dimanche 27 février 2011

RESPONSABLE

C’est une notion qui a du plomb dans l’aile. La responsabilité. Comme dit le CNRTL, c’est « l’obligation faite à une personne de répondre de ses actes du fait du rôle, des charges qu'elle doit assumer et d'en supporter toutes les conséquences ». Déjà, l’obligation, à une époque où on parle plus de droits que de devoirs, ça le fait pas trop. Etre obligé, ça va pas trop avec l’idée de liberté individuelle. Et puis supporter les conséquences, où qu’on va ? Surtout si on a des fonctions élevées. Quand t’es haut placé, les conséquences de tes actes, c’est pas toi qui les assumes, c’est le vulgum pecus. Pour faire simple, plus t’as de responsabilités, moins t’es reponsable.

Surtout qu’il faut répondre « de ses actes ». Est-ce qu’on choisit ? Est-ce qu’on agit librement ? Est-ce qu’on n’est pas un peu poussé ? Tu violes ta fille. C’est pas bien. Mais tu as été violé par ton père. Ah ! dit le psy, on reproduit. Ce faisant, il affirme que tes actes sont pas vraiment tes actes. Comment tu peux répondre d’un acte qu’on t’a mis dans le crâne ?

Tu rentres en fraude dans un pays. C’est pas bien. Mais tu crevais de faim chez toi. Ah ! dit l’assistante sociale, c’est une question de survie, il avait pas le choix. Comment tu peux répondre alors que tu n’avais pas le choix ?

C’est pareil pour tout. Celui qui viole les règles n’a pas le choix. Jusqu’au plus haut niveau. Fillon pouvait-il choisir de refuser l’invitation de Moubarak au risque de vexer un Chef d’Etat ami de la France ? Me dites pas que j’agglomère ou que c’est pas pareil. Y’a peut-être des nuances mais le fond du problème reste entier.

On l’a oublié, mais c’est une question métaphysique. On appelle ça la prédestination. Dieu a choisi ceux qui seront graciés et iront au Paradis. Ton destin est tracé jusques et y compris après ta mort. Si c’est Dieu qui décide…

En face, il y a le libre arbitre. C’est toi qui décides. Théologiquement dangereux vu que ça peut minimiser le rôle de Dieu. Pourquoi ne pas affirmer que Dieu étant le Créateur de tout, il est aussi le Créateur du Mal ? Pendant des siècles, les théologiens se sont battus sur ces notions, ont développé à peu près tous les arguments dans des œuvres parfois complexes et inaccessibles au croyant de base. Qui a lu St Augustin ou Thomas d’Aquin ?

La querelle a surtout opposé catholiques et protestants. C’était une question de fric. Les protestants supportaient pas la vente d’indulgences. Entre nous, les indulgences, c’était génial comme coup de fric, bien mieux que les OPVCM de nos traders. T’avais fait des conneries, tu allais voir ton évêque et tu lui achetais des années de Paradis.. Tu lui filais des écus d’or, il te filait un papier avec dix ans de Paradis garantis. Fallait au moins être évêque pour faire le papier. Les curés de campagne, ils étaient exclus du marché, ils aimaient pas. Ils protestaient. Calvin, il hurlait : « Sortez pas vos thunes, ça sert à rien, Dieu a déjà choisi ». OK, c’est un peu caricatural.

Un peu caricatural mais toujours d’actualité. Tout au long de l’Histoire, la querelle est sous-jacente. Les cathos te disent de bien te comporter si tu veux aller écouter les anges jouer de la harpe, les parpaillots affirment que si tu te comportes mal, c’est que Dieu t’a pas choisi. Pour les uns, t’as le choix, pour les autres, t’as pas vraiment le choix.

Après, on navigue à vue. Prenez les Américains. Majoritairement protestants mais acquis à la peine de mort. A quoi ça sert de flinguer un mec qui a pas eu le choix ? Ho ! t’as pas suivi. Si c’est Dieu qui décide, le mec il a pas été choisi par Dieu. Et donc, le passer à la chaise électrique, c’est suivre la volonté de Dieu. CQFD. Les cathos, c’est le contraire. Le mec, il peut s’amender en se comportant bien. Les parpaillots, ils croient tellement en l’éternité qu’ils filent 150 ans de prison à un octogénaire. Sûr qu’il accomplira pas sa peine.

Ça va loin. Prends notre nouvel ambassadeur en Tunisie, Boris Boillon. Il parle de Khadafi et il affirme : « Dans sa vie, on fait tous des erreurs et on a tous droit au rachat ». Il aurait pu dire « rédemption », « rachat », ça rappelle vachement les indulgences. Ça, c’est la position catho. Personne n’est mauvais tout le temps. Moi, je veux bien. Maintenant, va falloir en convaincre les Libyens. Pas sûr qu’ils adhèrent. En même temps, c’est normal : les Libyens, ils sont pas cathos comme Boillon.

Ça va loin. Prends la génétique. Le gène qui clique ou qui clique pas, ça te déresponsabilise. Si t’as la violence dans ton patrimoine génétique, tu cognes la mémé mais c’est pas vraiment ta faute. Si t’as pas le gène du cancer, tu peux fumer ta clope tranquille, tu risques rien. OK, je caricature. Mais ça reste sous-jacent, ce qui explique qu’on recherche des gènes improbables, style gène de la violence ou de l’homosexualité. Ça fait partie des thèmes récurrents de la grande presse. Alors, on fait des comités de bioéthique et des colloques pour savoir jusqu’où on peut aller trop loin. La recherche génétique est sous-tendue par cette opposition. Utilisez-la (l’opposition, pas la recherche) pour décoder les discours, vous verrez, ça marche.

Ça va loin parce que c’est politique. Il y eut dans les années 50, de sérieuses querelles à propos des jumeaux homozygotes. Les communistes ne supportaient pas l’idée qu’ils puissent être pareils, que leur environnement familial et social compte pour du beurre dans leur destin. Parce que la prédestination, ça colle pas bien avec l’idée que l’Homme puisse prendre son destin en mains. Notamment grâce à la grande Révolution prolétarienne. Par contre, ça va bien avec le libéralisme. Dieu nous a faits différents, raison pour laquelle il y a des riches et des pauvres.

Ça va loin, parce que c’est scientifique. Dans les années 70, les géographes, ils crachaient sur le finalisme. C’est un autre nom pour la prédestination. Les géographes de gauche, ils supportaient pas l’idée que le destin des hommes puisse être déterminé par le terrain C’est une position qui oubliait un peu la grande Révolution prolétarienne. D’ailleurs, la grande Révolution prolétarienne, le terrain, elle en faisait ce qu’elle voulait. Regarde le coton ouzbek et la Mer d’Aral. Refuser le finalisme, c’était refuser le capitalisme. On appelait même Max Weber à la rescousse.

L’Amérique a exporté la prédestination comme elle a exporté le Coca-Cola. C’est vachement subtil mais c’est bien réel. Avec la prédestination, la responsabilité se délite. C’est pas de ta faute. Pas de la mienne non plus. Mais nous, on a gardé le cul entre deux chaises, vu que, loin en dessous, on reste catho. L’Américain punit d’autant plus vigoureusement qu’il a le sentiment que c’est la volonté divine. Le chirurgien fait une connerie, on lui fait un procès parce que sa connerie, c’est Dieu qui l’a voulue et que la punition va dans le sens de Dieu. Nous, on croit à la rédemption qui va dans le sens du libre-arbitre.

C’est le sens profond de la querelle sur la récidive. Le catho te dit qu’après quinze ans de prison, t’es plus le même homme et que tu peux t’en sortir. Le parpaillot te dit que Dieu t’a fait comme ça et que t’es incorrigible vu que t’es pas responsable. Le pire, c’est de mêler les deux. D’accepter la non-responsabilité et d’y ajouter que tu es responsable de ton destin. C’est une position illisible parce qu’elle mélange les données temporelles. Personne ne peut admettre que la non-responsabilité se transformera en responsabilité avec le temps. C’est une position illisible parce qu’elle est doublement religieuse. T’es prédestiné au moment de l’acte, mais tu peux te corriger.

Ça sous-tend aussi tous nos discours sur la prison. La prison permet-elle de s’amender ? Sortira t-on meilleur de la punition ? Y’a ceux qui pensent que l’essentiel est de punir et ceux qui croient qu’on punit pour améliorer.

Les Lumières avaient recentré la question sur l’Homme : est-il mauvais ou pas ? Virer Dieu de la réflexion est la première chose à faire. Parce que, mauvais ou bon, l’Homme reste responsable dans la mesure où la société peut le corriger. Même mauvais, il reste libre d’accepter les correctifs sociaux. Ou de les refuser. Auquel cas, la société se défendra. C’est la problématique de Jean Valjean. La querelle ne se pose plus entre une interaction entre Dieu et l’Homme, mais entre l’Homme et la Société. Car le destin de l’Homme se joue dans un cadre social. Celui-là, on est sûr qu’il existe. Dieu, on peut toujours discuter…

Faut pas se gourer. Dans la tête, on a tous et toujours le grand Sauveur. La rémission des péchés, le mec qui découvre le chemin de Damas. Même moi. Un jour, je me suis fait nettoyer à Santo Toribio. Vous connaissez pas ? C’est le quatrième Lieu saint du catholicisme. Y’a Rome, Jerusalem, Santiago de Compostela et Santo Toribio. Y’a moins de monde, forcément, mais le service après-vente est le même, surtout les Années Saintes. Le Père abbé de Santo Toribio, il m’a filé son pardon total et intégral. Pour ça, il vaut autant que le Pape, sauf qu’il est plus accessible. Y’a pas de file d’attente. Je suis ressorti de là propre comme au jour de mon baptême. C’est lui qui me l’a dit. Sans déconner, ça m’a fait du bien. Pas longtemps. Juste le temps que je sorte du monastère et de son ambiance apaisante pour aller boire un coup au bistro du village. Le remords, ça peut être jouissif.

On a tous envie, peu ou prou, d’être le grand Sauveur. De pardonner, de comprendre, d’excuser. C’est vachement bien comme position. Mieux que bourreau. On a tous envie de croire qu’on peut s’amender, que l’autre peut s’amender, qu’un jour tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Mais, en attendant ce Grand Soir, on fait quoi ? Tu dis quoi au gamin qui sait qu’il vivra mieux en dealant qu’en bossant ?

Tu le mets face à ses responsabilités ? Et pourquoi pas ? Entre nous, pardonner, excuser, comprendre et expliquer, c’est vachement dévalorisant. Tout simplement, parce que c’est refuser à l’autre sa qualité d’homme. Libre et responsable. L’Homme seul, sans Dieu pour diriger ou pardonner. Pour excuser ou pardonner, il faut se sentir supérieur, investi, comme mon Père Abbé à qui Dieu a donné le pouvoir de me nettoyer, comme une assiette sale. Et si tu te sens supérieur, c’est que tu commences à mépriser. Non ?

Normal. Les religions méprisent l’Homme, pauvre merde entre les mains de Dieu.

On en reparlera….

vendredi 25 février 2011

UNE CARTE DE L'EUROPE

Tiens, tu sais quoi ? Tu vas dans un magasin de jouets. Ils font des trucs vachement bien pour les gosses. Par exemple des puzzles en bois qui sont des cartes dont chaque pièce est un pays. C’est pour apprendre la géographie aux enfants.

Si j’avais des sous, j’achèterais un lot et j’offrirais le modèle « Europe » à chaque député européen. Et si j’avais beaucoup de sous, j’offrirais ça à tous les fonctionnaires de Bruxelles. Le premier qui veut me mécener (c’est plus latin que sponsoriser, ça sonne bien je trouve) sera le bienvenu.

Tu prends le puzzle, tu le fais et après tu t’amuses. T’enlèves les pays, les uns après les autres. Un à la fois. Après, tu remets la pièce et t'en enlèves une autre. Qu'il ne manque qu'un seul pays. Et tout bêtement, tout simplement, tu vas constater un truc. Tu peux enlever à peu près tous les pays, ça reste l’Europe. Tous sauf un : la France. Quand t’enlèves la France, t’as un trou, une béance. L’Europe est morte. Amuse-toi. Tu verras. Le Liechtenstein ou la Slovénie, ça change rien. Même le Portugal. Si, le Portugal, ça change : en enlevant le Portugal, t’enlèves Barroso. Ça soulage….

La France n’est pas le cœur de l’Europe, c’est l’Europe. Enlèves la France et réfléchis. Comment tu vas d’Allemagne en Espagne ? Ou d’Angleterre en Italie ? Comment tu circules si t’enlèves le couloir rhodanien ? Comment il survit le budget européen sans notre contribution ? Et la balance agricole ? Parce que là aussi, on est moins bons qu’avant, c’est vrai, mais on reste indispensables. T’as pas besoin de lire des milliers de pages. Tu vas à Béhobie, tu montes vers le col de Kurleku et tu regardes les poids lourds. Tu verras des milliers de tonnes de trafic nord-sud. Bloque ce trafic et tu asphyxies l’Europe.

Ho ! Et l’Allemagne ? Regarde ta carte. Sans la France, l’Allemagne n’est plus rien qu’une puissance continentale sans accès vers les pays du Sud. Parce que l’accès au sud, c’est une obsession chez nos voisins teutons. Raison pour laquelle on s’est battus pendant des siècles. L’Allemagne est grande, mais l’Allemagne est froide. L’Allemagne n’a quasiment pas de façade maritime. La Grande Allemagne est plombée par sa géographie. Tu me crois pas ? Réfléchis. On a pu faire l’expérience en grandeur réelle. Tu prends une Allemagne tournée vers l’Est (l’ancienne RDA) et t’as une catastrophe économique. Ho ! c’est la faute au communisme. Ça, c’est ce qu’on t’a dit. Prends la liste des pays les plus pauvres du monde. Ils sont pratiquement tous enclavés. Un pays enclavé est un pays économiquement mort. Sauf s’il pratique le secret bancaire, mais c’est pas à la portée de tout le monde. La RDA, elle était enclavée. Pas de mer vu que la Baltique, c’est pas vraiment l’ouverture sur le grand large. Au sud, les Carpathes qui bloquent la voie. La seule ouverture, c’était la Pologne. Pas joyeux.

Ho ! et l’avion ? Avec l’avion, y’a plus de pays enclavés. Si. Le transport aérien, c’est cher. Tu peux l’utiliser pour des marchandises à forte valeur ajoutée. Pour les minerais et les grains, ça marche pas. Le haricot vert, oui, le maïs, non. Sans port, t’es mal. Vas voir les Boliviens, tu verras ce qu’ils te diront. Les Allemands, ils le savent. L’Europe leur a offert Rotterdam. Ho ! Ils avaient Hamburg. C’est pas pareil. Rotterdam, c’est la vallée du Rhin, Hamburg la vallée de l’Elbe, accès vers le Sud contre accès vers l’Est... Et Hamburg, comme beaucoup de vieux ports, il faut remonter l’embouchure de l’Elbe, c’est moins pratique. Tiens, un jour on fera un cours de géopolitique historique sur les ports.

Le vieux Général (avec une majuscule, y’en a qu’un), il connaissait la géographie. Il a offert aux Allemands le moyen de régler leur obsession. Pas à n’importe quel prix. Avec un équilibre. Un équilibre que ses successeurs ont rompu.

Mais alors ? Tu veux sortir de l’Europe ? Pas du tout. J’aimerais juste que les législateurs bruxellois comprennent que si c’est pas bon pour la France, c’est pas bon pour l’Europe. Qu’ils aient sur la tête une épée de Damoclès. Qu’on dise à Madame Merkel « tu nous emmerdes Angela, si tu continues tu garderas tes déchets ». Quel rapport ? Simple. Tu vas à Béhobie (voir ci-dessus) et tu verras passer les camions allemands de déchets. Les déchetteries teutonnes, elles sont en Espagne. C’est bien l’Espagne, c’est calcaire. C’est plein de trous et y’a pas trop d’habitants. Alors les déchets dangereux, on les envoie en Espagne. On verra plus tard.

J’aimerais juste que nos négociateurs soient de vrais négociateurs, des qui savent taper sur la table ou pratiquer la politique de la chaise vide. Des qui connaissent leurs forces autant que leurs faiblesses. Des qui oublient leurs faiblesses. Un négociateur qui admet les arguments de l’autre, il est foutu. Le vieux Général, quand il était pas content, il boycottait. Il s’enfermait dans le silence. Il avait lu Vigny. Seul le silence est grand, tout le reste est faiblesse.

Nos négociateurs, ils causent, ils causent. Ils ont peur du silence, ils ont peur de rompre le contact. On s’en fout. L’Europe a besoin de nous. Qu’elle cède. J’imagine ce qu’il aurait dit le vieux Général si on avait voulu mettre sur un pied d’égalité la France et la Lithuanie. Seulement, voilà : lui, il avait « une certaine idée de la France ». C’est arrogant ? Oui, et alors ? La lucidité n’est pas le mépris. C’est comme ça : on est au cœur de l’Europe, on a un climat idéal, des terres fertiles, une technologie au top et des travailleurs efficaces et productifs. En plus, on a les meilleurs pinards. C’est pas juste ? Non. Mais c’est comme ça. A prendre ou à laisser. Si t’en veux, tu cèdes.

On nous rebat les oreilles avec le « déclin français » et les Français qui ont pas le moral. Tu m’étonnes ! Les Français, on arrête pas de leur seriner qu’ils valent pas les Allemands, on les traite comme des Slovaques et on leur dit que l’immigration, c’est la richesse de la France. Comment tu veux qu’ils aient le moral ? Quand tu te fais traiter de nul à longueur de journée, tu finis par penser que tu es nul. Logique.

C’est juste une question de point de vue. Je sais pas si vous avez remarqué mais la taille du Président a un rôle à jouer. Quand t’es grand, tu vois loin. T’as pas besoin de t’agiter pour exhiber ta force parce que la force, c’est toujours tranquille. Et puis tu fais pas une montagne d’une taupinière. Les Ministres du G20, ils se sont réunis pour adopter des instruments statistiques communs. C’est une farce ! Les statistiques, elles sont étatiques, truquées, biaisées. Les Etats, ils disent ce qu’ils veulent, comme ils veulent, quand ils veulent. Tu parles d’une avancée !

Remarque, c’est pas nouveau. Quand Disney a voulu installer son bouzin en Seine-et-Marne, il a crié à tous vents que Paris était en concurrence avec Barcelone. Et nos négociateurs lui ont filé plein d’avantages pour pas qu’il aille en Catalogne. Alors qu’il y avait pas photo. Disney, il savait bien que Paris est la première destination touristique d’Europe, que le Louvre et la Tour Eiffel lui garantissaient quelques milliers de visiteurs. Quand t’es Japonais et que tu fais un tour d’Europe, tu shuntes Barcelone, tu shuntes pas Paris. Mais nos négociateurs, ces cons, ils ont eu peur. Ils ont pas dit aux Ricains « OK, allez à Barcelone ». Je sais pas comment ils vivent leurs amours mais dire à une femme « j’hésite entre toi et ta voisine », c’est le meilleur moyen de prendre un râteau. Fallait filer un râteau aux Ricains vu qu'y avait aucune chance qu’ils aillent à Barcelone. Suffit de regarder le trafic aérien.

Suffit de… Suffit de regarder une carte. Mais pour regarder une carte, il faut que quelqu’un enseigne qu’il y a des cartes. Il faut croiser des murs avec des cartes. Il faut que quelqu’un t’apprenne à les lire. Il faut que quelqu’un t’apprenne à faire le lien avec le terrain. C’est pas très compliqué.

Suffit aussi de penser que le terrain, il a des choses à dire. Sur la vie des gens, sur l’organisation des groupes sociaux, sur la politique. Que les fleuves, les cols, les plateaux, c’est pas juste que des trucs à photographier mais que ça peut créer des liens, permettre des passages ou les barrer, c’est selon. Allez, juste un exemple. Les Bourbons qui ont régné sur la France, ils viennent du Bourbonnais. Regarde une carte : le Bourbonnais, c’est la parfaite voie de passage entre la Méditerranée et l’Ile-de-France quand les Habsbourg tiennent la Bourgogne. Les Capétiens, ils pouvaient pas se passer des Bourbons. Alors que je te donne des droits, que j’épouse tes filles, que je maintiens les liens à tout prix. C’était autrefois. Non. La Nationale 7 chantée par Trénet, elle passe par Moulins. Jusqu’à l’autoroute, il y a cinquante ans, Paris-Nice passait par Moulins. Les Bourbons, ils sont pas devenus rois par hasard mais par la géographie. S’ils avaient choisi les Habsbourg, la France n’existerait pas.

On en reparlera.

mardi 22 février 2011

L'ENFOIRE DES TERROIRS

Alors, lui, il manque pas d’air. Christian Jacob, gros exploitant agricole, syndicaliste agricole, à la FNSEA, le syndicat qui bouffe dans l’écuelle de tous les pouvoirs, le syndicat qui a aidé à mettre en place l’agriculture productiviste de merde qui nous inonde de ses produits frelatés, le syndicat qui se bat pour les pesticides, les OGM et l’eau pas chère pour irriguer les maïs transgéniques. Le mec qui depuis trente ans pourrit la terre appelle les terroirs à la rescousse. Pour dire quoi ? Que Strauss-Kahn est juif ? Ça le gène, lui, avec le nom qu’il porte ?

Une politique se juge à l’aune de ses résultats. Hé ! Jacob ! tu veux parler des terroirs. Parlons en. On va juste parler d’un terroir. Le mien. Parce que celui-là, je le connais. Intimement. Mon terroir, on va le regarder sur cinquante ans et voir comment il a évolué à cause de toi, Jacob. Ça te va ? Je vais te la faire maurrasso-barrésienne, ça devrait te parler.

Il y a cinquante ans, mon terroir, un petit village de la Vallée des Gaves, il pratiquait la polyculture. On y faisait pousser du blé pour avoir du pain, du maïs pour engraisser les canards, des betteraves pour la nourriture des cochons, un peu de colza. On y élevait des bovins, des cochons et de la volaille. C’était pas Byzance mais il y avait un peu plus de trois cents habitants dans le village, une école, une poste, deux boulangers, trois épiceries, un boucher, un médecin, un poste d’essence et même un hôtel. Bon, l’hôtel, c’était une auberge rustique mais on pouvait s’y arrêter, dormir et bien manger. Y’avait aussi le bureau de tabac de ma marraine, scaferlati en paquets cubiques et Boyards papier maïs. On pouvait y aller par le train et même s’y faire livrer les colis par le train. La gare était à quatre kilomètres. Faut être juste : la décadence était en marche. Le village avait plus de 600 habitants au début du siècle. Mais bon, ça fonctionnait. Tu vois, Jacob, quand tu dis « terroir », ça m’évoque.

Ça fonctionnait social et pas très moderne, j’admets. Pour battre le blé, y’avait une batteusea collective. Pas une coopérative, ni une association à la con. Simplement, les bouseux, mes copains, ils s’étaient cotisé pour acheter une batteuse qui tournait de ferme en ferme. Légalement, c’était quoi ? C’était rien. Un achat en commun, sans facture, sans TVA récupérable, sans procédure et sans cahier des charges. Un bien en commun, ni plus ni moins. Ça pose problème ?

Ça fonctionnait social et pas très fiscal, j’admets. L’épicier, il faisait la tournée des fermes isolées pour apporter le sel, le tabac et la morue salée du vendredi et on le payait en œufs et en poulets qu’il allait vendre le mercredi au marché de Peyrehorade. Le boulanger, il récupérait les sacs de blé et il fournissait l’équivalent en pain pendant l’année. Si t’avais prévu un mariage ou une communion, tu lui laissais un peu plus de blé. Il avait un carnet, ferme par ferme. Horreur ! Jacob ! c’était du troc. Pas de factures, pas de TVA, pas d’impôts. Du troc, du black, du pas imposable et pas contrôlable. Et alors ? Ça te gène ? Je vais te dire, Jacob, vu les quantités, ça pesait moins sur le budget de l’Etat que les voyages en avion privé de tes copains ministres. Ça pesait moins que l’évasion fiscale de tes contributeurs du CAC 40. Il en faut des villages de 300 habitants pour arriver aux magouilles d’une banque internationale.

Ça fonctionnait un peu autarcique et pas mondialisé, j’admets. L’horizon, c’était plutôt le Gave de Pau que le Yan-zi Jiang. A tes yeux de syndicaliste et de ministre, ça doit être un peu étroit. Je comprends. Mais le terroir, c’est petit, ça va pas très loin. C’est même pour ça que je te dénie le droit d’utiliser le mot. Joue à ton jeu avec tes règles. Tu veux t’approprier le monde ? Fais-le. Mais n’incorpore pas le terroir à tes recettes frelatées.

Cinquante ans de PAC et de politique commune approuvée par la FNSEA, c’est à dire toi, Jacob, le village compte péniblement 80 habitants. Il n’a plus d’école, plus de boulanger, plus de poste, plus rien. Quelques maisons posées sur une éminence de calcaire dur. Plus un commerce, plus un service. Un village mort. Les terroirs, Jacob, tu as passé ta vie à les tuer. Un peu de décence ne messied pas parfois (remarque quand j’écris « messied », tu dois penser à Jean-Marie).

Cinquante ans de FNSEA dans les couloirs du pouvoir et le maïs a tout remplacé. Fini la polyculture vivrière. On fait de la graine pour statistiques exportatrices. C’est plus le même paysage. Tu roules entre deux haies vertes, y’a plus rien à voir, plus rien à sentir. En août, des fois, faut mettre les essuie-glaces. Dame ! L’irrigation, ça remplace la pluie. Et pour irriguer, tes copains, ils ont peur de rien. Ils captent, ils drainent, ils pompent. C’est pas cher la nappe phréatique quand on se l’approprie. Les vaches, les belles Blondes d’Aquitaine, elles sont plus dans les champs. Juste ce qu’il faut pour le Label Rouge. Pour le reste, on stabule et on supplémente. A propos, Jacob, tu savais que « la Blonde d’Aquitaine », c’était le surnom de ta copine Alliot-Marie ?

Cinquante ans de la politique que tu as défendue, c’est des villages morts dans des paysages banalisés et uniformisés. Et t’as le culot de parler de terroirs ? Qu’est-ce que tu vas me dire ? Qu’il fallait moderniser ? Optimiser ? Rentabiliser ? Tu voudrais me faire croire que la modernisation, c’est vider des villages, tuer des métiers, détruire des paysages ? Non. Ça, c’est TA modernisation.

La tienne et celle de tes copains. Je les ai vus à l’œuvre, tes copains. Ceux de Lur-Berri, par exemple. Tu connais, j’en suis sûr, la coopérative Lur-Berri. C’est tes copains de la FNSEA. Ceux qui ont industrialisé les campagnes du sud-aquitain. Ceux qui prétendent être les défenseurs des terroirs et s’enorgueillissent d’être les fournisseurs de Labeyrie. Labeyrie, ça sera pour un autre jour mais leur tour viendra. Tiens, le patron de Lur-Berri, c’était Jean-Jacques Lasserre. Ça doit te dire quelque chose. Le bras droit de Bayrou. Parce que Bayrou, il est comme toi. Vous avez les mêmes copains. Bon, lui, il parle latin. Jusques à quand abuseras tu de notre patience ? Lur-Berri qui voulait noyer une vallée de Basse-Navarre avec un barrage pour mieux irriguer le maïs.

OK. Je nostalgise. Y’avait pas que du bon, loin s’en faut. Le meilleur, c’est ce que j’avais dans l’assiette. Tout simplement parce que j’habitais là-bas et que le commerce, il était juste local. Je vais te dire : tous les trimestres, quand je revenais à Paris, j’avais une valise pleine de bouffe et, en plus, ma marraine m’envoyait des colis (c’était pas cher, la Poste n’était pas encore privatisée et y’avait le train – voir ci-dessus). Pour que j’ai les produits qu’on trouvait pas à Paris. Remarque, faut être juste : on les trouve toujours pas. Le problème, c’est qu’on a du mal à les trouver sur place aussi.

C’est vrai : y’avait pas la télé, pas toujours l’eau courante et le chauffage était plutôt faiblard. Y’avait pas les sous non plus (d’où le troc). Y’avait pas les sous, mais y’avait un médecin et une école. Le plouc de base, il était pauvre mais il était éduqué et soigné. L’Etat faisait son boulot. Ma vraie nostalgie est là : l’Etat ne fait plus son boulot. En tous cas, il le fait mal. A cause de mecs comme toi.

Je vais te dire, Jacob. Strauss-Kahn, il t’emmerde. Pas à cause des terroirs. Parce qu’il a mieux réussi que toi. Toi, t’es un petit destructeur, un petit bras. Il t’a fallu trente ans pour bousiller l’agriculture d’un petit pays d’un demi-million de kilomètres carrés. Le FMI, c’est autre chose. Quand tu modernises, que t’optimises, que tu rentabilises, c’est au niveau du monde. C’est pas dix malheureux millions de paysans dont tu bousilles la vie. On change d’échelle, là.

Regarde toi, Jacob. Trente ans d’action dans les syndicats agricoles et au gouvernement. Regarde ton résultat. Un syndicalisme qui a fait disparaître ceux qu’il devait défendre et une politique qui a rendu le pays dépendant pour son approvisionnement. Et tu fais encore le fier ? Tu te gausses, tu te hausses du col ? Tu donnes des leçons ? Tu devrais te couvrir la tête de cendres.

La paysannerie, Jacob, c’est le sens des réalités, la pudeur et la dignité. Je ne suis pas sûr que tu sois un paysan.

On en reparlera…

lundi 21 février 2011

LE CHAMPAGNE ET LES PATATES

Y’a plein de « géopoliticiens » qui me gavent grave. Ils parlent que de politique. La géopolitique, c’est pas une branche de la politique, c’est une branche de la géographie. C’est même la branche qui fait que la géographie, c’est beaucoup moins chiant qu’on veut le faire croire.

La géopolitique, c’est carrément et franchement finaliste. Comment un groupe social, peuple, nation, tribu va t’il gérer son environnement ? Gérer, c’est à dire dépendre. T’es Russe, t’as pas accès aux mers chaudes. Sauf par un détroit. Si tu dis que l’Ukraine, c’est la Russie. Sinon, faut deux détroits et quand t’as vu le détroit de Kerch, c’est pas gagné.

Si t’as pas accès aux mers chaudes, t’as du mal avec le commerce international. T’as du mal à conquérir et entretenir des colonies. Au moins à l’époque où les petits copains se partageaient le monde. Prends une carte des colonies. Même les Belges ont fait mieux que les Russes. D’ailleurs, en matière de conquête coloniale, les Russes, ils ont fait fanny. Zéro pointé. Et donc, Murmansk et Arkhangelsk n’ont jamais vraiment concurrencé Marseille.

C’est juste un exemple. Une explication par le réel. Y’en a d’autres. Les hectares, par exemple. Plus t’as d’hectares, plus t’es puissant. OK, faut relativiser. Les hectares sont pas égaux entre eux et, pour bouffer, vaut mieux les terres noires d’Ukraine que le permafrost de Sibérie. Mais, en gros, ça marche. Le géopoliticien moderne, il y croit pas vu que le minuscule Liechtenstein est plus riche que le gros Mali. Le géopoliticien moderne, formé à Sciences-Po, il est plus proche du banquier zurichois que du paysan sahélien. Le Malien, il a des hectares merdiques, le banquier, il a des options sur des hectares riches. Nuance : il a pas les hectares, il a les options sur les hectares.

Le banquier ou l’économiste, il s’en fout que les hectares soient américains ou russes ou congolais. Il achète et vend le produit des hectares dans un monde globalisé, c’est à dire virtuel. Le réel, il s’en tape. Il ne veut pas voir que le réel est là, tapi comme un crocodile dans un marigot.

J’en ai marre que vous me reprochiez dans vos mails de trop parler de bouffe. Y’a pas plus géopolitique que la bouffe. Pas plus géographique. La produire, c’est de la géographie, la transporter, c’est de la géographie, la distribuer, c’est de la géographie. De la géopolitique. On est vachement contents : désormais, y’a plus de citadins que de ruraux dans le monde. Plus de consommateurs de bouffe que de producteurs de bouffe. Et le différentiel s’accentue. De plus en plus de gens pour bouffer ce que de moins en moins produisent. Entre nous, tu crois que ça peut durer ? Tu crois qu’il va y avoir une régulation automatique, un équilibre sympa et harmonieux ? Même pas en rêve.

La bouffe, c’est LE problème géopolitique de notre époque. C’est lié à tout, au climat, à l’énergie, aux changements de gouvernements. Le G20, il veut contraindre les Chinois. A quoi ? Les gouvernements du G20, ils acceptent que la Chine soit devenu le potager du monde. Ils l’acceptent pour le pouvoir d’achat des électeurs, pour leurs copains distributeurs, pour le lobby des transporteurs, que sais-je encore ? Les gouvernements du G20, ils acceptent que la Chine produise et commercialise près de 50% des fruits et légumes vendus dans le monde. Et ils veulent la contraindre ! A nous couper les vivres ?
Réfléchis. Tu bloques le commerce chinois, t’as quasiment plus de conserves en Europe. Ils le savent. Comment tu peux contraindre le mec qui te nourrit ?

Les statistiques nous berlurent. La balance française de l’agro-alimentaire est encore bonne. Grâce aux gros céréaliers et au pinard. Ben oui, le champagne qui exporte 10% de plus tous les ans, c’est de l’agro-alimentaire. C’est caricatural, je trouve : on exporte du champagne pour pouvoir importer des haricots. Vu que la part fruits et légumes, elle est déficitaire. Comme les Français, majoritairement, consomment plus de patates que de champagne, on se voit obligé de constater que le pays ne peut plus nourrir ses habitants. Ça, c’est une information géopolitique. La bonne nouvelle, c’est qu’on manquera pas de pinard.

C’est pas de la nostalgie ruralo-pétainiste. La bouffe, c’est la seule addiction universelle. Si tu bouffes pas, tu crèves. Pour pas crever, t’as intérêt à contrôler ton approvisionnement, à le maîtriser. Et depuis trente ans, de PAC en amélioration du pouvoir d’achat, les pays développés ont perdu le contrôle de leur alimentation. Globalement, c’est bien caché. Globalement, c’est compensé par les services et les produits financiers. Tu gagnes moins sur les patates, tu compenses par les OPVCM. Y’a qu’un problème : si la finance implose, tu peux plus te rabattre sur les patates. T’as plus la thune et plus les patates non plus. Tu manges quoi ?

Notre époque oublie les biens physiocratiques. Rappel : les biens physiocratiques sont les biens qui satisfont un besoin (un vrai, pas un créé par la pub) et surtout les biens agricoles. C’est vrai que c’est vieillot : ça date du XVIIIème s. C’est vrai que c’est un peu restrictif. Mais ça a le mérite de rappeler que la base du commerce, la base de l’économie, le fondement, les fondations, le socle, c’est l’agriculture.

En ce moment, on fait semblant de s’extasier sur les pays émergents. Moi, ce que je vois, c’est que les pays émergents, c’est d’abord des économies fondées sur l’agriculture. L’Inde moins que les autres ce qui fait sa faiblesse. Ils émergent parce qu’ils nous nourrissent. Ceux qui nous fabriquent nos tee-shirts et nos baskets, comme le Bangladesh, ils émergent pas vraiment. D’ailleurs, c’est le problème du Bangladesh : il sera submergé avant d’émerger (si ça te fait pas rire, c’est que t’es coincé). Tu crois que les Chinois, ils accumulent des dollars avec des IPod ? Ben non. C’est avec les carottes. C’est moins sexy, mais ça marche bien. Et puis les carottes, c’est un vrai besoin. Les Equatoriens, ils ont choisi les roses, c’est plus difficile. T’as besoin de carottes tous les jours, les roses, c’est juste quand t’as invité ta nana au resto.

Remarque, les biens physiocratiques, ils sont toujours dans la course. Ils font l’objet de cotations et de spéculations. Les Anglo-Saxons appellent ça des « commodities ». Intraduisible : en français, les commodités, c’est le joli mot pour les chiottes. Pas étonnant qu’on vive dans un monde de merde. Le marché des commodities, en ce moment, il se tend comme disent les spécialistes. L’année climatique a été merdique, alors y’a moins de blé. Et donc le prix du blé augmente. Et donc la spéculation qui cherche à faire du blé va jouer sur les cours du blé qui vont augmenter encore plus vite, encore plus fort. Dans ce cas précis, la spéculation ne crée pas le phénomène qui est né de la sécheresse en Russie et des inondations en Europe centrale. Le virtuel n’existe que parce qu’il y a du réel.

Les commentateurs se branlouillent sur la démocratie et l’Islam. Or, l’explosion du monde arabe, c’est surtout des émeutes de la faim. Ce que les manifestants reprochent aux autocrates, c’est d’abord de piller le pays, pas de museler la presse ou d’emprisonner les intellectuels. Le citoyen de base, son premier problème c’est de bouffer. D’avoir du travail, d’être soigné. Les demandes d’une société, elles sont sociales, pas intellectuelles.

C’est comme en 1789. On n’a pas pris la Bastille pour libérer Sade. Notre Révolution est née de la spéculation sur le blé et de la faim des plus pauvres, excédés de voir les riches se goinfrer. Depuis, on a eu deux siècles d’idéologie pour mettre en avant les idées et nous faire croire qu’on peut mourir pour elles. Alors qu’une révolution, quelle qu’elle soit, c’est d’abord des gens qui se battent pour ne pas mourir. Les régimes marxistes le savent : on commence par nourrir le peuple et par le soigner. On éloigne le spectre de la Mort. Les poètes sont secondaires. Même Maïakovski. Même…

J’admets : c’est trivial. L’Homme ne vit pas que de pain. Ben si. L’Homme qui a faim, vraiment faim, ne crée pas, ne pense pas. Il meurt. Si t’as pas de pain, t’as pas d’idées. La grève de la faim, c’est juste un concept d’intello. Y’a des millions de gens qui font la grève de la faim sans le vouloir : on appelle ça la sous-alimentation. Ho ! mais la faim recule. Statistiquement, c’est vrai. On meurt moins de faim. Sauf que le mec qui regarde son môme dénutri, les statistiques, il s’en fout. Il s’en fout qu’à l’horizon 2200 ses petits-enfants n’auront plus faim. Tout bêtement parce que si son gosse meurt, il le sait bien qu’il aura pas de petits-enfants.

Je sais : c’est tout ramener à un insupportable matérialisme. Je sais, c’est mon histoire personnelle. Le paysan mexicain qui m’a dit un jour : tu t’en fous, dans un mois tu seras à Paris et moi je serai encore ici. La nana ukrainienne qui m’a balancé : la démocratie, c’est un luxe de bien nourris. Phrase terrible. Après une révolution, les intellos passent leur temps à expliquer qu’ils ont été les déclencheurs, les étincelles. On se valorise comme on peut.

On en reparlera….

PS : 89, c’est quand même une référence. Le cousin du roi du Maroc, il approuve les manifestants. On va l’appeler Moulay-Egalité….

samedi 19 février 2011

LES GOSSES ET LES COCHONS

Si t’élèves ton gosse comme un cochon, il grossit comme un cochon. C’est normal.

Je parle pas de la belle chambre que t’as achetée chez Ikea, avec un tableau qui représente le Petit Prince. Ni des fringues estampillées Hello Kitty ou Gormiti. Non. Je parle de son assiette. Ça fait un moment que je le dis et que je râle, mais des fois ça fait du bien de voir un mandarin dire la même chose.

Le cador, il s’appelle Didier Raoult, il dirige une unité de l’INSERM à Marseille et son papier a été publié par Nature voici plus d’un an. C’est marrant comme les vraies infos avancent lentement, à bas bruit.

La spécialité de Raoult, c’est la flore intestinale. Chez les obèses, la flore intestinale est différente. Elle comporte plus de lactobacilles et de bifidobactéries. Et donc, depuis cinquante ans, les éleveurs industriels utilisent ces bactéries pour faire grossir les petits cochons. Tu modifies la flore intestinale, tu gagnes 4 à 5% de poids. C’est pas mal quand même.
Ces bacilles du gain de poids, tu les retrouves dans les yaourts à base de bifidus et autres spécialités. Tu mates les pubs qui te disent que c’est vachement bon pour la santé, que tu renforces ton immunité, que tu passes mieux l’hiver. T’y crois et tu gaves ton poupard de yaourts spécialisés (et hors de prix). Au bout du bout, tu l’engraisses comme un porcelet. Et ce que tu sais pas, c’est que la législation sur ces bacilles, elle est plus rigoureuse pour les cochons que pour les hommes. Forcément, le législateur, il pouvait même pas imaginer que les industriels traiteraient les gosses comme des cochons à l’engraissement et donc il n’a pas légiféré.

C’est pas nouveau. Toutes les mamans soucieuses de la santé de leur progéniture les gavent de céréales. Si tu vas dans une ferme qui produit des céréales, tu verras qu’on les donne pas aux gosses. On les réserve pour les animaux. La céréale, c’est la base de l’engraissement parce que c’est plein de calories sous une forme concentrée. Les armées en campagne, voici un siècle, elles transportaient de l’orge ou de l’avoine pour les chevaux, tout simplement parce qu’on en transportait moins que du fourrage pour un meilleur résultat.
Si tu donnes du pain à ton gosse, tu lui donnes des céréales vu que jusqu’à nouvel ordre, le pain, c’est à base de céréales (sauf chez mon boulanger qui a un pain spécial « aux céréales », comme s’il y en avait d’autre). C’est des céréales levées et donc avec un gros volume pour calmer la faim sans manger trop de calories. Si t’es obèse, tu peux pas faucher ton champ.

La communication depuis cinquante ans cherche à nous persuader que le pain fait grossir alors que les céréales donnent de l’énergie. C’est juste des mots. Les céréales, ça peut être important dans une vie rurale et septentrionale. Quand tu dois faire des travaux fatigants dans un environnement froid, vaut mieux bouffer des calories. Le müesli, c’est une invention allemande, pas sicilienne. Normalement, tu bouffes pas pareil au bord de la Baltique que sur les rives de la Méditerranée. T’es pas obligé de connaître la composition de la flore intestinale, mais la climatologie de base, tu dois bien avoir une idée. Et t’en servir pour réfléchir. Et donc, juger que pour un gamin qui passe l’hiver à Paris faut moins de céréales que pour un fermier du Wyoming.

Les céréales au petit déjeuner, c’est septentrional : le porridge n’est pas une invention andalouse. En France, on avait le pain, parce qu’on avait le blé pour le faire. Les sols pour faire pousser le blé et le climat pour faire pousser le blé. Les Anglais, ils avaient pas autant de blé, alors ils filaient autre chose à leurs mômes, de l’avoine par exemple.

Habitude culturelle poursuivie par les Américains alors qu’ils avaient du blé. C’est lourd l’Histoire. Et puis, au départ, c’est un peuple de paysans. Faut de l’énergie pour cultiver la terre. Les conditions ont changé. La vie à la ville est plus facile, nécessite moins d’énergie. Toute l’Amérique ne vit pas sous les rigueurs de l’hiver new-yorkais. Les Américains ont gardé et développé et exporté un régime alimentaire géographiquement marqué. Et ils sont devenus, logiquement, obèses. Et ceux qui les imitent deviennent, logiquement, obèses. Regardez les corrélations statistiques : plus on bouffe de corn-flakes, plus l’obésité augmente. Tu peux toujours coller des messages à la con à la télé (manger cinq fruits et légumes) tant que tu mettras des céréales partout, nos gosses grossiront.

Alors si, en plus, tu leur files des lactobacilles, t’auras le jackpot. Remarque, ça fait du PIB. Des nutritionnistes, des diététiciens, des alicaments, des salles de gym, t’as pas fini de cracher au bassinet. Plus les fringues spécial XXL Avec Hello Kitty sur la poitrine. Et on leur filera du Mediator pour leur couper la faim. Comme si la faim faisait grossir.

On en reparlera…

mercredi 16 février 2011

NICOLAS, FRANCOIS ET CICERON

Il faut se méfier de ce qui semble ne servir à rien. Les langues mortes, par exemple. On n’en a pas vraiment besoin. Sauf, parfois, quand un mot nouveau surgit et qu’on le comprend sans avoir besoin d’un dictionnaire. Bon, on a Wikipedia, pas la peine de s’emmerder.

L’enseignement des langues mortes, c’était grammaire, version et thème. On traduisait des bouts de Virgile, de Cicéron, en suant comme des bœufs et en manipulant un Gaffiot qui pesait une tonne. Mais on traduisait pas n’importe quoi. Les profs y veillaient. C’était toujours moral, toujours politique, des histoires de dirigeants rejetés par le peuple et repartant labourer leur champ avec la conscience du devoir accompli. Des mecs qui faisaient leur devoir, qui se jetaient dans le feu, qui se coupaient une main pour se punir de n’avoir pas servi leur patrie. On en retrouvait certains chez Corneille, plus tard. Prends un siège, Cinna.

Bref, ce qu’on nous mettait dans le crâne, c’était pas des déclinaisons, c’était une morale. Les écrivains cochons, Apulée ou Pétrone, on se les trouvait seul, c’était pas le boulot du prof. Lui, il s’émerveillait que le vieux Caton rabâche que Carthage doit être détruite. Le prof de mon grand-père, quand il disait Carthage, il pensait Berlin. Le latin, c’était l’heure du patriotisme exacerbé, du dévouement à la patrie et à la société.

La génération qui est aux commandes aujourd’hui est certainement la première génération qui n’ait pas fait ses « humanités », comme on dit. Nicolas, il a pas lu la Princesse de Clèves, t’imagines quand même pas qu’il se soit farci l’Enéide. Ça sert à rien. Si tu regardes bien, tu peux penser que la rupture, c’est Pompidou/Giscard. Normale Sup contre Polytechnique. Quand on a pas fait ses humanités, on remplace par l’humanisme. C’est la même étymologie.

Du coup, les notions des versions latines, elles ont disparu du paysage. Vespasien et « l’argent n’a pas d’odeur », on se gardait bien de nous l’apprendre. On cachait ces trucs-là, comme le cheval de Caracalla nommé consul. Ou quand on l’évoquait, c’était pour nous dire que ces Romains-là, c’était pas des bons, pas des fréquentables. On nous imbibait de la même morale que la morale des Constituants. C’est Virgile qui tisse le lien de Robespierre à De Gaulle. Ou Cicéron. Celui des Catilinaires.

Cette morale subliminale, faite de devoir, de rigueur, de frugalité, a complètement disparu du paysage intellectuel. Nicolas, il l’a dit : après le pouvoir, ce sera la dolce vita. Tu l’imagines pas repartant labourer un champ. D’ailleurs, à Neuilly, y’a pas de champs. Et le petit Spartiate qui se faisait bouffer par un renard, on lui achète une Nintendo. N’exagérons pas : il y a encore un représentant de la morale latine. C’est Bayrou, l’agrégé de lettres classiques. Raison pour laquelle il plait et il fait rire. Bayrou, il va pas en vacances à Aswan, il va à Nay. Vous connaissez Nay ? Une architecture grise dans les vertes collines. Le Béarn profond. Tu marches dans le village, tu crois que tu vas rencontrer Jeanne d’Albret. Il me plait bien Bayrou, à deux détails près. D’abord sa morale latine est badigeonnée de notions chrétiennes alors que le Romain, il se foutait carrément des religions. Et puis, il est pas très grand. En politique, faut se méfier des petits, je l’avais déjà dit pour Nicolas.

La disparition du monde gréco-latin, tu la touches du doigt dans le spectacle. Sur scène, aujourd’hui, t’as majoritairement des gens qui te parlent de leur vie quotidienne, leurs problèmes de couples, les anecdotes, les petites choses. C’est comme ça qu’on a remplacé Camus, Sartre ou Brecht. Pareil au cinéma. T’as plus que des successeurs de Sautet. François, Vincent, Guillaume et le camping. Tiens, prends le facteur : Tati ou Dany Boon ? J’exagère à peine : Kubrick est mort, Kurosawa est mort et Forman ne produit plus. L’universel a disparu : pour que les Italiens comprennent, on adapte les ch’tis. On avait pas besoin d’adapter Full Metal Jacket. Reste Spielberg ou Ken Loach. Des gouttes de génie dans un océan d’insignifiance.

Parce que tout ça, c’est la même chose : l’idée que l’individu est plus intéressant que le groupe. Le groupe social, je veux dire, pas le groupe de copains. Le groupe de copains, ça reste moi à la puissance X. C’est mieux parce que c’est encore plus moi.

L’individu, si tu veux le manipuler, faut que tu le valorises. C’est comme ça qu’on le baise. « T’as de beaux yeux tu sais », ça veut dire « et si on baisait ? ». L’individu, tu le mets en avant pour qu’il vote pour toi, pour qu’il sorte sa Carte bleue. En groupe, il résiste. Il peut même se révolter. Pas bon, ça…. Alors, tu le prends, tu le cajoles, tu lui parles de lui, y’a que ça qui l’intéresse. Et quand tu lui parles de toi, tu lui parles encore de lui. Tu lui dis ce qu’il dit. Ce qu’il pourrait dire. Sa femme, ses gosses, sa belle-mère, le flic qui l’emmerde. Attention, pas le flic qui représente le pouvoir, le flic humain. Regarde bien. Dans le stand up, t’entends jamais parler du boulot, du patron qui se goinfre, de la DRH qui te vire. Tu rigoles parce qu’il paraît que Borloo picole (c’est pas le seul) ou que DSK pointe tout ce qui passe. Ça, c’est toi. Toi qui picoles et qui aimerait bien pointer la voisine. Y’a des exclus de l’humour politique : Lagarde par exemple. Ou Baroin. Faut dire qu’eux, ils te ponctionnent. Pas très drôle.

Des fois, on touche au social. Juste ce qu’il faut. Un instit’ auvergnat ou un collège de Paris-XVII, ça peut faire un film. Un film où tu te retrouves. Parce que Amadeus, tu t’y retrouves pas trop. Un mec mort à 33 ans après avoir écrit plus de notes que Barbelivien, c’est pas trop ton monde.

Cicéron non plus, c’était pas trop notre monde. O tempora, o mores, ça ressemblait vachement à Papa quand t’écoutais Chuck Berry plutôt que Luis Mariano. Mais bon, Papa et le prof, ils marchaient main dans la main pour nous dessiner un monde différent de celui vers lequel on glissait facile. Des fois, ils comprenaient, mais ils la jouaient à leur manière. Balseinte, le prof d’anglais, un jour on lui a demandé si on pouvait pas traduire les Beatles plutôt que Mark Twain. Parce que Tom Sawyer dans le texte, c’est plutôt chiant. Balseinte, il nous a traités de nuls et il a décidé de nous éduquer. C’est avec lui que j’ai découvert Big Bill Broonzy et John Lee Hooker. Il était vachement bon en blues. Il nous a retracé la voie qui menait de la ligne Mason-Dixon à Liverpool. La leçon était claire : admire pas comme un con, apprends. Ne mange pas sans savoir ce que tu manges.

Remarque, ça allait dans le sens de Cicéron. Le sang, la sueur et les larmes. Je sais, c’est pas Cicéron, mais c’est pareil. Churchill, il avait lu Cicéron. Il préférait la vérité difficile, cruelle, tragique au mensonge. Ou à la com’, c’est pareil.

C’est juste un problème politique. Faut-il accompagner le mouvement ou décider autre chose ? Pas besoin de Cicéron pour accompagner le mouvement. Suffit de faire un chèque à la Sofres. Le politique, c’est celui qui choisit Cicéron contre la Sofres. A condition qu’il ait lu Cicéron. Qu’il décide que ce qui est bien pour la Nation, c’est pas ce que croit la Nation. Comme Mitterrand avec la peine de mort. Pas aller dans le sens du poil.

On en reparlera…

dimanche 13 février 2011

L'OEUF ET LE NEUF

« Qui pond un œuf fait du neuf ». Jolie allitération mais connerie majuscule. Qui pond un œuf fait un œuf. L’œuf existe au moins depuis les dinosaures. 200 millions d’années à vue de nez. Tu parles d’une nouveauté ! OK, à chaque fois, il y a un petit mélange de chromosomes, mais c’est juste un bricolage génétique et ça ne change pas fondamentalement les choses sauf à vouloir considérer que des détails comme la couleur des cheveux ou la taille des pieds sont des nouveautés incroyables. S’il y a nouveauté, c’est quand l’œuf donne naissance à un monstre, un monstre prometteur comme disait Goldschmidt, et peut lancer l’évolution sur une nouvelle piste. Au quotidien, l’œuf est d’abord reproducteur. Rien que pour les poules, notre beau pays en produit 14 milliards par an. Tu parles d’une originalité !

La vraie question est celle de savoir pourquoi nous avons cette fascination de la nouveauté et pourquoi il nous faut affubler chaque infime modification, le plus souvent insignifiante au sens étymologique du mot, de l’étiquette « nouvelle ».

Le plus souvent, c’est par méconnaissance. Ne sachant rien du passé, nous n’avons pas de terme de comparaison. Nous n’imaginons même pas que ce que nous voyons ait pu exister. Je pensais à ça en lisant un fort bel article sur Messmer et son baquet magnétique. A sa manière, avec ses mots, Messmer voulait que la santé de l’homme dépende de courants magnétiques. En fait, il pensait peu ou prou comme les acupuncteurs chinois avec leurs schémas énergétiques. Pourquoi admirer les uns et conspuer l’autre ? Pourquoi ne pas hausser les épaules devant la nouveauté importée d’Asie en rappelant le magnétiseur viennois ?

En fait, nous vivons l’époque des médias et les médias ont horreur du silence. Ils n’existent que parce qu’il y a des « nouvelles », des informations nouvelles. S’il n’y en a pas, on qualifie de « nouvelles » des choses qui le méritent peu. Prenons un cas : chaque semaine les cahiers Livres des grands quotidiens nous présentent une bonne trentaine de livres. Ça fait quand même près de 1500 livres par an. A qui fera t’on croire qu’il y a 1500 livres intéressants chaque année ? Il suffit de regarder en arrière : que reste t’il des livres publiés en 1990 ? Pas grand chose. Mais les collaborateurs ont huit pages à remplir. A remplir à tout prix. Chaque semaine. Il faut donc à toutes forces trouver de la matière, même si elle n’a aucun intérêt, même si elle n’est pas vraiment nouvelle. La publication dans la presse la maquillera d’intérêt et de nouveauté. C’est pareil pour tout. Le JT, c’est 30 minutes à remplir. Alors, on remplit. La vacuité appelle l’insignifiance.

Les éditeurs font de même. Comme je m’étonnais un jour devant un éditeur d’une publication bâclée, j’obtins cette réponse « Il fallait bien que j’assure l’office ». Le sacro-saint office qui permet de renouveler la trésorerie mise à mal par les retours. L’essentiel était que la quantité de livres mis en vente ce mois-là compense le montant des retours. Ceci donnant par ailleurs de la matière à nouveautés aux journalistes spécialisés.

Des nouveautés, il y en a peu. Le monde fonctionne selon les lois de l’évolutionnisme ponctué dont il faudra bien que je parle un jour. Parfois ça bouge (fort et beaucoup) mais le plus souvent il ne se passe rien de vraiment pertinent. Et les changements discrets sont fort peu perceptibles, même s’ils sont pertinents.

Il ne faut pas se tromper. Changeux nous dit une chose qui devrait, quand même, nous interpeller. Devant une œuvre d’art, la première chose que sollicite le cerveau, c’est la mémoire. L’art, c’est pourtant de la création, c’est à dire de la nouveauté. Et voilà t’y pas que, devant la nouveauté, le cerveau se rue vers les traces anciennes. Il le sait bien, le cerveau, que si on ne lui donne pas du grain à moudre, il n’y aura pas de farine. Tous ceux qui se ruent sur la nouveauté devraient y penser. Quand ils s’extasient sur le neuf, leur cerveau passe son temps à rattacher ce neuf à de l’ancien pour lui donner un sens.

Plus t’as une bonne mémoire, bien fonctionnelle et bien remplie (et plus t’es vieux, plus elle est pleine, c’est la force des seniors), moins tu trouves de neuf. Tiens, prends la théorie théiste de l’évolution. En gros, ça dit que l’évolution a pu être la voie choisie par Dieu pour aboutir à l’homme. C’est nouveau, c’est ce génie de Bob Bakker qui en est le chantre. Bob, il aurait pu faire pour la théorie ce qu’il a fait pour les fossiles. Relire. L’affirmation selon laquelle l’évolution a pu être un choix de Dieu, par le biais de la Grâce, on la trouve dès 1880 chez le Père David. Tu parles d’une idée nouvelle ! Mais voilà : Bakker et tous ceux qui le suivent n’ont jamais lu le Père David. Le texte se trouve dans les actes d’un congrès de 1888, actes difficiles à trouver, surtout au Colorado. Il a été exhumé par Emmanuel Boutan dans un livre remarquable et abondamment pillé. Mais voilà : Bob est pentecôtiste et donc parpaillot, David était teinté de jansénisme. Entre eux, il y a le libre-arbitre.

Faut pas gratter beaucoup pour trouver l’ancien sous le nouveau. Tu visites un Musée de l’art brut. On t’explique que les mecs qui ont fait ça n’ont aucune culture, aucun passé artistique. Macache ! Les réminiscences sont partout : ici, c’est Erro, là Combas, un peu plus loin Liechtenstein. Mais, bêlent les responsables, les mecs les connaissent pas. Tu parles ! Il suffit d’une image entrevue, d’une mauvaise repro et le catalogue des formes s’imprime. Bien sûr que c’est pas rationnel et conscient. Mais c’est quand même basé sur une ancienne réalité. Fais visiter Pompidou à un môme et regarde ensuite comment il dessine. Pas la peine de lui demander. Il a tout oublié. Mais ses souvenirs sont là.

Qui pond un œuf fait du neuf avec du vieux. C’est comme ça que ça marche. Après, comme c’est mon œuf, je le bade, je l’admire, je le chéris. Comme tous ces pseudo-explorateurs qui passent sur les traces de centaines d’autres explorateurs. Ça fait un moment que tout a été découvert et qu’il n’y a rien à explorer. Mais si je veux me valoriser, j’ai intérêt à ravaler la façade. Faire croire que je suis le premier. Personne n’ira vérifier. C’est juste de la com’. Si t’as envie d’y croire….

Et l’enthousiasme ? Le fameux enthousiasme juvénile ? Celui qui te fait croire que le e-commerce c’est magique, alors que c’est seulement la vieille vente par correspondance de La Manufacture de Saint-Etienne, le papier en moins. Le papier et le savoir parce que si tu compares les descriptions des produits, y’a pas photo. Sinon, c’est pareil : un truc qui te permet d’acheter ce que tu trouves pas dans la boutique à-côté. Certes, l’outil change. Pour le reste, c’est du kif…

Normal que tu t’enthousiasmes quand t’as vingt ans. A vingt ans, tout est neuf vu que tu sais rien. Après, tu t’aperçois que les livres qui t’ont excité, ils avaient des prédécesseurs, qu’ils étaient pas si nouveaux que ça. Que les artistes qui te charmaient, ils étaient juste le dernier avatar d’une longue lignée. Petit à petit, tu te construis une autre vision du monde, une vision moins évanescente. Tu acquiers le calme des vieilles troupes.

C’est pour ça qu’on n’aime pas les seniors dans les entreprises. C’est des casseurs de rêves et l’entreprise ne fonctionne que par le rêve. Il faut faire rêver les clients et les employés (la direction rêve rarement, elle discute avec les banquiers) pour produire du chiffre. Le neuf, c’est du cash. Pour faire du cash, il faut bien inventer du neuf. Et le plus simple, c’est quand même de repeindre le vieux. Le gogo n’y verra que du feu, surtout si les médias te filent un coup de main.

Tout ça, je l’ai vécu dans l’évolution de mon métier. Il y a trente ans, les libraires, ils s’emmerdaient pas avec le dernier livre de Patrick Sébastien. Ils laissaient ça aux maisons de la presse. Les maisons de la presse étaient le temple de la nouveauté. Normal. C’est leur job. Tous les jours, des journaux nouveaux et on jette les anciens. On peut faire pareil avec les livres dont parlent les journaux parce que c’est la même clientèle, les mêmes auteurs, les mêmes lecteurs. Tu lis ton quotidien, il te parle d’un livre, le lendemain tu vas acheter ton quotidien, tu achètes le livre. Comme souvent, c’est les mêmes signatures et les mêmes personnages, le système est fonctionnel.

Du moment que ça marchait bien, les libraires, ils ont copié. Y’a qu’un truc qu’ils pouvaient pas copier, c’est l’étalage de journaux qui oblige chaque lecteur à revenir chaque jour. Plein de librairies sont devenues des maisons de la presse sans presse. Et là, le système ne marche plus. C’est l’une des raisons pour laquelle 20% des librairies ont disparu. Elles se sont usées à courir après l’évanescent quand elles étaient des temples de l’éternité.

On en reparlera….

jeudi 10 février 2011

INDIGNEZ-VOUS

Bon, je vais faire encore un truc pas correct. Je vais toucher à une icône admirée, encensée. Un mec qui a vendu un million d’exemplaires. Même à moi, alors qu’un machin de 24 pages c’est pas trop ma tasse de thé. En plus, il est vieux, sympathique, il présente bien, il a une œuvre et une carrière. Je vais droit au casse-pipes.

Je vais d’autant plus au casse-pipes que je me sens plein d’affinités avec Stéphane Hessel mais je trouve qu’il se fout un peu de ma gueule. Attendre son âge pour s’indigner, après une carrière bardée d’honneurs, c’est un peu facile.

J’ai déjà dit ici ce que je pensais de l’action de la Commission des Droits de l’Homme dont il fut secrétaire (http://rchabaud.blogspot.com/2010/12/quels-droits-de-lhomme.html). Il ne faut pas trop faire confiance aux diplomates. Ils ont la culture du compromis et beaucoup passent sans états d’âme du compromis à la compromission. Dès lors qu’on veut faire coller les droits de l’Homme et les droits d’un gouvernement, le grand écart est inévitable. Je crois aussi que l’humanisme a peu à voir avec les Droits de l’Homme qui sont une arme de guerre. L’humaniste, surtout normalien, accepte volontiers les dérives religieuses car il aime la métaphysique. Alors, il admet l’expression de la religion et s’étonne plus tard d’être confronté au problème de la burqa. L’humaniste est angélique.

Stéphane Hessel fut ambassadeur à l’ONU. Le « machin », comme disait le général De Gaulle, est un lieu parfait, une parfaite icône de la politique actuelle. On affirme y maintenir la paix alors qu’on y gère des conflits. L’ONU passe son temps à rechercher des équilibres qui l’obligent à accepter toutes les dérives. On peut s’indigner devant les « états-voyous », mais à l’ONU, on les invite à sa table. On entend dire que l’ONU a maintenu la paix. Pour nous, oui. Qu’en pensent les Rwandais, les Tchétchènes, les Cambodgiens, les Ivoiriens, les Zaïrois ? Indignez vous, nous dit Stéphane Hessel. S’est-il indigné à l’ONU ? Je veux dire s’est-il vraiment indigné ? A t’il quitté des réunions ? A t’il menacé ? L’indignation n’est pas la violence. On peut toujours s’indigner devant le voyou qui nous agresse. Mais ça ne vaut pas une bonne mandale.

L’action politique se juge à l’aune des résultats. Stéphane Hessel a été chargé du dossier des radios libres. Vingt ans après, il ne reste rien de l’extraordinaire explosion de créativité de ces années. Ceux qui ont réussi sont en Bourse et participent du grand cirque de la musique appauvrie. Les autres ont disparu. Pauvre résultat.

L’action politique se juge à l’aune des résultats. Stéphane Hessel a participé à la création du Haut Conseil à l’intégration. Vingt ans après, qu’en est-il de l’intégration ? L’expression infinie des communautarismes sape, jour après jour, la construction d’une société homogène qui devrait être le but de cet autre « machin ». Parce que, intégrer, ça veut dire « permettre à ceux qui sont pas comme nous de nous rejoindre ». L’utilité du Haut Conseil est démontrée par ses résultats. On pourrait le dissoudre sans rien perdre.

Selon Wikipedia (mais je doute), Stéphane Hessel a attendu 2006 pour prendre position dans le conflit israélo-palestinien. Si c’est exact, c’est bien tardif. Bien tardif, mais bien normal. Les diplomates se sont fort peu exprimés sur ce sujet et seul De Gaulle a osé une phrase qu’on lui reproche encore sur « ce petit peuple sûr de lui et dominateur ». Pour ma part, je ne crois pas aux conversions tardives. Le chemin de Damas m’a toujours fait rire. Mais les citoyens adorent ça : le Père de Foucauld fréquentant les bordels à vingt ans et devenant ensuite un saint. Dans le cas qui nous occupe, je pense que, pendant cinquante ans, Hessel a oublié de s’indigner devant une situation qui n’a guère changé.

L’indignation est insuffisante sans la révolte, la démission, le coup d’éclat. Stéphane Hessel en fut capable dans les années 1940. Mais après ? Qu’on ne vienne pas dire qu’on était plus utile dans le poste qu’on occupait (c’est la défense de Papon, ne mélangeons pas) ou que les situations évoluent mieux dans le silence feutré des cabinets, tous ces arguments qui justifient l’immobilisme et les lentes évolutions à bas bruit. Je suis bien certain qu’à l’ONU, Stéphane Hessel a parlé avec des diplomates représentant des gouvernements indignes. J’aurais préféré qu’il nous le dise. Qu’il nourrisse notre indignation de faits. A son âge, il n’y a plus de devoir de réserve (encore une notion à la con, soit dit en passant, quand l’Etat fait fausse route ou manque à la morale, il faut le dénoncer).

Il a raison. L’héritage du Conseil National de la Résistance a été bradé. Par la gauche comme par la droite. La gauche qui a privatisé autant que la droite. La gauche qui, au nom du marché, a avalé tant de couleuvres. Jusqu’à Jospin qui a déclaré en 2002 « mon programme n’est pas socialiste » et s’est étonné ensuite de perdre les élections. Pendant cinquante ans, Stéphane Hessel a servi des gouvernements qui bradaient ce en quoi il croyait à trente ans. Il a servi des gouvernements. A t’il servi la France ?

A ses yeux, je pense que oui. C’est la position assez générale des hauts fonctionnaires qui, pour servir leur pays, servent son gouvernement. Ils refusent de voir, et même d’envisager, qu’il puisse y avoir des gouvernements félons. Je sais, le mot est fort.

En 1974, après le premier tour et la défaite de Chaban, j’avais eu Pierre Billotte au téléphone. Sa position était claire : « Il faut voter Mitterrand, avec Giscard, c’est Vichy qui revient ». Je l’avais trouvé un peu excessif mais j’avais mis l’expression sur le compte de son histoire personnelle. Et j’aimais bien les excès de Billotte. J’ai compris plus tard, notamment quand j’ai vu l’influence de Jean-Jacques Servan-Schreiber, héraut de l’Amérique libérale et chantre d’un modernisme purement technologique, ce qui ne l’empêcha pas de saboter le Concorde. JJSS était fasciné par l’Amérique et détestait De Gaulle qui la tenait à l’écart. L’abandon commence par la fascination de l’autre. C’est aussi vrai pour l’amour.

Soyons juste : auprès de Giscard, il y eut un Ministre des Affaires Etrangères qui me plaisait bien : Louis de Guiringaud. Accueilli en Tanzanie par des manifestations hostiles, il annule son voyage. Tu me parles pas comme ça. Je ne sais pas si c’était efficace, mais ça avait de la gueule.

Les abandons des principes du CNR, ils sont en cours depuis les années 1970 sans que personne ne s’en offusque. Le statut de la presse, par exemple. Le CNR avait tout mis en oeuvre pour que subsiste une pluralité de la presse, que toutes les opinions s’expriment, même si la rentabilité n’était pas au rendez-vous. L’Etat finançait la différence. La majorité payait pour que s’expriment les minorités. Comparez la presse des années 1960 et celle d’aujourd’hui, vous comprendrez ce que je veux dire.

Tout ceci, Stéphane Hessel l’a vécu. Pourquoi attendre aujourd’hui, même pas pour s’indigner mais pour engager les autres à le faire ? C’est vrai qu’en tapant sur la table, on peut casser la vaisselle. C’est pas grave, ça fait de la place dans les placards. Il importe de ne pas sombrer dans la connivence. On dit volontiers que la diplomatie, c’est la poursuite de la guerre par d’autres moyens. Depuis l’ONU, la guerre est devenue la poursuite de la diplomatie par d’autres moyens. Pour faire simple, on tape quand on a fini de parler au lieu de parler après avoir frappé. Or, on n’a jamais fini de parler. Ça laisse du temps aux dictateurs. Ce qu’endurent les peuples ne compte pas. Voilà trente ans qu’on parle avec la junte birmane (y compris Kouchner). Le résultat est pitoyable.

Que tout ceci ne vous bloque pas l’indignation…..

On en reparlera…..

lundi 7 février 2011

DEMOCRATISATION

Douglas l’a dit : « Simplifier, c’est démocratiser ». Ça, je l’entends depuis des années. En simplifiant le gavage du canard, on démocratise le foie gras. En simplifiant la grammaire, on démocratise le savoir. On démocratise tout, les voyages, la bagnole, l’informatique, la musique et l’accès à l’art.

Simplifier, c’est simplifier. Rien de plus, rien de moins. Simplifier, ça permet au plus grand nombre d’accéder à quelque chose qui ressemble, plus ou moins, au modèle d’origine. Moins ça y ressemblera, plus le nombre sera grand. Dans ces conditions, il faut être gonflé pour parler de démocratisation. Juste un exemple : l’automobile. L’icône de la démocratisation, c’est la 2CV. Un parapluie sur quatre roues, avait dit André Citroën. On est loin des Facel-Vega, contemporaines de la 2CV. A mes yeux, démocratiser aurait été d’offrir à tout un chacun la possibilité de s’acheter une Facel-Vega. Pas un ersatz.

D’ailleurs la démocratisation a des limites. Le marché, le sacro-saint marché, y veille. Dès que t’as trois ronds, t’achètes une voiture plus chère, une voiture qui te met au-dessus du vulgum pecus. T’achètes aussi des grands crus plutôt que des petits Bordeaux, des fringues griffées plutôt que du prêt-à-porter chinois et t’habites les beaux quartiers plutôt que les banlieues pouraves.

Démocratiser, c’est vachement joli. Républicain, quasi socialiste, c’est que des connotations positives. Le mec qui dit « je démocratise », il vient de sortir une kalachnikof idéologique. En face, t’es mort. C’est l’arme absolue.

Sauf que cette démocratisation est seulement le moyen de creuser une faille sociale, de diviser la société deux camps : ceux qui ont et ceux qui croient avoir. Tu files le bac à 90% des mômes, t’en as plein qui se croient à égalité avec les autres. Moi aussi, j’ai le bac. Ils ne veulent pas voir, pas savoir, que ce n’est pas le même bac. Au moment de l’entretien d’embauche, la faille leur reviendra à la figure.

C’est pas très neuf. On retrouve l’idée chez Bourdieu il y a plus de cinquante ans. Bourdieu avait bien mis en évidence que le vrai marqueur social, c’était la « culture générale » qui s’exprimait alors par la littérature classique. On a donc démocratisé, c’est à dire qu’on a flingué avec bonheur l’enseignement littéraire. Ce qui n’a pas empêché les « héritiers », comme disait Bourdieu, de piocher dans la bibliothèque des parents, de surveiller leur langage et de continuer à se reproduire, non plus comme classe, mais comme caste. La simplification de la langue a admis les fautes d’orthographe, les à-peu-près du vocabulaire et l’irruption dans des langages tribaux. Toutes choses qui ne démocratisent pas, au contraire, mais qui fonctionnent comme des marqueurs sociaux négatifs. L’ascenseur social, il fonctionne à la parole.

On est contents : à la télé, y’a des gens bien qui parlent verlan. Un mot de temps en temps, un « keuf » ou un « bissif » glissés dans le discours. Le signe qu’on est moderne et populaire. Mais c’est parce qu’on est à la télé. Ça ne signifie rien de plus que de voir un haut responsable de la SNCF sans cravate à l’antenne. Il a enlevé la cravate avant la prise, histoire de faire décontracté. Il la remettra pour aller rendre compte à son Président. On ne parle pas de « keuf » dans les conseils d’administration.

Ça m’insupporte. Faire croire à des mômes que le monde n’est pas ce qu’il est. Que tout est possible au moment où tous les possibles se ferment. Que quelques cas particuliers peuvent être généralisés. Que les signes sont équivalents.

Il y avait un truc comme ça, il y a quelques années. Les clubs du livre. Des pages et des pages de pub dans Télé 7 Jours. Tu payais une mensualité et t’avais Balzac ou Jean de Meung dans ta bibliothèque, tout neuf, relié faux cuir sur papier façon vélin. Les mecs, ils achetaient et ils exposaient dans leur salon, croyant signer leur culture alors qu’ils affichaient leur pauvreté. C’était moins cher que les mêmes titres en Pléïade. On pensait se valoriser, on se rendait pitoyable. Mais on n’avait pas les armes pour saisir la différence. Démocratiser, ce n’est pas encourager l’achat, c’est donner les armes pour acheter, pour discriminer. C’est expliquer que c’est jeter de l’argent par les fenêtres, que l’édition n’est pas bonne et que la valeur de l’achat ira décroissante. OK. Ça complique les choses. Faut connaître le sujet. Et alors ?

Simplifier, ce n’est pas démocratiser. Parce qu’à chaque simplification, tu enlèves du sens. Plus ou moins. Et plus ou moins bien. Ne peuvent simplifier que ceux qui possèdent parfaitement le sujet, c’est à dire une poignée de spécialistes capables de savoir si ce qu’ils enlèvent pour simplifier est pertinent ou pas. Les autres ne simplifient pas, ils dégradent. Nous vivons une époque de savoir dégradé que l’on appelle démocratisation.

C’est pour ça que je déteste Jack Lang, l’homme qui a fait croire aux libraires que seul le prix importait, l’homme qui voulait donner le bac à tout le monde, l’homme qui prétend que si tu sais faire du bruit, t’es un musicien, l’homme du nivellement par le bas, du nivellement par le bac. Mitterrand aurait du le coller à l’Economie, pas à la Culture ou à l’Education. Il nous aurait éradiqué le capitalisme en deux temps, trois mouvements. Juste en simplifiant les mécanismes financiers. On n’y pense pas assez : on simplifie la grammaire, on complique la Bourse. T’as moins d’outils pour comprendre des systèmes de plus en plus sophistiqués. Parce que quand tu places ton pognon, le contrat de ta banque, il est pas en verlan, il est en vrai bon vieux français où l’adverbe bien placé te nique sans que tu le vois. Remarque, si tu parles verlan, t’as pas de pognon à placer, c’est plus simple. Plus démocratique.

On en reparlera…

samedi 5 février 2011

UN ET LES AUTRES

Etienne Geoffroy Saint-Hilaire n’est pas seulement une rue. Il fut l’un des très grands biologistes français du XIXème s. Il est surtout connu pour s’être opposé au grand Cuvier à propos de l’unité du vivant.

Il nous a légué un truc fabuleux qu’on peut visiter sur demande : son cabinet de tératologie. Là, dans le cadre feutré du MNHN, sont conservés tous les monstres qu’il a pu récolter. C’était plus facile à son époque. Il a passé sa vie à acheter des embryons mal formés, des enfants mort-nés. Quelques « monstres » ayant vécu aussi, des siamois, des malades atteints de neurofibromatose. Jusqu’il y a peu, la visite était interdite aux femmes tant on les croyait impressionnables.

Parmi les conneries qu’on entend lors de certaines visites, il en est une récurrente : on se demande s’il était pas un peu frapadingue. Ben non. Pas du tout. Cherchant à décrypter la normalité, il travaillait sur l’anormal. Il considérait que l’unique devait conduire à la compréhension de l’ensemble. C’est même comme ça qu’il a jeté les bases de l’embryologie. De ce cabinet fantastique est sortie l’idée que l’ontogenèse récapitule la phylogenèse : le développement de l’embryon emprunte les étapes de l’évolution.

Stephen Jay Gould, darwinien fanatique et anglo-saxon génétique, remarque la même chose à propos de Darwin. Le grand Charles n’a jamais travaillé que sur des exceptions, les éponges ou les pinsons des Galapagos. L’évolution, concept général et universel, est née lors de l’étude d’une dizaine d’espèces de pinsons insulaires. Ça suffisait.

Depuis les années 1950, du fait de l’outil informatique qui a ouvert de nouvelles voies mais aussi sous l’impulsion des scientifiques américains (les deux étant liés), innombrables sont les scientifiques (et surtout les médecins) qui ont choisi un chemin contraire : il faut que l’ensemble étudié (on dit souvent « la cohorte » et le mot n’est pas innocent) soit le plus large possible. On travaille sur des moyennes, pas sur des exceptions. On choisit la norme, pas le pathologique. Ho ! quand on travaille sur une maladie, on travaille sur une pathologie. Certes. Mais c’est devenu une pathologie normée. On l’entend souvent : l’étude a porté sur 12 723 cas. Comme si la quantité étudiée avait à voir avec les résultats.

Oui, ça a à voir. C’est la méthode sans risques. Si tu travailles sur un seul cas, tu cours toujours le risque de la contradiction. La moyenne de la cohorte élague le risque. Tu bosses sur la bosse de la courbe de Gauss quand Geoffroy Saint-Hilaire ou Darwin (ou bien d’autres) s’intéressaient aux deux pointes. Les deux voies sont diamétralement opposées.

Il me paraît tout à fait clair qu’un cas suffit dès lors qu’il est pertinent. Mais seul le résultat permettra d’affirmer que ce cas était pertinent. Si ce n’est pas le cas, il faut recommencer, trouver un autre cas, remettre tout à plat. Et déjà analyser l’échec pour comprendre la non-pertinence. Tout ceci demande un énorme travail de réflexion, sous-tendu par un immense savoir qui permet un tri préalable. L’essentiel du travail est de sélectionner le cas le plus pertinent possible.

La quantification statistique a introduit une nouvelle épistémologie. Ainsi du cancer. La doxa nous supplie en permanence de nous faire « dépister ». Mais la doxa n’indique pas où placer le curseur. On est cancéreux dès lors qu’on a une cellule cancéreuse, une seule. Or, elle reste indécelable. Les moyens d’analyse sont de plus en plus sophistiqués, mais aucun, à ce jour, ne permet de d’identifier LA cellule d’où va se développer la maladie. Le dépistage n’est possible que lorsque la maladie est installée. C’est l’amas tumoral qui signe le diagnostic. On peut toujours accumuler les cas, le point de départ reste insaisissable.

La quantification statistique a complètement changé notre approche du monde en mettant la doxa au cœur de la réflexion. Les sondages politiques en sont l’illustration la plus frappante. Il faut que le groupe accepte le raisonnement et valide les conclusions. C’est à ça que servent les comités de lecture des revues scientifiques. Ils renâclent devant les cas isolés et préfèrent les analyses abritées derrière des cohortes. Ce qui conduit parfois à des bourdes monumentales : souvenons-nous du cas Benveniste.

En fait, nous fonctionnons comme si l’idée essentielle était que si tout le monde le pense, ça doit être juste. Prenons un exemple dans les commentaires que suscite parfois (et pas assez) ce blog. « Boloss » va entrer dans le dictionnaire. J’ignorais le mot. Il paraît qu’il est de plus en plus utilisé. A vrai dire, après interrogation, aucun de mes amis n’en avait entendu parler et ne l’utilisait. Mot venu des cités. Si on interrogeait la cohorte des Français, la majorité, je pense, ignorerait le mot et son sens. On me dira que la majorité des Français ignore des mots comme heuristique ou ontologique. Et donc, pourquoi pas boloss ?
Pourquoi pas ? en effet. Alain Rey a réussi son coup. Responsable du numéro 2 des dictionnaires, il lui faut chaque année un peu de presse pour lutter contre la prééminence du numéro 1. Il lui faut chaque année quelques mots nouveaux pour que la presse fasse croire que le Robert évolue et reflète l’évolution du vocabulaire, aussi bien sinon mieux que le concurrent historique. Précisément le concurrent est historique, c’est à dire plus vieux, figé, conservateur. Boloss est un vocable moderne. Le Monde, parangon de la bien-pensance, même s’il est passé entre les mains d’un prince du minitel rose, consacre un article à boloss. Ça va bien avec le discours politiquement correct sur les cités et l’obsession moderniste. On verra ce qu’il en restera. Pour l’instant, j’y vois surtout une bulle journalistique (on dit un « buzz). Rien qui ne mérite trop d’attention.

J’aurais pu parler de Galilée. Seul à affirmer le contraire de ce que pensait la foule et seul à avoir raison. Ou de Broca qui a révolutionné notre connaissance du cerveau à partir du seul cerveau d’un seul aphasique. Pensons-y parfois. La « cohorte » de Broca, c’était un seul mec, un seul cas. Bien choisi. Mais sait-on choisir ? Car le choix est la seule difficulté. Le même Broca, lorsqu’il va s’occuper de moyennes, va raconter d’immenses conneries. C’est lui qui affirme qu’en moyenne le cerveau de l’homme éminent est plus gros que celui de l’homme normal et, qu’en moyenne, le cerveau de l’homme est plus gros que celui de la femme ce qui est une preuve de la supériorité masculine. Pour un même penseur, un cas suffit pour une découverte fondamentale, une moyenne entraîne la pensée vers l’erreur.

Changeux rappelle une phrase de Santiago Ramon y Cajal qui affirme que plus les outils sont faibles, plus les théories sont puissantes ce qui est assez logique : plus t’as d’outils, moins tu réfléchis. Tu te planques derrière l’outil, derrière la cohorte, derrière le fatras statistique, quitte à truquer un peu. Et le bon public se rassure de savoir que tu as tant d’outils, car les outils, il connaît. Plus que la réflexion. Car l’outil est moderne et la réflexion ancienne et le bon public ne connaît qu’aujourd’hui.

On en reparlera….

mercredi 2 février 2011

PERPLEXITE

Je suis perplexe. Que Ben Ali soit parti et que Moubarak vacille me fait plutôt plaisir. Ce qui m’inquiète, c’est le chœur des commentaires. Ça m’inquiète parce que j’ai déjà connu ça.

En Iran, par exemple. Quand Khomeiny a remplacé le Shah, on a entendu les mêmes discours : le départ de l’autocrate, la liberté retrouvée, le peuple dans les rues fêtant le départ du dictateur qui pillait le pays. Trente ans après, on voit le résultat.

Idem pour l’ex-URSS. Avec la chute du Mur, on allait voir ce qu’on allait voir. On a vu. Poutine n’est pas un parangon de dirigeant démocratique. Sans parler des « satellites ». Kazakhstan, Tadjikistan et même Ukraine. Ces peuples ne me semblent pas totalement libérés.

La règle, la triste, la sinistre règle, c’est que les révolutions sont toujours confisquées. Napoléon succède à Mirabeau. Tout simplement parce que le peuple, il peut pas se révolter éternellement. Il faut bouffer, survivre au quotidien. Au bout d’un moment, il baisse la garde et une nouvelle oligarchie s’installe. Avec des promesses et des caresses dans le sens du poil. Ça dure ce que ça dure….

C’est bien ce qui se passe en Tunisie et en Egypte. C’est bien mais ça va pas durer. Dans les deux cas, les dangers sont réels. Ne serait-ce que parce que ce sont des pays à forte composante rurale. Le paysan est conservateur et irrationnel. Il aime l’intangible et le curé (ou l’imam). Nous, on voit les capitales parce que c’est dans les capitales que se font les révolutions et que sont installés les correspondants des télés qui nous informent. On voit pas les villages où les forces réactionnaires oeuvrent à bas bruit.

C’est dans les villages que se forge le boomerang de la contre-révolution. Le paradoxe, c’est que j’aime bien le monde rural… Je sais bien que c’est mon histoire personnelle, mon vieil oncle bouffeur de curés et républicain viscéral. L’oncle Adrien, il avait le conservatisme progressiste. Encore un paradoxe. Il vivait conservateur et il pensait progressiste. Pour lui, le progrès, c’était juste un moyen de mieux partager ce qu’on avait. Pas d’avoir plus ou différent. D’avoir mieux. Il avait transcendé la vieille opposition être ou avoir en y insérant la notion de partage. Pas le partage du curé, le partage de la charité où tu donnes ce qui ne te sert plus. Mon oncle Adrien, il préférait le partage du gouvernement, le partage un peu obligatoire, un peu forcé. Maire d’une commune paysanne, il savait bien qu’on ne partage pas spontanément, il y faut un peu de contrainte. Pour le fric comme pour les idées.

Ce qui me gène, c’est qu’on a une vision « capitalienne » des faits. Je forge ce barbarisme sur la notion de « capitale ». Nos informations ne viennent que des capitales. C’est là que sont installés les bureaux où travaillent les journalistes. Pressés de fournir quotidiennement la provende des informations, ils vont les recueillir là où ils sont. On ne sait jamais rien de ce qui se passe dans les campagnes. Hier, au Caire et sur France 2, c’était caricatural. L’information venait de Omar Sharif, confortablement installé dans un hôtel de luxe de la Corniche du Nil. Journalistiquement original. En plus l’acteur est parfaitement francophone, ça passe mieux qu’une mauvaise traduction. Moi, je me demandais ce qui se passait hier dans le Fayoum. Nous ne le saurons jamais. Ou alors, bien plus tard, quand les historiens se mettront au travail. Et que la pièce sera jouée.

Il est vrai que les révolutions sont essentiellement urbaines n’en déplaise à tous les historiens qui ont travaillé sur les jacqueries. Ce fut à la mode dans les années 60 après la prise du pouvoir par Mao qui avait assis sa révolution sur le monde paysan. On pensait alors que le paysan pouvait être le moteur des changements sociaux. Ce n’est vrai que lorsque le paysan peut conquérir les villes, c’est à dire les centres politiques et économiques. Il y faut une complète déliquescence du pouvoir. Il y faut surtout une totale absence de clergé séculier ce qui était le cas en Chine. La Révolution française n’a pu se maintenir qu’en luttant férocement contre le clergé séculier. Il fallait bien que Carrier s’occupe des curés vendéens et des prêtres bretons.

On le voit bien en Tunisie et en Egypte : la crainte majeure est la reprise en mains par les islamistes quels qu’ils soient. Crainte d’autant plus justifiée que les gouvernements de Ben Ali et Moubarak en luttant contre les partis islamistes leur ont donné une légitimité d’opposants. L’avenir de ces deux pays va se jouer dans les campagnes et dans les quartiers populaires des grandes villes où s’entassent les immigrés de l’intérieur, les paysans déracinés qui continuent de vivre à la ville selon un schéma villageois. Il faudra bien comprendre un jour que ce schéma est source de violence.

On en reparlera…

PS : Ce matin 5 février, interview de Malek Chebel à propos de l'Egypte. Que dit-il ? Que nous regardons 2 millions de manifestants et que nous oublions le reste, que les Frères musulmans sont très actifs dans les réseaux caritatifs et représentent une vraie force sociale vers laquelle le peuple peut se tourner. D'autant que les 2 millions de manifestants bloquent l'économie égyptienne et qu'il va bien falloir que les plus pauvres s'adressent à ceux qui font la charité. On n'a pas fini d'en reparler...