C’était, comme le rappelle avec pertinence Augustin Berque,
la définition du géographe par notre maître commun Jean Delvert. "Un géographe, ça pense avec ses pieds".
Ce qui me permet de rebondir sur une anecdote de Pierre
Gentelle. Lao Pierre était en Iran et avait repéré un paysan local qu’il avait
embauché comme guide tant il était efficace et compétent. Afin de couvrir plus
de terrain, il embarque donc le Perse contemporain dans sa Land-Rover. Après
deux heures, le fils de Darius fait arrêter la voiture et dénonce les accords.
En voiture, il ne savait plus rien. Il était trop haut pour voir, trop isolé de
la texture du terrain, le bruit du moteur détruisait le chant du vent, il ne
savait plus où il était ni quelle route prendre. Son catalogue sémiologique
avait volé en éclats.
Pierre en avait déduit une pensée originale sur la vision du
monde et du paysage. Ce qui nous semble structuré, immuable, est en fait un
monde flottant où le plus important est le regard de l’observateur. Le Codex
Calixtinus ne décrit pas le chemin de Saint Jacques mais la vision d’un pèlerin
médiéval cheminant à pied sur un chemin vierge. Ce qui réduit encore la
définition de Delvert. Dans « penser avec ses pieds », le mot
important est « ses » car nos pieds étant différents, le travail des
neurones mobilisés par leur action conduira à une pensée différente, et donc vacillante.
Ce peut être perçu comme un dynamitage de la géographie
comme discipline scientifique, la science étant généralement pensée comme
susceptible de généralisation. Il n‘en est rien. Gentelle voulait avant tout qu’on sache où on se
positionnait en tant que sujet observant et décrivant. Exactement comme Barthes
posant la question, parfois moquée : « D’où parles tu ? ».
Mais aussi comme Jaulin réfléchissant à la position de l’ethnologue. Dans tous
les cas, il s’agit de discriminer le général et le particulier, ce qui est la
première étape de la réflexion scientifique. On revient à Montaigne :
« Si haut qu’on soit assis… ». Etre assis sur son cul est une
généralité, la hauteur du siège une particularité.
Et alors ?
Alors, le seul intellectuel à avoir décrit le mouvement des
Gilets Jaunes, avant qu’il n’apparaisse est Christophe Guilluy, géographe.
Parce qu’il est le seul à voir posé son cul à la bonne hauteur. Moyennant quoi
Macron ne l’a pas convoqué à son raout intellectuel. Où irait on si l’on devait
changer son angle de vue ? Guilluy s’est inspiré de Gravier, bon
géographe, rejeté en bloc parce que royaliste et conseiller de Pétain (d’où tu
parles ?) mais il est allé beaucoup plus loin, en convoquant Orwell et la
common decency, cette manière de vivre populaire qui implique une morale de
l’entraide. Il aurait mieux fait, à mon sens, de s’intéresser à un autre
anarchiste, Brenan, qui voit dans cette notion d’entraide populaire une
expression de la « patria chica » espagnole où nait la common decency
dans un cadre géographique, c’est à dire territorial.
Bon. On va pas sodomiser les diptères. Dans l’ensemble, la
réflexion de Guilluy reflète bien la réalité et analyse bien la société dans
laquelle nous vivons. Mal. On peut en discuter aux marges. Je le dis d’autant
plus facilement que j’ai fait, chez moi, le même constat que Guilluy (https://rchabaud.blogspot.com/2011/02/lenfoire-des-terroirs.html).
On peut aller plus loin. Alzheimer n’ayant pas encore frappé, mes souvenirs
restent vivaces. La destruction de la France, je l’ai vécue. Impuissant. Un peu
manipulé. Avec, toujours, un temps de retard.
Tout ceci étant posé, on voit peu Guilluy sur les plateaux.
Un géographe, ça pense avec ses pieds. Pourtant, un pied qui pense doit avoir
des ampoules. Pour les médias, ça n’en fait pas des lumières. Ils doivent
savoir que la géographie, ça sert à faire la guerre, même civile.
On en reparlera…