharge ces millions de mots sur la tête, en vrac. On te serine que tu dois être content parce que tu es informé. Des fois, t’as des doutes. Des fois, l’information, elle traite d’un sujet que tu connais. Et là, tu remarqueras, à chaque fois, tu bondis sur ta chaise. C’est pas ça, c’est tronqué, c’est mal présenté, il manque telle info que tu sais pertinente, c’est pas ce mec qu’il fallait interroger. Toi qui connais le sujet, t’aurais sûrement pas fait ça. Ça devrait te mettre la puce à l’oreille. Si le journaliste traite mal le sujet que tu connais, comment tu peux espérer qu’il va traiter correctement le sujet que tu ne connais pas ? Ça t’y penses pas. T’es tellement content de voir des trucs nouveaux que t’y penses pas. Tu penses pas que le mec, il bosse pareil sur tous les sujets et que s’il est pas bon sur un, il est pas très bon sur les autres, non plus. Sauf exception rarissime.

He ben, penses y. Sans cesse. Quand tu vois un reportage médiocre sur un sujet que tu connais bien, fais toi entrer dans la tête que tous les sujets sont traités pareil. Sois méfiant. La télé attaque à fond sur le Mediator parce que Servier, c’est pas un annonceur. Après, les journalistes apprennent que Biogaran c’est Servier et que Biogaran c’est un annonceur. Alors, ils se calment. Quand Raoult attaque Danone, c’est silence radio. Parce que Danone est un annonceur. Et un gros. Et que son budget pub télé, c’est d’abord les produits que Raoult met en cause. Il devient urgent d’attendre. Tous les médias affirment que leur rédaction est indépendante des annonceurs. C’est juste pour dire parce que, bien entendu, c’est pas vrai. Tu mords pas la main qui te nourrit.

Le babillage, c’est à ça que ça sert. A parler d’autre chose. A parler sans ordre ni suite, comme dit le CRTL. On baigne dedans. Si ça te plait, continue de téléphoner pour dire :
« Je suis à Falguière, j’arrive dans dix minutes ». C’est important. C’est une nouvelle. C’est vrai, t’aurais pu être à Volontaires. Ou à Montparnasse. Ça changeait tout. Et si au lieu d’envoyer une nouvelle de cette importance à une seule personne, t’avais pu l’envoyer au monde entier grâce à Twitter, sûr que Khadafi aurait tremblé.

Bien sûr, c’est politique. Un citoyen bien informé est un citoyen dangereux.

On en reparlera…

mercredi 2 mars 2011

AU BORD DE L'EAU

Bon, j’ai fini par m’y mettre. Pierre Gentelle m’avait dit : « Tant que tu l’auras pas lu, il te manquera des clefs ». Mais 2 volumes de 1000 pages, faut avoir l’esprit et le temps libres. En plus, un roman médiéval. Je voyais pas bien où étaient les clefs. T’as pas besoin de lire Le Roman de Renart pour comprendre Sarkozy. Quoique…

Bien. Je suis dedans, en plein, et j’hallucine. Effectivement, il me manquait des clefs.

Eliminons d’abord Van Gulik. Le Juge Ti, il plonge ses racines dans le roman. Tout ce que j’aimais, les descriptions, le yamen, les moines taoïstes et les chevaliers des vertes forêts, le bonnet de gaze du juge et les carcans, tout est dans Au Bord de l’Eau. J’ai perdu du temps avec le Juge Ti. Vaut toujours mieux aller à la racine.

Ce qui est effrayant, ce sont les passerelles temporelles. Ce roman, écrit au XIVème siècle, est, en fait, omniprésent dans la Chine d’aujourd’hui. Tiens, tu lis Mo Yan. Le seul grand écrivain chinois contemporain à mes yeux et dont on peut se demander pourquoi il a pas eu le Nobel. Mo Yan, il raconte des histoires d’anthropophagie et tu te demandes parfois s’il a pas un peu fumé la moquette. Pas du tout. Dans Au Bord de l’Eau, les aubergistes assassinent les voyageurs, pas seulement pour les dépouiller, mais aussi pour en faire des raviolis farcis. En prenant soin de conserver le cœur et le foie pour leur consommation personnelle. Les révoltés font de même. Ils mangent surtout le cœur, bien grillé. Il y aurait donc, en Chine, une antique pratique du cannibalisme toujours présente. Aucun de mes profs ne m’en a jamais parlé. Je suis preneur de références.

Je parle même pas du vocabulaire : « vipère lubrique », c’est une injure récurrente et les héros se moquent en permanence des « tigres de papier ». Tout ce vocabulaire que je croyais forgé sur l’enclume du maoïsme vient de la prose antique. Manu m’affirme que Au Bord de l’Eau était le livre favori de Mao. Certes. Mais imagine t-on De Gaulle (si je mets Sarko, je suis sûr que personne n’imaginera), imagine t-on De Gaulle utiliser des expressions tirées de Joinville ou de Jean de Meung pour s’adresser aux Français du XXème siècle ? Si Mao l’a fait, c’est que le texte était bien frais, bien présent, dans la tête des Chinois.

En Occident, c’est impensable. Impensable d’aller chercher des textes médiévaux pour avoir un corpus sémantique commun. Impensable d’imaginer une telle continuité. On peut, éventuellement, l’imaginer pour des philosophes. Pour une œuvre littéraire, même pas en rêve. Déjà qu’on a oublié Gavroche qu’est pas si vieux que ça (voir http://rchabaud.blogspot.com/2010/10/segolene-et-les-classiques.html ).

Ça laisse à penser sur les traces de l’Histoire. Je vais pas me laisser glisser dans « la Chine éternelle » et autres balivernes. Ou alors, je vais le prendre à l’envers. S’il y a une Chine éternelle, c’est pas seulement dans Confucius ou le feng-shui, dans ce qui nous arrange et qu’on peut comprendre. Peut-être bien que la Chine éternelle, c’est la révolte contre les fonctionnaires corrompus, les cœurs grillés et les raviolis à la chair humaine, c’est détruire toute la famille, en commençant par la femme et les enfants, quand on veut punir quelqu’un. C’est l’angoisse des bandits du roman : que leurs vieux parents soient exécutés à leur place car la responsabilité, elle n’est pas individuelle mais clanique.

Les bandits du roman ne sont pas révoltés contre le système. Ils s’en accommodent plutôt bien. Ils rejoignent les « vertes forêts » à cause de fonctionnaires corrompus qui les condamnent ou les font condamner malgré leur conduite exemplaire. Song Jiang, « la Pluie Opportune du Shandong », préfère même exécuter sa peine que se révolter. Mais, comme au bagne la peine s’alourdit, il n’a pas vraiment le choix.

Au Bord de l’Eau n’est donc pas un pamphlet contre l’Empereur, mais une charge contre les fonctionnaires nommés par l’Empereur et qui échappent à son contrôle. A cette aune, les incessantes luttes du PCC contre la corruption prennent un autre sens. La corruption est une constante (et pas seulement en Chine) et représente le pire danger parce qu’elle introduit des distorsions, détruit le principe d’égalité devant la Loi et met en péril l’organisation du pouvoir, mais pas le pouvoir lui-même puisque les corrompus lui dissimulent leur corruption. L’Empereur n’est pas responsable de la corruption de ses fonctionnaires. Encore une clef.

En fait, nous avons souvent tout faux. Je me souviens d’articles indignés qui faisaient état de cas de cannibalisme pendant la Révolution culturelle. Et si c’était une indignation contre une norme que nous ne pouvons pas envisager ? Pour nous, l’anthropophagie est un tabou de peuples civilisés. C’est ce que nous a seriné la littérature coloniale. Les cannibales, c’est les Papous et les Jivaros. La Chine du XIVème s., c’est un pays civilisé. Il suffit de relire Marco Polo. Un pays civilisé et qui fait des raviolis de chair humaine. Là, ça colle plus. Nous ne pouvons même pas le concevoir. On va biaiser, ruser, dire que c’est à la campagne, dans le pays profond, que c’est des gens qui ont faim. Non, ce sont des aubergistes qui veulent gagner plus d’argent. Ou des soldats qui veulent se venger (le cannibalisme de vengeance semble une constante en Asie). Et chez Mo Yan, au XXème siècle, ce sont de fins gastronomes. Il faut se rendre à l’évidence : le cannibalisme n’est pas un tabou. Même pas un rituel ce qui est pire. On ne mange pas les gens pour s’approprier leurs qualités, on les mange parce que c’est de la viande.

On les mange parce que manger est essentiel. Dans le roman, il n’est pas de chapitre où l’on ne fasse bombance. Pas de chapitre sans une belle et bonne biture. Les héros se mettent comme des chiffons en comparant les qualités gustatives des alcools de riz ou du maotai. La table est la jouissance suprême. Bien plus que « les jeux des nuages et de la pluie ». On le retrouve aussi chez Mo Yan qui a des descriptions d’orgies que ne renierait pas ce vieux Rabelais. Mais alors, les doux religieux, les confucianistes éclairés, la Chine éternelle avec des monastères dans la montagne et de sages ermites ? Bernique. Si Chine éternelle il y a, c’est une table garnie où l’on banquete jusqu’à plus soif. D’ailleurs, sont pas cons les Chinois : quand ils apportent des cadeaux à la divinité, c’est des sapèques de papier, pas du vrai pognon. La Chine aime jouir. Encore une clef.

Gentelle avait raison. Au Bord de l’Eau est un gigantesque trousseau de clefs. Le problème, c’est que ce ne sont pas des clefs qui s’adaptent à la serrure de nos stéréotypes. Mais cette serrure-là ne ferme qu’une chose : nos possibilités de compréhension.

On en reparlera…..