dimanche 21 août 2011

FEIGNANT D’EDGAR

Mais que fait Edgar Morin ? C’est un spécialiste de la rumeur, Edgar. Et quand une rumeur menace l’un des fleurons du système financier français, Edgar se tait.

Peut-être parce qu’il n’a rien à dire. Et même parce qu’il n’y a rien à dire. Tout ce qu’Edgar a pu dire sur le système de la rumeur n’existe plus. La dimension psychanalytique, par exemple.

Vous êtes allé voir sur Internet les explications sur la rumeur de la Société Générale ? C’est vraiment marrant. On vous y parle de tweets échangés entre traders, de gens qui auraient plus ou moins bien lu tel article de tel journal. Bref, ça ressemble à un bien beau bordel.

En fait, c’est mieux que ça. Depuis la création des « autoroutes de l’information », on ne cesse d’échanger ce qu’on croit être des informations. Pour être beau, jeune, moderne, intelligent, il faut être informé. Informé avant les autres. Surtout si on pense qu’il y a du fric à se faire. Parce que l’information, dans l’esprit de tous, c’est un truc gratuit qui permet de se faire du fric. Sauf que….

Sauf que l’information, c’est pas gratuit. Faut aller la chercher, la recouper, la vérifier, la diffuser.

Sauf que l’information, c’est pas immédiat. Recouper, vérifier, ça prend du temps. Pour des jeunes gens qui croient que le temps, c’est de l’argent, c’est pas très bon.

Tous ces jeunes gens qui bossent dans les salles de marché, vous imaginez tout de même pas qu’ils ont le temps de recouper et de vérifier ? Ils glanent n’importe quelle connerie et ils diffusent. Ils croient que ça les rend intéressants. Comme des gosses dans une cour d’école. Ou comme une agence de notation. C’est Alain Minc qui l’a dit et lui, faire son intéressant, c’est sa spécialité. C’est un pro du genre…

Le monde bruisse, non pas d’informations, mais de babillages considérés comme des informations. Ça va de la santé de la Société Générale à la sexualité de Paris Hilton. Tout pareil, tout au même niveau. Un perpétuel dégueulis de mots censés nous apprendre mais surtout nous surprendre. Comment tu savais pas ? Ringard ! Moi, je savais.

Tu savais rien, ma poule. Ça culmine dans les réseaux sociaux avec leur avalanche d’informations personnelles insignifiantes. Moi, je m’en sors pas. J’ai fait une page Facebook pour la librairie et je sais pas quoi y mettre. Lily, elle me dit que je sais pas faire vivre ma page. Ben non. Je cherche, je creuse, mais de l’info, j’en ai pas. Je veux dire de l’info intéressante, pertinente, vérifiée, dans le sujet. Je me pose une question bête : mais qui ça va intéresser ? Mes jeunes copains, ils me disent : « Balance, sur le tas, y’en aura bien un que ça va intéresser ».

C’est comme ça que ça marche. Tu balances et on verra bien. Avant, du temps d’Edgar, pour lancer une rumeur, c’était compliqué. Fallait rencontrer des gens, parler avec des sous-entendus, faire prendre la mayonnaise. Aujourd’hui, tu balances un tweet à 3000 personnes et c’est parti. S’il y en a 10 qui te relayent, ça va devenir crédible. Les dix qui te relayent, tu les connais pas, tu sais pas pourquoi et comment, ils te relayent. Pas grave. C’est pas ta responsabilité. Toi, t’as juste dit un truc comme ça. Pour rire. Pas ta faute, si des cons t’ont cru sérieux.

Je sais pas si vous faites le lien, mais on se baigne dans la même piscine épistémologique que pour tout le reste. La piscine du Nombre. Tu analyses des quantités, tu balances des quantités, tu vis dans les quantités. Le sens de ces quantités, tu t’en tapes. Normal : la quantité n’a jamais fait sens. T’as qu’à voir Galilée. La quantité, c’est juste bon pour les gamins qui s’imaginent plus forts parce qu’ils ont dix billes de plus que le copain.

La quantité, ça te permet de faire des statistiques. Et les statistiques de trouver des corrélations, du style « ceux qui ont acheté Marc Lévy ont aussi acheté Philippe Delerm ». Les statisticiens qui sont gens efficaces mathématiquement mais limités culturellement (tu peux pas passer des années à créer des dérivées et lire Althusser, t’as pas trop le temps), les statisticiens t’expliquent depuis des années qu’une corrélation cache toujours une causalité. Et ils ont réussi à en convaincre à la fois les politiques et le grand public. Et donc la majorité pense que le Nombre, c’est le Sens.

Bien entendu, c’est faux. On en a déjà parlé (http://rchabaud.blogspot.com/2011/02/un-et-les-autres.html ). Un seul fait peut révéler une cause qu’un ensemble statistique cachera : si toutes tes cellules sont saines sauf une seule, minuscule, cancéreuse, tu es indubitablement cancéreux. Et pourtant le nombre de cellules saines est considérablement plus élevé que le nombre de cellules malades. La pensée statistique ne te proclamera cancéreux que lorsque tes cellules malades formeront un ensemble visible. C’est tout le problème : le Sens, généralement, est invisible. Insupportable pour les handicapés du neurone.

Dans ce système, l’insignifiant, dès lors qu’il est multiplié, devient signifiant. C’est le principe même de la rumeur. Relisez Edgar, il en parle très bien. Des milliers de mecs qui twittent des millions de mots vides de sens deviennent crédibles. Que les faits soient têtus et démentent cette crédibilité importe peu. Le principe de la rumeur est assez simple : si on est si nombreux à la dire, c’est que ça doit être vrai. Ben voyons ! Dix mille cons énonçant ensemble la même connerie ne font pas que cette connerie n’en est pas une. Regardez les images de Nuremberg. Ben oui, quand tout le monde pense pareil, le fascisme n’est pas loin.

Notre civilisation va mourir du babillage, de cet amas de mots insignifiants que nous absorbons pour nourrir notre insignifiante pensée. Notre civilisation va mourir de ce prétendu partage qui est juste pour chacun une manière de se valoriser en produisant des énoncés insignifiants que d’autres insignifiants vont relayer ou commenter. Ton départ en vacances n’a aucun intérêt mais si tu l’annonces sur Facebook, dix débiles vont le commenter comme s’il s’agissait de la mort de Khadafi. Et là où ça devient vraiment marrant, c’est que les commentaires nazes de dix débiles sur un sujet insignifiant vont te convaincre que le sujet était intéressant.

Je comprends qu’Edgar se taise. Tout ce à quoi il a consacré sa vie a été balayé, oublié, évacué. Il doit se sentir seul. Il doit prendre conscience de la vacuité de son parcours. Il a dénoncé la rumeur et la rumeur triomphe. Perdu, Edgar.

On en reparlera….

lundi 15 août 2011

COMPARAISON, RAISON, DERAISON

Là, on est repartis pour le grand serrage de ceinture. Ça balise sec dans les milieux politiques. Déjà qu’ils contrôlaient pas grand chose, nos chers dirigeants….

C’est admirable. Le monde de la finance, bouffi d’informations, découvre que les Américains doivent tellement de fric qu’ils pourront peut-être pas rembourser. Remarquons au passage que 14 000 milliards de dollars, c’est pas un trou que tu fais en huit jours. Y’a rien de nouveau sous le soleil.

Vous vous souvenez de Giscard ? En 1981, Crâne d’œuf décide de relancer l’économie par la consommation. Aussi sec, le déficit commercial explose : 62 milliards de francs en 1981, 150 milliards de francs en 1982. Pas vraiment étonnant : quand tu consommes ce que tu produis pas, faut bien l’importer. Giscard, il a essayé de colmater les brèches, de faire dédouaner les magnétoscopes à Poitiers, des petites ruses pour pas que nos beaux et bons francs aillent remplir le bas de laine des bridés. Sans résultat. Alors, il a bien fallu dévaluer notre beau et bon franc.

Je vous rappelle que la Chine était pas à l’OMC, que l’euro n’existait pas et que M’sieur Mittal avait pas acheté nos aciéries. On produisait encore un peu. Trente ans après, on produit quasiment plus rien. Et donc, tu peux y aller : plus on va relancer la consommation, plus on va creuser le déficit. Et la dette qui va avec.

Meuh, non ! disent les économistes. Le déficit commercial, c’est que dalle. C’est juste les marchandises, c’est pas ça qui compte. Y’a aussi les flux financiers, toute une mécanique bien complexe qui vient compenser. Vaut mieux regarder la balance des paiements. Moi, je veux pas mourir con. Je regarde. Je regarde et je vois que la balance des paiements, elle est également négative. Bien sûr, les services, les flux financiers, le tourisme, tout ça vient compenser. Mais pas assez. Au bout du bout, il manque quand même 20 milliards d’euro (en 2008).

Tout ça, c’est juste des conneries de statisticiens. Les statisticiens, ils ont un problème : si t’analyses trop fin, t’as des méga-chiées de chiffres que tu ne peux pas analyser. Donc, on fait des catégories, on regroupe et comme ça on peut comparer. C’est malin. Ouais, à condition de ne pas regrouper comme un con. Les « biens culturels », par exemple, tu mets les livres et les jeux vidéos. Ben oui, Super Mario, on le compte avec Dostoïevski. Par contre, les tableaux, c’est avec les meubles. Van Gogh avec Ikea. Si c’est pas des regroupements à la con, ça…. Et c’est avec des regroupements de ce type qu’on veut prévoir l’avenir.

Pour le budget, c’est pareil. Le fonds de pension américain qui achète un paquet d’actions Total, il va dans la colonne Crédit, tout comme quand EADS vend un Airbus. Pour un statisticien, c’est la même chose : du fric qui rentre en France. Idem pour les touristes. Le Japonais qui dépense ses yens à Paris, c’est considéré comme de l’export, vu que c’est des étrangers qui nous apportent leur pognon. Et donc, affirment les économistes et les statisticiens, le déficit commercial, on s’en tape. Ils ont tous le même exemple : la Suisse. C’est pas un pays pauvre, la Suisse. He bé, elle a un déficit commercial structurel. Même avec les labos, Nestlé et tout et tout… Le Suisse, il vit pas de Nespresso et donc, il importe comme un fou. Mais avec tout le blé qui rentre de partout, il a les moyens. Alors là, l’économiste statisticien, il te regarde bien en face. Et toc ! tu vois bien que tu comprends rien à l’économie. L’économie, c’est pas que des marchandises, t’as une vision de plouc nostalgique. Si ça se passe dans un dîner, t’as vraiment l’air d’un affaibli des neurones. T’es bon pour qu’à la sortie, ta nana te dise que tu aurais mieux fait de la boucler.

Mouais. Sauf que l’économiste statisticien, il oublie un détail. En fait, il ne l’oublie pas vu que c’est un détail pas quantifiable. Et donc, pour lui, ce détail n’existe pas vu qu’il n’est pas quantifiable. Ce détail, c’est l’obligation. Tu peux mélanger comme tu veux, mais toi, citoyen lambda, y’a des trucs que t’es obligé de faire : manger au moins une fois par jour, te loger, te chauffer, t’habiller. Là, t’as pas le choix.

A l’inverse, le fonds de pension américain, il est pas obligé d’acheter des actions Total. Il peut aller à Francfort acheter des actions BMW ou à Milan acheter des actions à Berlusconi. Et donc, la balance des paiements, c’est un joyeux mélange de fric obligatoire et de fric aléatoire. Si tu produis pas assez de légumes, t’es obligé d’en importer. Pareil pour le pétrole. Mais t’es pas obligé d’aller en vacances en Thaïlande, tu peux choisir la maison de tante Agathe dans la Creuse. Ouais, bon, la Creuse, ça sonne quand même comme une obligation.

Les économistes sont d’impénitents optimistes. Des fois, on se demande s’ils sont pas un peu jobastres. Parce que, crise ou pas crise, les biens obligatoires, va falloir aller les acheter à ceux qui les produisent. Si pas crise, pas grave. Si crise, faut quand même sortir notre beau pognon. A condition qu’il en reste.

Or, si vous avez bien suivi ce qui précède, quand le CAC40 dévisse, ça veut dire que le fonds de pension américain, il retire ses billes et que, par voie de conséquence, l’argent qui était dans la colonne Crédit, il passe dans la colonne Débit. La balance des paiements, elle en prend un vieux coup. Le virtuel créditeur se tire mais le réel débiteur demeure. Les beaux dollars qui nous permettaient d’acheter des asperges en Chine disparaissent. Va falloir supprimer les asperges. Va falloir faire une cure d’austérité.

Pas les économistes. Eux, ils vont continuer à être grassement payés pour raconter des conneries et justifier les catastrophes après coup. Et casser la machine politique.

La base de la politique, c’est l’indépendance. La vraie. Celle qui te permet de faire un bras d’honneur à celui qui te les brise. C’est quand t’as besoin de personne pour ce qui est obligatoire : la nourriture, l’énergie, les armes. Forcément, ça demande un effort. Tu vas payer les haricots verts un poil plus cher. T’en as pour des années à investir à la recherche de champs de pétrole ou à construire des usines pour y faire des avions. Mais, quoi qu’il se passe, quelles que soient les vicissitudes du monde, quelles que soient les évolutions, au bout du compte, t’es sûr de bouffer et de te chauffer. Tu assures l’obligatoire. En cas de crise, t’es peinard.

L’économiste, il s’en fout. Dans le paragraphe ci-dessus, la seule expression qui le fait bondir, c’est « payer un poil plus cher ». Y’a pas de raison ! Faut être débile pour payer plus cher ce qu’on peut avoir à moins cher ! Quand on sait seulement compter, c’est vrai. Quand on sait raisonner, c’est faux.

Insinuerais-je que les économistes ne savent pas raisonner ? Je l’insinue. Dans leur raisonnement, il manque toutes les dimensions intéressantes, géographiques, historiques, sociologiques, politiques. C’est juste des jeux avec les chiffres.

La crise, on y est. En plein dedans. On peut toujours se satisfaire que les bourses remontent un poil aujourd’hui, ou cette semaine, que les « indicateurs » passent au vert pour huit jours ou pour six mois. Tout ce jeu statistique n’a pas de sens. La réalité, c’est qu’on ne produit plus assez à bouffer pour nourrir notre population. Qu’on dépend du pétrole pour se chauffer et qu’on a refilé le pétrole aux financiers. Qu’on n’a plus d’industrie textile pour s’habiller. Et que pour ces choses obligatoires, on va devoir sortir du fric qui ne rentre plus. C’est du fric aléatoire (voir ci-dessus), alors y’a des aléas.

Les statisticiens, ils ont la parade. Ils élargissent la base. Si on élargit à l’Europe, ce qu’on importe d’Espagne ne compte plus. Certes, les Espagnols importent de Chine. Alors, élargissons la base au monde, dans une vision de bisounours, en chantant « Si tous les gars du monde ». C’est de l’angélisme. Le pays qui est position de gagner le bras de fer, tu crois tout de même pas qu’il va s’arrêter et te faire la bise ? Surtout quand ça fait trente ans qu’il calcule, qu’il ruse, qu’il analyse politiquement la situation pour devenir n° 1. Surtout quand ça fait trente ans que son credo, c’est son indépendance payée par ta dépendance.

Y’a des trucs pathétiques. La Chine lance un premier porte-avions et Obama lui demande de justifier son besoin de porte-avions. La réponse, c’est « T’as des porte-avions et donc j’en veux aussi et je t’emmerde. Viens le couler si t’es pas content ». C’est dit en termes plus diplomatiques, style « Il existe 21 porte-avions dans le monde dont 11 américains, l’équilibre n’est pas menacé ». On peut gloser, trouver Obama courageux ou les Chinois agressifs, le vrai résultat c’est que les USA vont écraser le coup et que le second porte-avions chinois est en chantier. Or, c’est le résultat qui compte, pas les manchettes des journaux. Le vrai résultat, c’est que les USA sont quasiment ruinés à force de créer des emplois chez leur principal ennemi politique. C’est le vrai enjeu : matériel contre virtuel et c’est le matériel qui gagne. Toujours.

Y’a plus qu’à prier Dieu, alors ? Même pas. La religion, c’est aussi du virtuel.

On en reparlera….

dimanche 7 août 2011

MANGER ET CHIER

« Vous êtes venus pour manger ou pour chier ? ». Il paraît que Pierre Gagnaire a ainsi apostrophé les inspecteurs du Guide Michelin qui lui reprochaient l’état de ses toilettes.

Les culs-serrés, les imbéciles et les coincés de l’expression directe trouveront la formulation un peu abrupte. Mais il me paraît difficile de faire plus clair. Il me paraît impossible de ramener plus fermement et plus directement le débat à ce qu’il devrait être. Sauf à être malade (auquel cas on reste chez soi qui est le lieu le plus propre à recevoir les excrétions anales), dans un restaurant, on passe plus de temps à table qu’aux chiottes. Et ce qu’il y a dans l’assiette compte plus que la qualité du PQ, sujet qui n’a d’ailleurs aucun intérêt. En outre, j’ai parcouru professionnellement suffisamment de restaurants pour savoir qu’en général, les toilettes sont correctes et je peux supposer sans me tromper que celles de Gagnaire ne ressemblaient pas à celles d’un bistro turc.

Voici trente ans, Gagnaire stigmatisait déjà une dérive qui n’a fait que s’amplifier : la confusion de l’essentiel et de l’accessoire. L’essentiel, ce que les Trissotins appellent le « cœur de métier », repose sur le savoir, la technique, l’expérience et doit être parfait. L’accessoire, on s’en fout ou on devrait s’en foutre. Trente ans après l’apostrophe de Gagnaire, la plupart des restaurants ont des chiottes impeccables et des tables sinistres. On peut en dire autant de pratiquement tous les métiers. On designe, on décore, on met en scène des produits insignifiants vendus par des pseudo-professionnels. L’accessoire a pris le dessus.

J’ai bien connu un restaurant post-gagnairien. Décoré avec un soin infini, avec des chiottes nickel-chrome et un directeur de salle qui s’est ensuite reconverti dans le prêt-à-porter. Faut dire que c’était plus son truc que la bouffe. Un restaurant où le chef qui se prenait pas pour la moitié du trou du cul d’un pruneau osait servir du silure asiatique en guise de poisson. Il croyait qu’en le couvrant d’épices comme un Roellinger de banlieue, ça faisait de la grande cuisine. Ben non. Il était pourtant bien parti, le chef. Il avait fait ses classes où il fallait. Mais ce n’était pas Gagnaire. Il était obsédé par l’accessoire. Par le nom des plats plus que par les plats. Il avait oublié qu’on bouffait pas la carte, créée par un designer et joliment imprimée. Vaut mieux une carte manuscrite avec des taches et des plats qui tiennent la route. Le pognon du menu, tu le mets dans les produits, en général le client préfère.

Pour ça, il faut être sûr de soi. Se dire qu’on ne peut pas plaire à tout le monde et savoir à qui on veut plaire. Se contrefoutre des autres. Il y a des commerces pour tous les clients, des passionnés, des coincés du portefeuille, des obsédés de la tendance, des traditionnalistes, des qui veulent pas être remarqués et des qui sont malades de ne pas être reconnus. Il y a des commerces pour tout le monde, mais ce ne sont pas les mêmes commerces. Si tu veux plaire à tout le monde, à la fin tu plairas à personne. N'est pas Don Juan qui veut.

Un jour, l’ami Gloaguen m’invite dans un restaurant en me précisant « c’est pour les notaires de province ». Effectivement, la carte avait du être conçue par Escoffier ou Pellaprat. On a pris la même chose : des rognons flambés et des soufflés au Grand Marnier. Pendant tout le repas, je matais la serveuse. Non qu’elle ait été une bombe nucléaire, au contraire. Elle jouait plutôt dans la cour des petites grosses aux mollets en ventre de lapin. Debout auprès du passe-plat, elle informait en temps réel le chef de l’avancée de chaque table, elle supputait le temps en fonction du rythme de la manducation et des conversations. J’imaginais ce qu’elle disait : « A la 8, les plats dans quatre minutes ; à la 10, ça traîne un peu, prends ton temps ».

Résultat des courses : on finit les rognons, elle nettoie la table et les soufflés sont là en deux minutes. Aucune attente. Une précision d’envoi chirurgicale, aussi minutée que le départ d’un missile tiré par un Rafale.

On l’a un peu oublié, mais les écoles hôtelières forment aussi du personnel de salle. Dresser une table et gérer le tempo entre la salle et la cuisine, c’est fondamental. C'est un métier et ça s'apprend. De nombreux restaurants choisissent des gazelles aux longues jambes ou des pseudo-mannequins au sourire enjôleur qui ne comprennent rien au travail de la brigade en cuisine et qui s’imaginent que leur rôle est juste de séduire le client alors que la séduction est dans l’assiette et dans le tempo du repas. Toujours la même difficulté : l’accessoire, le sourire et les longues jambes, c’est la cerise sur le gâteau. Encore faut-il qu’il y ait un gâteau parce que la cerise sans gâteau, ça nourrit pas vraiment…..

Seulement voilà : difficile de communiquer sur l’essentiel. Il y faut un talent fou, de vraies connaissances, une maîtrise totale du sujet. Plus du charisme. Et les grands chefs sont déjà en place. Alors, on travaille sur les chiottes, sur le design des menus et on cherche à faire ressortir un « concept ». Et même là… On va coller des Phanaelopsis blanches dans un vase blanc devant un mur blanc comme Martin Berasategui, en imaginant que le client, ce con, va se dire que si on voit les mêmes orchidées on va manger la même bouffe. Et c’est vrai qu’une partie des clients, les cons, vont penser ça. Les autres, ils vont vite comprendre qu’on les prend pour des cons et aller ailleurs.

La « tendance », c’est les tags. On met sur la vitrine ou les menus des « nuages de tags » comme sur les sites web. Sur les façades des restaurants, ils apparaissent avec un vocabulaire qui n’a rien à voir avec la bouffe : amour, tendresse, voyage, soleil. Vous fatiguez pas, j’ai fait le test pour vous. Quand il y a un tag, y’a rien d’intéressant à bouffer. Passez votre chemin.

Sauf si vous cherchez à sauter votre invitée qui sera plus séduite par votre sourire dans le décor que par son assiette. Les femmes, c’est souvent comme ça, elles ne comprennent rien à la poésie d’un plat de tripes, mais elles aiment les orchidées blanches. La gastronomie serait-elle victime de la féminisation de la société ?

On en reparlera…

lundi 1 août 2011

LAO PIERRE

Dans trois jours, ça fera dix mois. Dix mois que Pierre Gentelle a rejoint le paradis des géographes.

Je n’ai pas très envie d’en parler. Je l’appelais Lao Pierre, avec ce « lao » chinois qui signifie « grand frère » et qui exprime la proximité, mais aussi le respect, la filiation intellectuelle. Je n’ai pas très envie d’en parler mais je m’y sens obligé. Google me dit que toutes les semaines quelqu’un tape « Pierre Gentelle » et aboutit sur ce blog.

C’est assez juste. J’ai démarré ce blog parce que Pierre m’y a obligé. On passait notre temps à échanger des textes. Il m’a fait l’amitié d’en reprendre certains dans les Lettres de Cassandre qu’il publiait sur le site des cafés géographiques (http://www.cafe-geo.net/rubrique.php3?id_rubrique=43 ). Après les avoir un peu édulcorés, toutefois.

C’était un sujet récurrent. Pourquoi n’écrivait-il pas comme il savait parler ? Pourquoi enfermer ses indignations dans une forme policée ? Pourquoi ne pas dire ce qu’il savait, ne pas tout dénoncer ? Dans « lao », il y a aussi le sens de « vieux sage » et Lao Pierre savait trop que la sagesse implique la mesure. Il savait pourtant me glisser des sujets, me fournir de la matière, sans avoir l’air d’y toucher.

La sinologie est un vaste panier de crabes cannibales. Lao Pierre les fréquentait tous et tous se sont fendus de belles nécros. Nous avions les mêmes admirations, Jacques Pimpaneau, Jean Chesneaux et Jean Delvert, par exemple. Nous avions les mêmes réticences mais Pierre savait les dompter quand je leur lâchais la bride. Si tel ou tel savait vraiment ce qu’il pensait de lui……

Un jour où nous déjeunions ensemble, je m’étonnais que Klossowski ait si bien traduit le Jeou-Pou-Touan car je ne le savais pas sinologue. Lao Pierre fit son sourire malicieux : « Mais il ne l’a pas traduit ! C’est Pimpaneau qui l’a traduit, à Pékin, en 1959, en expérimentant avec une belle Slovaque, dans la chambre voisine de la mienne. Et comme il avait besoin d’argent, il a vendu la traduction à Klossowski ». Je bondis sur ma chaise. Pour moi, se parer des plumes du paon est la pire des choses. Je m’emportais, je m’indignais. Lao Pierre souriait toujours : « Qu’est ce que ça change ? Tu y as pris du plaisir, non ? Et je crois que Pimpaneau s’en fout ».

Lao Pierre intériorisait ses sentiments. Comme un vieux Chinois. Un jour, pour parler de la Chine à un public choisi, on lui préféra un sous-sinologue médiatique. Je sais qu’il en fut blessé et je me reproche encore de n’avoir pas su le défendre. Mais l’organisateur n’en démordait pas : « Pierre n’est pas assez connu ». C’est vrai : Pierre n’enfourchait pas sans cesse les chevaux boiteux du politiquement correct. Pourtant, j’ai la conviction qu’il souffrait d’être limité à France-Culture et aux médias à haut niveau culturel mais au public étroit. En tous cas, j’en souffrais pour lui. Il aurait pu tant apporter. Encore eut-il fallu qu’il se départisse de sa réserve.

Lao Pierre était universitaire jusqu’au bout des ongles. Il préférait publier son immense savoir géopolitique chez Nathan ou chez Belin, à l’usage des étudiants, plutôt que chez des éditeurs plus présents dans le concert médiatique mais qui auraient, sans nul doute, simplifié, édulcoré, abâtardi ce qu’il avait à dire. L’enseignement bâtit l’avenir et Lao Pierre était porteur d’avenir, pas stipendié du présent.

Qui le rencontrait, les yeux sans cesse plissés de malice, ne pouvait imaginer qu’il était avant tout un homme de terrain, fermement ancré dans le sol. Il fut quand même l’un des rares Occidentaux à avoir traversé deux fois le Taklamakan, ce désert maudit au cœur de l’Asie centrale. Il y succédait aux plus grands, Aurel Stein ou Sven Hedin. Quantité de pseudo-explorateurs auraient bâti une carrière et des succès de librairie sur ces deux traversées. Mais cette vision du voyage, fondée sur l’anecdote et l’insignifiant, n’était pas la sienne. Le voyage était savoir d’où pouvait naître le sens, pas un produit de consommation pré-emballé. Le voyage n’était pas un aboutissement pour Lao Pierre mais tout simplement un outil à déchiffrer le monde des hommes.

En écrivant tout ça, j’ai le sentiment d’écrire une nécrologie. En fait, pour moi, Lao Pierre n’est pas mort. Il regarde mon texte. Il sourit : « Tu ne crois pas que tu exagères ? ». Mais oui, Lao Pierre, j’exagère. Parce que ça te fait rire et qu’on va commander une nouvelle bouteille de Sancerre rouge en parlant des finesses de Zhu Enlai. Et puis dix mois, c’est pas une date anniversaire.

Mais, bon sang, tu me manques.