mercredi 24 novembre 2010

DISNEY ET LA FONTAINE

Ça peut paraître juste ce que dit Douglas. « La Fontaine faisait parler les animaux et tout le monde avait compris que c’était un jeu ».

Sauf que tout le monde, c’était pas le même monde. Les lecteurs de La Fontaine, ils étaient une grosse minorité de lettrés dans un monde d’analphabètes. Ils avaient lu Esope et ils se savaient dans une tradition. Ils avaient les sous nécessaires à s’offrir de belles éditions plein maroquin, parfois avec des reliures à leurs armes. Quand ils lisaient, ils faisaient marcher leur tête. Les « blaireaux » (pour reprendre son terme) qui se ruent chez Disney, c’est pas le même rêve. Destructurés, déculturés, ils vont consommer de l’image animée, voir parler les souris sans connaître La Fontaine et béer devant Blanche-Neige sans savoir qui sont les frères Grimm. La Fontaine écrivait pour un élève, Disney produit pour la Bourse. Eduquer et produire. Deux antonymes car l’homme éduqué est moins manipulable.

Ce cher Douglas ne sait rien de la corrida. Les « blaireaux » qui assistent à une corrida se foutent de la tradition. C’est juste une mot-icône pour aller dans le sens de la loi. Viens avec moi et mes copains sur un gradin et tu verras ce qui nous intéresse. Juste la manière. Tu m’accompagneras ensuite à une « tertulia ». C’est comme ça qu’on appelle les réunions d’après-corrida où on refait le match. On n’y parle que de positions de pied, de main tendue ou pas, de bêtes qui viennent mieux sur la corne gauche, de lenteur de l’éxécution…. Tu apprendras à lire le comportement d’un toro, comment il a peur et comment il réagit. C’est de l’éthologie. De l’éthologie un peu brute, un peu empirique, mais de l’éthologie quand même. Ne prononce pas le mot. Personne ne le connaît.

C’est l’une des raisons qui rend les discussions impossibles. Les anti-corridas n’ont pas envie de savoir.

Et oui, je m’appuie sur l’affect. Parce que la provoc’, ça s’adresse à l’affect. L’idée, quand même, c’est que la réaction affective provoquera une réflexion. Peut-être, peut-être pas. On peut toujours espérer. La guerre contre le stéréotype est une longue lutte.

Quant à la dimension animale de l’homme… On est d’accord et je m’en suis expliqué dans un précédent billet (normalement, je devrais dire « post », mais je n’y arrive pas). L’homme est un animal. Sa dimension d’homme ne vient que la complexité de son appareil neuronal. Et je crois qu’elle s’exprime dans le contrôle qui lui permet de s’attacher à une femme et de fermer les yeux sur les autres (ouais, bon, c’est pas si simple, on est d’accord). Ou, plus trivialement, de ne pas se ruer sur les produits que les manipulateurs de supermarchés mettent à la caisse pour lui faire sortir son portefeuille. L’animal bouffe ce qu’il trouve, l’homme le cuisine. D’ailleurs, il le cuisine de moins en moins et ça m’effraye. Bien sûr que l’homme a des pulsions. Normalement, il devrait les percevoir et les contrôler…. Faisons un rêve…

Ceci dit, tu profères aussi des conneries. L’affect, c’est pas la bouffe. Avoir faim, c’est une pulsion. La réfréner et attendre une heure que le coq au vin soit à point, c’est la contrôler, la mettre dans le domaine de la culture et de la raison dont elle ne doit pas sortir. La bouffe, à mes yeux, c’est une activité d’intellectuel. Raison pour laquelle on bouffe de moins en moins bien et on pense de plus en plus mal. Et la baise…Desmond Morris peut nous bassiner avec l’homosexualité des épinoches, l’homme a quand même réussi à en faire une activité réfléchie et qui va au-delà de l’orgasme basique. Bien sûr, il y a le viol. Il y a aussi MacDonald et les livres de Marc Lévy.

Y’a juste un truc qui m’angoisse. Quand je regarde en arrière, je trouve que, globalement, c’était mieux. Justement, on bouffait mieux (tiens, j’ai du mal à trouver des canards de Rouen, si t’as une idée…) et les textes de Brel étaient meilleurs que ceux de Grand Corps Malade qui fout des adverbes à la fin de chaque vers et s’émerveille de voir que ça rime. Est-ce que c’est une pulsion de vieux ? Je m’efforce de dominer, mais rien à faire… Au fond, c’est peut être pas une pulsion.

On en reparlera… en essayant d’être moins chiant.

lundi 22 novembre 2010

VIVE GOOGLE !

J’ai parfois recours à Google pour accéder à des livres difficiles. Je n’ai aucune honte à le dire : c’est génial. Récemment, j’avais besoin d’infos sur un général de brigade napoléonien. Google Books m’a ouvert à la bonne page un dictionnaire des généraux de Napoléon publié en 1840 et parfaitement épuisé. Quelques jours auparavant (ou plutôt quelques nuits, ce n’est pas innocent), j’avais pu lire sur mon écran le texte de Strabon sur la péninsule ibérique dans une bonne traduction parue chez Hachette en 1875. Egalement épuisée. Ni Google, ni moi n’avons lésé personne. J’avais juste besoin de quelques infos qui n’auraient pas justifié l’achat des livres. Au lieu de chercher quelle bibliothèque détenait l’ouvrage, de faire le tour de Paris et de perdre un temps fou, j’ai eu l’info chez moi, à une heure du matin en quelques clics. Vive Google !

Hachette connaît bien le monde des livres. Voilà près de deux siècles que ce qu’on n’appelle plus « la pieuvre verte » baigne dans le livre. Hachette sait bien qu’un livre épuisé ne génère pas de profit, ni de droits d’auteur. Hachette sait aussi qu’accéder à un texte sur écran ne casse pas le marché de l’occasion mais peut, au contraire, le renforcer. Il est plus simple d’avoir sous la main le livre original que de le feuilleter avec Google. A condition (1) de le trouver et (2) d’avoir les moyens de l’acheter. Hachette sait bien faire la différence entre un catalogue (tous les livres édités par un éditeur) et un bon de commande (les livres disponibles seulement). A priori, l’accord Hachette-Google est un bon accord, du moins pour ce que j’en ai lu. En plus, Arnaud Nourry est un grand professionnel qui a toujours défendu avec intelligence les intérêts de son employeur et il ne peut être suspecté de s’être fait mener en bateau par la firme de Mountain View.

Les positions des autres éditeurs sont nettement moins pragmatiques et fichtrement plus idéologiques. Quand Antoine Gallimard vient pleurnicher que « Google reste une machine à cash qui se sert des livres pour augmenter la fréquentation de son site », il ne manque pas d’air, lui qui livre depuis trente ans des grandes surfaces alimentaires qui utilisent le livre comme produit d’appel pour vendre des eaux minérales ou des plats cuisinés. Quand Alain De Kouck se plaint que Google ne distingue pas entre œuvres disponibles et épuisées, il ferait mieux de balayer devant sa porte : la majorité des ouvrages d’une collection de référence comme Terre Humaine figurent au catalogue de Plon et ne sont pas servis lorsqu’on les commande. Quand Hervé de La Martinière se pose en défenseur du droit d’auteur, il ne rougit pas, lui qui a fait des soldes un élément essentiel de sa politique commerciale alors que les livres soldés ne rapportent rien aux auteurs.

La seule profession menacée par la numérisation, ce sont les bibliothécaires et c’est bien fait. Quiconque a utilisé les services d’une bonne bibliothèque municipale a payé pour le savoir. Les bibliothécaires, obsédés par la fréquentation, achètent en quantité la daube figurant dans les listes de best-sellers et ne vous fournissent jamais les livres importants dont vous pouvez avoir besoin. Demandez Dan Brown, vous l’aurez. Maxime Lamotte, c’est sans espoir. Exemple cardinal : Maxime Lamotte a dirigé pendant vingt ans le labo de biologie de Normale Sup et est l’un des meilleurs spécialistes mondiaux de l’évolution. Maxime Lamotte est édité par Hachette.

Un bibliothécaire est un individu payé pour vous fournir un Saint-Emilion grand cru mais qui n’a que du Corbières primeur sur ses étagères. J’ai longtemps fréquenté la bibliothèque d’une ville moyenne et, deux fois sur trois, les auteurs que je demandais étaient inconnus. Attention ! Il ne s’agissait pas d’obscurs anonymes du XVIIIème siècle. Non. Des profs en Sorbonne, des directeurs d’études à l’EPHE, des titulaires de chaire au Collège de France. Dans une telle bibliothèque, ne cherchez pas de revues d’histoire littéraire. Il faut aller dans une bibliothèque universitaire. La plus proche était à 200 km.

C’était une vraie bibliothèque, avec un fonds d’archives et des ouvrages accumulés au fil des années et des donations. Pour les consulter, il fallait les demander 48 h à l’avance. De telles pratiques n’aident pas vraiment à travailler. Mais, mééééh… les bibliothèques c’est pas fait prioritairement pour travailler. Ha bon ? Non, c’est fait pour prêter des livres, un maximum de livres, avoir des taux de fréquentation qui font plaisir à Monsieur le Maire. On est dans le plaisir, pas dans le travail. Et si le travail était un plaisir ?

Et donc, pour travailler, il ne nous reste que Google. Google qui a compris que le travail pouvait être un plaisir, surtout avec des livres. Arnaud Nourry est pas bête. Chaque mois, Google va lui fournir la liste des livres consultés. Arnaud Nourry va enfin savoir ce qui plait dans son catalogue. Et éventuellement rééditer.

Remarquez, il aurait pu se renseigner autrement. En causant avec des libraires, par exemple. Je veux dire de vrais libraires. Mais, vous savez ce que c’est ? Quand on a des outils modernes, on fait moderne.

Moi, trente ans dans le livre, je me marre. Google nous ramène à l’essentiel. Hachette a compris. J’ai des confrères, quand on leur parle d’Hachette, ils ont des boutons. Mais si on leur demande qui a les délais de livraison les plus courts, ils répondent Hachette. Qui a les factures les plus détaillées. Hachette encore. Qui a les réponses les plus fiables. Hachette toujours. C’est des pros.

Mais on vit dans un monde où les pros ne sont pas aimés.

On en reparlera.. si Bernard a le temps. Bernard ? L’un des meilleurs représentants que j’ai connu comme libraire. Le souvenir de mes meilleures discussions sur le contenu des livres. Représentant Hachette. Il ne l’est plus. Il a eu une promotion. C’est rare les boîtes où les bons progressent.

On en reparlera…

vendredi 19 novembre 2010

EMILE ET ADOLF

J’ai trouvé une idée que j’aime bien et que j’ai déjà exposée : la corrida est une allégorie de l’éternel combat entre le savoir et la bêtise. C’est pour ça que l’Eglise a longtemps excommunié les matadors.

Facile à comprendre : le toro se doit d’être « limpio », propre, ce qui signifie qu’il ne doit rien savoir de l’homme à pied. Dans les élevages, l’homme est toujours à cheval. A contrario, le matador est un « maître » au sens des guildes anciennes. Il a été apprenti, compagnon puis reçu maître par ses pairs. Lui, il sait, il a appris à juger l’animal pour le tuer. Quoi que fasse le toro, quelle que soit sa bravoure ou son intelligence, il est là pour mourir parce qu’il ne sait rien de ce qui va se passer, parce qu’il ne sait rien de son adversaire. Celui qui ne sait pas doit mourir.

C’est pour moi un thème récurrent : le combat du savoir contre l’affect. Parce que le savoir peut être universel, pas l’affect. Il est impossible d’aimer le monde entier, impossible d’être ému par tout et par tous. Malgré la télé, malgré la presse. Chacun de nous garde ses petites haines et ses grandes indifférences. Encore que la haine fasse partie du domaine de l’affect. Raison pour laquelle les militants anti-corrida ont la haine si prompte envers leurs semblables humains et l’affect si hyperbolique envers les bovidés stupides. Parce qu’il faut pas rêver. D’un côté, il y a des hommes, de l’autre des bêtes.

Prenez Hitler…. Ben oui. Hitler. J’ignore son groupe sanguin mais n’importe quel antifasciste convaincu aurait pu recevoir du sang de Hitler. Ou de Franco. Ou de Mussolini. Ou de Staline. Parce que ce sont des hommes. Mon chien ne peut pas me donner son sang. Mon chien n’est pas un homme. Toutes les fadaises qu’on peut dire (plus je connais les hommes, plus j’aime mon chien) ne sont que de la littérature, de mignonnes images à l’usage des enfants qui croient, grâce à Disney, que les chiens parlent comme des hommes.
Ben non. Ils parlent pas. Ils ne sont pas comme nous. Même le chimpanzé avec ses 99.9% de gènes identiques n’est pas un homme, ni même un presque homme.

La différence essentielle (mais ce n’est que la résultante de la combinaison de plein d’autres différences), c’est que mon chien, il est totalement soumis à l’affect. Il ne contrôle rien, ni ses peurs, ni sa faim, ni ses colères. Il les exprime avec sa structure d’animal social qui vivait en meutes mais il ne les contrôle pas. L’opposition homme/animal est toute entière contenue dans l’opposition affect /raison. Quand l’affect prend le pouvoir, on revient à l’état animal.

Pour passer de l’impulsion animale à la raison humaine, nous avons (nous avions) inventé une fort belle chose : l’éducation. L’éducation est cet instrument qui permet d’oublier l’état naturel pour atteindre au caractère humain. Rousseau ne dit pas autre chose quoiqu’on en pense. Il ne parle de la Nature que pour la dire rationnelle conformément aux croyances de son temps et il s’appuie sur elle pour rendre son Emile rationnel. Sur elle et sur les livres. L’éducation d’Emile est un parcours vers la Raison.

L’éducation, c’est ce qui va à l’encontre des pires défauts de l’animal : l’impulsivité, la spontanéité, le non-contrôle, tout ce qui le différencie de l’homme. L’animal a envie de mordre, il mord. Pas l’homme. En principe. Ceci étant, on en revient à une époque du « moi, je » où on n’a pas peur d’affirmer, non sans quelque fierté « moi, je suis sanguin » sans se rendre compte qu’on met en avant son animalité, pas son humanité qui suppose un contrôle. L’admiration se porte sur les artistes « spontanés », les musiciens qui n’ont pas fait de solfège et les graphistes qui ignorent la perspective. L’éducation, l’apprentissage semblent être des handicaps. En fait, c’est juste un truc de pouvoir : valoriser la non-connaissance est l’un des moyens que les gouvernants ont toujours utilisé pour conserver le savoir, c’est à dire le pouvoir. Pour moi, ça fait drôle : élevé avec Ferrat qui chantait Aragon, je me retrouve avec Bénabar qui se demande s’il va commander une pizza. Remarque, dans le même temps, je suis passé de De Gaulle à Sarkozy, c’est pas non plus le même rêve.

Au Néolithique, l’homme a domestiqué les animaux pour se faciliter la vie, pas pour se la compliquer. Le poulet, tu le prends, tu l’égorges, tu le plumes, tu le bouffes. Point barre. Il souffre ? Peut-être. C’est pas le problème. Faut pas rêver, ça fait un an qu’on le nourrit avec du bon maïs, c’est pas pour le regarder vieillir. Si je peux pas l’égorger tranquille, je l’élève pas, c’est aussi simple que ça. Il souffre pas, mais il vit pas non plus. On me l’a dit : « tu exagères, il y a des moyens plus humains ». Exact. Il y a les chaînes d’abattage des abattoirs spécialisés. Sauf qu’elles ne sont que le dernier maillon d’une chaîne qui passe par les élevages en batterie, les aliments chimiques tout préparés, l’industrialisation du poulet, industrialisation dont le bonheur de la bête n’est pas le souci premier.

Ce que je crois, c’est que le capitalisme a besoin des défenseurs des animaux. Leurs indignations conduisent toujours à des restrictions qui défavorisent les petits producteurs ou les producteurs familiaux et ouvrent la voie à l’industrialisation.

Il n’y a pas si longtemps, le boucher du village il allait voir son voisin, il lui achetait une bête, il l’emmenait dans son arrière-cour, un bon coup de merlin et le tour était joué. Je l’ai vu. Le boucher, il s’appelait Adolphe, Adolphe Bouheben. Et puis, on l’a obligé à aller à l’abattoir, à faire viser et contrôler. Adolphe, il a obéi mais il a augmenté ses prix. Forcément, 100 km aller-retour pour aller à l’abattoir et les frais d’abattoir, ça coûte. Monsieur Leclerc s’est installé au chef-lieu de canton, avec une viande moins chère, Adolphe a fermé. On m’affirme que c’est au nom de la santé publique. Il a jamais rendu personne malade, Adolphe. Au moindre doute, il aurait perdu tous ses clients, ça cause dans les villages. Et les exemples ne manquent pas d’intoxications alimentaires créées par de grandes marques de viande hachée et surgelée. Mais voilà, l’abattoir ça cache bien l’acte de mort, on a vu se développer des campagnes pour remplacer le merlin par des pistolets automatiques, on a même demandé l’anesthésie. Toutes ces obligations tendent vers un même but : l’industrialisation.

Dans nos campagnes, on ne tue plus le cochon. On ne tue plus rien, en fait, sauf en loucedé parce que c’est interdit. Une copine me l’a dit un jour : « ces cris du cochon, c’est horrible ». Ben non, c’est pas horrible au motif que c’est un cri. Au motif qu’on l’entend. A Auschwitz, on n’entendait pas et c’était bien plus horrible. A la campagne, on fait la différence : on sait bien qu’un cochon, c’est pas un homme. A la campagne, on a pas un animal, on en a quelques dizaines ou quelques centaines. Quand t’as un chien dans ton 50 m2, forcément tu t’attaches. Va t’occuper de 150 vaches, tu verras si t’as le temps de leur faire des mamours. L’animal reste à sa place qui n’est pas celle de l’homme.

C’est pas un hasard si le plus grand manipulateur de notre temps, Jacques Séguéla, publie un livre sur le quotient émotionnel. C’est son intérêt au minet rolexé vu que si tu analyses ses œuvres, si tu appliques à la pub ta raison, si tu résistes de tous tes neurones, tu t’empresses de ne pas acheter les produits qu’il vante. Il te préfère émotif, sensible, manipulable. Le pognon, tu le dépenses avec tes tripes, pas avec ta raison. D’ailleurs l’universitaire avec lequel il co-signe son œuvre est un prof de management, pas un biologiste spécialiste des émotions. Le livre de Séguéla vient à point nommé pour confirmer ce qu’on subodorait : l’émotion est l’un des moteurs du capitalisme. Ce serait une raison suffisante pour s’en méfier.

Quand on l’écoute babiller sur les plateaux télé avec son livre ouvert sur les genoux, on saisit toute l’ampleur de la manipulation. Séguéla parle d’émotions, mais il écrit sur l’expression des émotions. Clairement, l’important n’est pas de ressentir, mais d’exprimer un ressenti ce qui n’est pas exactement la même chose. Exprimer un ressenti, c’est le domaine de l’acteur. Il va même jusqu’à parler de l’Actor’s studio et, forcément, il oublie Stanislavski dont l’enseignement fut repris par Strasberg, mais qui avait le tort d’être communiste. Quand on écrit pour des managers, il faut savoir choisir ses références.

Le quotient émotionnel, qui semble tant pétri d’humanisme, est en fait à la fois un hymne au QI et une manipulation de l’esprit. Un hymne au QI car il faut être très froid et très intelligent pour faire passer une émotion que l’on ne ressent pas. Une manipulation car il s’agit d’obtenir un résultat qu’on n’obtiendrait pas autrement. Il s’en défend le fils de pub parce qu’il le sait et qu’il craint le reproche. Mais il soutient que ce n’est pas vraiment une manipulation dans la mesure où le but est louable. Quand j’ai lu ça, je suis revenu à la querelle qui opposa jésuites et jansénistes au XVIIIème siècle, les premiers affirmant qu’un mensonge n’est pas un mensonge si son but est louable, les seconds (des psychorigides) hurlant que, quel que soit le but, quand tu ne dis pas la stricte vérité, tu mens. Séguéla est un fils de Jésuite, un homme pour qui la fin justifie les moyens. Retour à Adolf.

Tout ceci nous éloigne de l’essentiel qui est une attitude que l’homme ne partage pas avec les animaux : la dignité. J’ai beau chercher, je ne vois de dignité que chez un animal: le toro de combat. C’est une raison de plus pour le tuer. Dignement.

On en reparlera.

mardi 16 novembre 2010

LE VOYAGE INTERIEUR

C’est une nouvelle tendance dans le voyage : on fait dans le voyage intérieur. Disons le tout net : le seul voyage intérieur que je connaisse, c’est les diverses formes d’endoscopie. Même si ça aussi, ça évolue : mon vieux copain Philippe m’a montré des images fabuleuses de côlons (non, c’est pas des Blancs installés en Afrique, c’est les boyaux qui mènent au trou du cul, remarquez l’accent circonflexe). Ça, c’est un voyage et en plus, c’est tout informatisé, on vous rentre plus de caméra dans l’anus. Sans camescope, un voyage est-il un voyage ? La question reste entière.

Qu’est-ce que c’est qu’un voyage intérieur sinon un voyage immobile ? Un voyage à l’intérieur de soi. Un voyage qui ne nécessite pas de déplacement. Si ça commence par un portique de détection à Roissy, c’est pas intérieur. Je connais. J’en ai fait un. C’est pas vrai, je me suis barré en courant.

J’étais pas bien dans ma tête, alors j’ai voulu faire une introspection. Etymologiquement, introspection ça veut dire regarder en soi. Parfaite définition du voyage intérieur. Y’avait une abbaye bénédictine qui me tendait les bras et, en plus, je connaissais le père abbé. Facile. C’est quoi le prix du séjour ? Mon copain abbé, il s’est marré. Il m’a gentiment expliqué que je devais d’abord lui parler, de moi, de ma recherche, de ce que je croyais que mon séjour m’apporterait. « Nous ne sommes pas un hôtel », il m’a dit. Et puis, il m‘a expliqué les règles du jeu, les horaires (là, j’ai fait la grimace mais on n’a rien sans rien), la méditation, les échanges avec certains moines. J’avais envie, j’ai tout accepté. Il a fallu le convaincre que j’étais le bon candidat. Pour le fric, il m’a expliqué que ça dépendait de mes moyens. Si t’es raide, c’est gratuit. Génial. J’étais raide. C’est même pour ça que j’étais pas bien. Je lui ai pas dit. Dire que tu cherches la sérénité parce que t’as pas de fric, on dit pas ça à un père abbé bénédictin, ça fait trop attaché aux biens de ce monde.

Deux jours. Je suis resté deux jours. Déjà les horaires, j’avais bien senti que je m’y ferai pas. J’avais raison, je m’y suis pas fait. Le grégorien, c’est beau dans ton salon, vautré sur un canapé avec un vieil armagnac qui tiédit dans ta main. A cinq heures du mat’, c’est affligeant. Et tout à l’avenant. C’est pas calme une abbaye bénédictine, c’est un électrocardiogramme plat. On m’avait bien dit que le tumulte du monde s’échouait aux murs de l’abbaye. Pas que le tumulte. Tout. Même les oiseaux chantent en silence. Ça doit être le grégorien qui les complexe. Au bout de deux jours, je suis allé m’excuser minablement et j’ai filé boire un rhum arrangé chez Peyo, à La Luna Negra, en écoutant Chavela Vargas. C’est pas glorieux comme expérience.

Ceci pour dire que t’as pas besoin d’aller à l’autre bout du monde pour un voyage intérieur. On m’a expliqué, le voyage intérieur c’est la recherche du bien-être. Ah ouais ? Faut un spa, un jacuzzi et des masseuses orientales mais non houellebecquiennes pour atteindre la sérénité de l’esprit ? Pour faire court, le voyage intérieur, c’est d’abord t’occuper de ton corps, c’est à dire de ton extérieur. Je sais pas vous, mais moi je trouve ça incohérent. Surtout que ceux qui vont le plus loin dans le voyage intérieur, abbés bénédictins ou maîtres du zen, le bien-être du corps ne fait pas partie de leurs priorités absolues. Le corps, ça se mate, ça se dresse pour pas qu’il vous emmerde. Après quoi, on passe à autre chose. Molière a fait fort avec cette double réplique : « Le corps, cette guenille » et « Ma guenille m’est chère ». C’est dans Les Précieuses Ridicules, suivez mon regard.

Tout ça ne colle pas avec ma vision du voyage. Moi, je voyage pour rencontrer des gens, pour essayer de comprendre comment ils vivent, pour essayer de vivre comme eux. Une de mes phrases préférées a été prononcée par un curé (pardon, un ecclésiastique, lazariste pas bénédictin) : « Partout où vit un homme, un autre homme peut vivre aussi ». C’est vachement bien vu parce que ça veut dire qu’on n’est pas tout seul. Dans le voyage intérieur, t’es tout seul et moi, avec moi, je m’emmerde. J’arrive plus à me surprendre ou à m’étonner.

Je sais. Je suis trop matérialiste, mais j’ai une excuse. Je suis débordé, noyé, engoncé dans le matérialisme. Le mot que j’entends le plus, que je lis le plus, c’est « CAC 40 ». C’est pas « compassion » ou « solidarité ». Sauf que « compassion » ou « solidarité », ça veut d’abord dire que tu t’intéresses aux autres. Que t’es pas seul. Ça va pas non plus. Quand je m’intéresse aux autres, je me demande pas s’ils sont bien dans leur tête, je me demande s’ils ont assez à bouffer vu que je suis bien convaincu que le ventre plein fait la tête sereine. Ça suffit pas, mais ça aide : quand ta vie est un combat pour ta survie, forcément t’es pas bien. Le voyage intérieur, l’esthétique des paysages et la sérénité de l’esprit, c’est un truc de riches.

Le plus beau voyage intérieur que je connaisse, c’est un film « Le voyage fantastique », une sorte de délire où une équipe médicale se balade dans le corps d’un homme politique important et américain qu’il faut sauver à tout prix. Là, on est vraiment à l’intérieur. Un vrai voyage, une vraie exploration. Et l’une des exploratrices, c’est Raquel Welch. Avec elle, je veux bien retenter un voyage intérieur.

Mais je ne suis pas sûr que le père abbé soit tout à fait d’accord.

samedi 13 novembre 2010

ONFRAY, DELAY, FREUD

Il a fallu à Michel Onfray produire un énorme pavé pour démolir la billevesée freudienne. Je ne l’ai pas lu. Je n’en avais pas besoin. J’avais dans ma besace une phrase attribuée au Professeur Jean Delay et qui suffit à mon bonheur : « Un psychanalyste est comme un garagiste qui prétend réparer le moteur de votre voiture sans ouvrir le capot ». Tout est dit. Après, on peut gloser, mais ça ne sert vraiment à rien.

Je suis pas bien sûr que la citation soit de Jean Delay, c’est pas trop son style. Mais elle me convient. Les garagistes en blouse blanche, ça fait un moment qu’ils décortiquent le macchabée. Ils comprennent tout au premier coup d’œil. Tu regardes un cœur, tu comprends vite. Le cerveau, c’est autre chose. Une grosse masse grise avec plein de circonvolutions. Comment ça marche ? On sait pas bien. Bon, on a quelques idées, on connaît les neurones, les synapses, leurs connections. Mais des neurones, y’en à quelques millions, et en plus, ils changent tout le temps. La carto du cerveau, elle est pas dressée. Et elle le sera pas demain.

En attendant, on invente. Comme Sigmund. On imagine, on structure. L’homme aime pas ne pas savoir. Et puis, quand on découvre, c’est l’horreur. Le truc devient mécanique. Tu crois que t’es tombé amoureux parce qu’elle a toutes les qualités… Le biologiste, il t’explique que c’est juste des phéromones. T’as senti un truc et, paf ! l’érection. Le romantisme en prend un vieux coup. Juste pour dire que Jean-Didier Vincent, il est pas près d’être au programme. Pour lui, le cerveau, c’est juste une glande. Comme la thyroïde. Il a pas tort, je trouve. La cervelle, chez les tripiers, c’est juste à côté du ris de veau. T’imagines le truc ? Tu te crois être doué de conscience, rationnel et tout ça, et y’a des mecs qui viennent te dire que c’est juste de la mécanique. Que ce que tu ressens, ce que t’aimes, ce que tu imagines, tu n’y es pour rien. Comme ton chien.

Le problème de l’Homme, c’est son ego. Pas son ego personnel, son ego en tant qu’Homme. C’est ça qui le rend con. Attention : con, ça veut pas dire pas intelligent. Tu prends un mec intelligent (une fille, si tu milites pour l’égalité des cons) et tu parles avec lui de l’évolution. En général, il te suit, il accepte. Le poisson qui sort de l’eau, la vie qui se diversifie, les dinosaures, tout ça, ça lui va assez bien. Quand il t’a bien suivi, tu lui sors l’arbre phylogénétique de la vie. Tu lui montres. Tu lui fais remarquer qu’il est ici, que le cochon est là et la tortue un peu à côté. Et que s’il y a une différence de place, ça ne veut pas dire qu’il y a une différence de nature. Pour être clair, si la tortue a pas droit à la vie éternelle et à la résurrection des corps, l’Homme non plus.

Alors là, t’es sûr du rejet. Le mec (ou la nana), il sursaute, il s’indigne, il éructe. Quasiment t’as perdu un copain. Tu vas avoir droit à toute la sauce : la parole, la conscience, l’inconscience, tout ce que des gens vachement intelligents mais irréductiblement cons ont inventé depuis des siècles pour dire que l’Homme est différent. Que lui, il meurt pas vraiment, qu’il ne baise pas comme une bête. Au fond de tout ce magma, l’idée qu’un Dieu a donné un plus à l’Homme.

Alors les biologistes qui viennent te dire que c’est juste parce qu’on a un peu plus de neurones, un peu plus de connections, une mécanique différente et plus complexe, des combinaisons des protéines plus subtiles, ils sont pas près d’être acceptés. Ils ont du bol. Il y a quatre siècles, on les aurait brûlés. Parce qu’ils sont en train (enfin) d’éradiquer Dieu de la pensée humaine.

C’est vrai que c’est dur. Tu as eu un accident. Tu étais au volant et tu as tué ton meilleur copain. Ou ta femme. Comment tu vas survivre si tu es pas convaincu que, malgré tout, le mort survit ? Qu’au fond, c’est pas si grave ? Tu as besoin d’imaginer qu’il est toujours là, qu’il te regarde et même te protège. Qu’il te pardonne. S’il est bien mort, comme les moustiques qui s’écrasent sur ton pare-brise, il ne peut plus te pardonner. Et sans ce pardon, ta vie devient un enfer. Tu vas dire à ton gosse que Maman, elle est au Ciel. Parce que tu peux pas lui dire que Maman, c’est fini. A tout jamais. Et que c’est ta faute.

Justement, disent les philosophes. Tout ça, la culpabilité, le pardon, c’est purement humain. Tu vois bien qu’on est pas des bêtes. Bien sûr qu’on est pas des bêtes. Simplement, on a un cerveau plus complexe, plus de mémoire, plus de connections qui nous ont permis de construire un système plus sophistiqué. Mais ce système, c’est pas Dieu qui nous l’a donné. C’est simplement la vie qui a évolué. La vie qui nous a permis de nous mettre debout. Rien que pour ça, se mettre debout, il a fallu (Gould le rappelle) plus de 1200 modifications anatomiques. Pour parler, on sait pas. On peut analyser l’appareil phonatoire mais ça ne suffit pas. Ce qui se passe là-haut, dans l’aire de Broca, on sait pas bien encore. Mais on trouvera.

En attendant, on bricole. On balance des notions religieuses partout. Le libre-arbitre, par exemple. Ça, c’est du lourd. L’Homme a son libre-arbitre. Ça le distingue des animaux qui suivent leurs pulsions. L’Homme, il peut choisir. A partir de là, tu prends un schizophrène. C’est une pathologie, ça se soigne, il y a des médicaments pour ça. Mais le schizo, c’est un Homme. Il a son libre-arbitre. Il peut choisir de se soigner ou pas. On peut pas l’obliger. Mais s’il fait une crise et qu’il décapite une infirmière (ça s’est vu), il n’est pas condamné au motif qu’il n’avait pas son libre-arbitre. C’est vachement bien comme truc. Un coup, tu l’as, un coup tu l’as pas. C’est qu’il faudrait pas que le mécaniste prenne le pas sur le religieux. Si on oblige les schizos à se soigner, pourquoi pas les autres ? Les pédophiles, par exemple. Ça peut aller loin. Et puis, tu remplaces les psys par des pharmaciens. Mon petit doigt me souffle que c’est plus scientifique vu que la Science tend à la généralité et le psy à l’unicité. Mais mon petit doigt a mauvais esprit.

Le con, il préfère inventer que bosser. On peut le comprendre. Dieu, c’est l’invention absolue parce que ça explique tout et que ça justifie tout. « Dieu me l’a donnée » disait Rockefeller à propos de sa fortune. C’est bien pratique. Les hommes morts, les hommes ruinés, les paysages dévastés, si ça vous plaît pas, adressez vous à Dieu. C’est pas ce qu’il vous répondra qui va gêner Rockefeller.

Le con, il préfère inventer que bosser. C’est pour ça qu’il peut être intelligent. Comme Freud. C’est bien foutu sa théorie. Complètement auto-référencée, mais ça ne change rien à l’intelligence de la construction. S’il avait du s’attaquer au problème par la dissection et l’analyse du cerveau (par le démontage du moteur), il ne serait arrivé à rien. En tous cas, pas à un système complet. Juste quelques avancées modestes, comme Charcot, Broca ou Babinski. Il avait pas les outils, tonton Sigmund. Alors, il a inventé.

Ça a marché. L’Homme aime bien les explications globales qui le différencient du reste de la Vie. Les religions, par exemple. Ce qu’il y a de bien, c’est qu’il ne saura jamais que ça ne marche pas. Et il n’admettra jamais que l’antonyme de la mort, c’est la naissance, pas la vie.

On en reparlera….

samedi 6 novembre 2010

LES FILLES DE L'EST

J’ai regardé un reportage assez marrant : des descendantes d’Afro-Américains visitaient le Liberia à la recherche de leurs racines. Elles étaient superbes. Superbement caricaturales. Avec des fringues improbables, des lunettes de soleil en strass et l’émerveillement, comme le cœur. Au bord des lèvres.

Autour d’elles, les fils de ceux qui étaient restés. Faméliques. Pauvres à susciter des vocations d’Abbé Pierre. Faut être honnêtes, elles leur filaient des pièces. Ou des billets. Ça ne compte pas.

Et moi, vous me connaissez, toujours à chercher la question qui fâche. Je me demandais qui avait tiré le bon numéro à la roulette de l’Histoire. Parce que, y’a pas à tortiller. Le pognon, la santé (et le cholestérol), le bien vivre, c’était le lot des descendants d’esclaves. J’aurais été Libérien famélique que je me serais demandé pourquoi Papy il s’est tiré dans la forêt pour pas prendre le bateau. Je me serais dit : « quel con ! ».

Remarquez, j’aurais été moraliste que j’y aurais vu une espèce de justice immanente : Papy a dérouillé, ses descendants sont récompensés. C’est des trucs à vous faire croire en Dieu. Bon, ça tombe bien : mes Afro-Américaines, elles croyaient en Dieu. Et pas qu'un peu ! Elles avaient de bonnes raisons pour ça.

Y’a quelques années, j’étais à Sudak, en Crimée. Tous les bons guides vous le diront : c’est un port construit par les Génois et très actif du 13 eme au 14 eme siècle. Je me baladais dans la forteresse génoise et je ne comprenais pas très bien. Surdimensionnée par rapport au mouillage. Et mouillage pas terrible de surcroît. En rentrant, j’en parle à Pierre Gentelle. La question, c’était de savoir si la côte avait subi des modifications depuis six siècles. Alors Gentelle m’a conseillé de lire Jacques Heers.

Posez la question : qui a payé le plus lourd tribut à l’esclavage ? Vous êtes sûrs de la réponse : l’Afrique.

Ben non. Pas l’Afrique. L’Afrique, c’est peanuts. Deux petits siècles. Le plus grand réservoir d’esclaves de l’Histoire, c’est les pays slaves. Bon sang, mais c’est bien sûr. Slave et esclave, c’est la même étymologie. On a des traces très tôt. En Grèce ancienne, à Rome. Et ça a duré. Jusqu’au XVIème siècle. D’ailleurs l’assimilation slave-esclave, elle se fait pendant le Haut Moyen-Age, une époque où tous les esclaves d’Occident (et croyez moi, il y en avait) venaient des Balkans et des plaines d’Ukraine.

Ça expliquait Sudak. A côté de Sudak, il y a Bakhchisaray. C’est du turc. Bakhchisaray, c’était l’une des villes de la Horde d’Or, ces descendants de Gengis Khan établis en Russie du sud et en Ukraine. Ces mecs, ils faisaient ce qu’ils savaient faire. Ils razziaient les villages et ils vendaient les esclaves. Aux Génois de Sudak. Mais aussi aux Chinois. La blonde aux yeux bleus, ça faisait bien dans un gynécée à Xian ou Nankin. Dans les bordels de Gènes, aussi. De Gènes ou de Venise. Parce que faut pas croire, la Sérénissime République, elle s’est gavée avec la chair fraiche. Pourquoi vous croyez qu’il y a un quai des Esclavons à Venise ? Et Sudak, c'était ça : des entrepôts sur-dimensionnés parce qu'il faut plus de place pour des esclaves que pour des ballots de soie et un mouillage sans quais parce qu'on transférait les esclaves avec des barques.

C’était juste la poursuite d’une tradition. Les Romains, ils en ont récupéré des esclaves dans les plaines illyriennes. Y’avait que l’Adriatique à traverser (ou à contourner) et on pouvait se servir. C’était une époque où il fallait de la main d’œuvre. Comment vous croyez que l’Occident a résisté aux grandes épidémies ? Une bonne peste, ça vous détruisait le travailleur des champs. Alors, le marin génois augmentait les rotations, rapportait du bon Ukrainien bien costaud et la récolte était assurée. Quelques beautés aussi, histoire d’aider à la repopulation de la zone sinistrée. Le seul truc, c’était qu’il fallait pas que l’esclave soit catholique. Bonheur : ces gens-là avaient choisi Byzance contre Rome et donc, aucun problème de conscience. Des hérétiques, vous vous rendez compte ? On mettait donc les hommes aux champs et les femmes dans les bordels. A moins qu’un bon négociant s’en achète une pour réchauffer ses nuits. Vous avez compris que le blond vénitien, c’était un peu de blondeur importée de l’Est. Ça rassure : les Albanaises et les Roumaines qui tapinent à Paris sont les héritières d’une longue et riche Histoire, pas le fruit du hasard. Des reliques culturelles.

En fait, l’importation d’esclaves du bassin du Dniepr ou du Danube, ça a duré près de 20 siècles. Vingt siècles ! Même avec de petits bateaux, ça fait du monde. La différence essentielle avec l’Amérique, c’est que ça s’est dilué. L’orthodoxe finissait par se convertir au catholicisme romain et donc n’était plus esclave. Mais la peau restait blanche. Après quelques générations, l’assimilation était complète. Mais y’avait des Noirs ! Rien qu’Othello, tiens, il était Black. Y’en avait. Très peu. La première mention du mot « wolof », on l’a dans un registre des importations d’esclaves du port de Valence au 12ème siècle. Le secrétaire, il note avec soin. Parce que c’est pas banal. Les Noirs, ils arrivent avec les Arabes et les Arabes, c’est plus des adversaires que des partenaires commerciaux.

Bon, on va pas faire de comptabilité minable. Ça change rien. L’essentiel n’est pas là. Si la traite négrière s’est développée, c’est pour deux raisons essentielles. La première est qu’on pensait que des gonzes habitués au climat tropical bosseraient mieux en Amérique que des types accoutumés à se les geler. Raison géographique. La seconde, c’est que l’Eglise hésitait. Les orthodoxes, ils étaient quand même un peu chrétiens. On pouvait douter. Ils faisaient le signe de croix. A l’envers, mais ils le faisaient. Les Africains, on était sûrs du coup. Le signe de croix, c’était pas leur truc. Jésus, ils connaissaient pas. Pas de lézard avec Rome. Y’avait bien quelques emmerdeurs, style Las Casas, mais dans l’ensemble, le clergé faisait profil bas.

Bien plus qu’on l’imagine d’ailleurs. Quand Isabelle vire les Juifs d‘Espagne, les plus pauvres ont des problèmes. Pour partir, faut du fric. Alors, les marins génois, ils les transportent gratos. Viens, je t’emmène en Italie, tu me paieras à l’arrivée. Et à l’arrivée, zou ! direction le marché aux esclaves. On peut, c’est pas des chrétiens et, même, ils sont un peu déicides (c’est comme ça qu’on disait avant Vatican II). Le bonheur pour les Génois : l’esclave, il embarque tout seul et, en plus, il te dit merci. Bonus commercial, le voyage est court. Tout bénef.

Mais alors, il y a eu aussi des Juifs esclaves ? Ben oui. Mais alors ? Dieudonné ?

Dieudonné, il a pas lu Heers. On ne lit jamais ce qui dérange les certitudes.

On en reparlera.

mercredi 3 novembre 2010

UN DON DE DIEU

Ça peut paraître curieux, mais j’ai la ferme conviction que le cochon est un don de Dieu. Ce serait plus convaincant si j’étais croyant. Bon, c’est juste une expression littéraire et un pied-de-nez aux tabous alimentaires. Et puis, je viens de parcourir un superbe colloque, édité chez De Boccard, consacré au tabou du cochon dans le Moyen-Orient.

Le cochon est une merveille. Il n’a pas besoin de place. T’as pas de champs ? Pas grave, le pourceau se satisfait de trois mètres carrés. C’est mieux. Moins il bouge, plus il engraisse. Tu t’emmerdes pas à le nourrir. Tout lui convient, y compris les résidus des latrines. Il bouffe ta merde et la transforme en jambon. Tous les déchets de la maison lui font ventre. Avec lui, rien ne se perd. Tu produis du jambon et t’évites le tri sélectif. Plus écolo que le cochon, y’a pas.

Et la truie ! A chaque portée, dix à douze petits. Dix à douze petits cochons qui tiennent pas de place, grossissent et viennent remplacer les copains sacrifiés à l’entrée de l’hiver. Un don de Dieu, je vous dis. Pas que pour la bouffe. Une peau solide quand elle est bien tannée (c’est cher le cuir), des poils (on dit des soies, je sais) pour faire des brosses. Et, on le sait, tout est bon dans le cochon. Allez donc à St-Jacques de Compostelle. Pas pour l’apôtre, on s’en fout. Pour un petit restaurant appelé La Oreja, où on ne sert que des oreilles de cochon. Bouillies, frites, en tempura, en salade. A se demander si le vrai lieu saint de la ville, c’est pas là.

A partir de là, on regarde le monde. On s’amuse un peu. On distingue les civilisations du cochon et les autres. Les autres, il leur faut des hectares de pâturage pour des moutons qui détruisent tout (le mouton, ça coupe pas l’herbe, ça arrache, un désastre écologique). La brebis, elle te crache un agneau par an. C’est pas avec ça que tu fais de la croissance. Bon, y’a la laine. Heureusement. Pour être honnête, y’a aussi l’agneau. A condition de faire comme en Castille, de le tuer dans les huit jours après sa naissance, quand il est gros comme un gros lapin. C’est là qu’il est le plus tendre. C’est Christian Parra qui m’a appris ça.

En fait, il y a deux civilisations où le cochon est roi : l’Europe occidentale et la Chine. Comme par hasard, ce sont les deux civilisations qui ont dominé le monde depuis une dizaine de siècles. Dominé matériellement. On ne parle pas de spiritualité ici. On devrait y réfléchir.

Pour un paysan, le cochon, c’est l’accumulation primitive de capital la plus simple et la plus efficace. Ton goret, il te fait vivre la famille pendant les six mois d’hiver où il n’y a pas de légumes. Si t’as deux gorets, ça te fait l’année. Comme ça, tu peux vendre ce que tu produis. Le cochon rentabilise les fermes. Si t’as un cochon, tu peux vendre tes agneaux et ta laine. Une économie basée sur le cochon produira forcément de la croissance. La croissance du goret.

Le mouton, ça se conserve pas comme le cochon. Le cochon, tu le fumes, tu le sales, tu le gardes des mois. Pour explorer le monde, c’est vachement bien. Si tu bouffes casher ou halal, c’est plus difficile d’armer des vaisseaux. Bon, les Chinois, ils en ont pas vraiment profité. Les explorateurs espagnols et portugais, par contre, ils s’en sont pas privés.

Et le bœuf ? Houlà.. le bœuf, c’est cher à l’achat. Il te faut des champs, de verts pâturages pour qu’il engraisse bien. Le bœuf, tu peux pas le mettre n’importe où. Et c’est pas, dans une société traditionnelle, la nourriture de tout un chacun. Dans le Sud-ouest, jadis, on exhibait les boeufs gras. On en était fier parce qu’ils étaient rares. Le bœuf normal, il bossait, il labourait. Il était pas gras.

Le cochon, c’est un peu comme la volaille. Un animal de basse-cour. Rien que le mot, tiens. Y’a pas de haute-cour. Sauf dans la justice. Le cochon, c’est la roi de la basse-cour, le prince du prolétariat. Il règne sur les poules et les lapins. On le mélange pas avec les bœufs gras et les chevaux. Il est là pour produire, pas pour être exhibé.

Et donc, quand t’as une économie basée sur le cochon, tu peux te développer. Avec le cochon, il n’y a plus de région pauvre, plus de sous-alimentation. Mais alors, pourquoi s’en priver ? Ben, le colloque ci-dessus donne un embryon de réponse. Le cochon, ça bouffe tout. Même les charognes. Et même les charognes humaines. Sur le plan de l’hygiène, c’est bien et les Assyriens avaient domestiqué le cochon. Ils ont même été les premiers. Et là dessus, voilà t’y pas que des gugusses inventent la religion monothéiste avec vie éternelle et résurrection des corps. Si un cochon te le bouffe, le corps, comment tu veux qu’il ressuscite ? Raison primaire qui fait que les catholiques ont refusé longtemps la crémation. Et inventé le bûcher. Supplice majeur. T’es brûlé, tu ressusciteras pas. On appelle ça la double peine. Raison qui fait que d’autres charognards (les fruits de mer par ex.) sont aussi tabous. Dame ! la crevette, ça croque les noyés. Tu me diras, dans le désert du Neguev, les noyés y’en a pas trop. Mais bon, on n’est jamais trop prudent.

Et voilà comment, au nom de la vie éternelle à venir (peut-être) dans l’au-delà, on se prive d’un don de Dieu, bien présent ici-bas. C’est un coup à devenir athée, je trouve…

On en reparlera…

lundi 1 novembre 2010

MANIPULATION ET COMMUNICATION

COMMUNICATION ET MANIPULATION

Le manipule, en français, c’est la poignée où l’on attache les ficelles d’une marionnette. D’où le mot « manipulation ». Manipuler, c’est faire bouger une marionnette sans que l’on puisse voir comment on la fait bouger.

C’est vieux comme le monde. Ça se fait inconsciemment, naturellement. Et des fois, c’est théorisé. En Occident, on a quelques auteurs qui ont bien traité du sujet. Machiavel, par exemple. Et plus récemment Goebbels. On admettra que ces auteurs n’ont pas très bonne presse. Moralement, je veux dire. Personne ne les accepte pour maîtres. Manipuler, c’est pas bien. Ça sent l’escroquerie, la tromperie.

L’une des bases de la manipulation, c’est la communication. Si on donne à son interlocuteur des informations tronquées ou erronées, on va le conduire vers nos idées, on va induire des comportements qui nous arrangent. Certains y voient les bases du commerce ou de la politique. Ce n’est pas faux. On ne peut pas tout dire. C’est long et compliqué. Alors, on simplifie. Par exemple, on choisit un bouc émissaire. Pratique et facile. Difficile d’expliquer aux Allemands de la République de Weimar les subtilités d’une situation économique catastrophique. Trop de paramètres. Charger les Juifs du fardeau est bien plus simple. Tout le monde comprend. C’est le socle du problème : réduire une explication à la compréhension des moins doués pour comprendre.

C’est le problème de la démocratie vont penser ceux qui pensent vite. Non. Ça n’a rien à voir avec la démocratie. Jean Lévi dans son beau livre sur Les Fonctionnaires divins nous le rappelle avec brio. Dans la Chine ancienne, le système impérial n’était pas vraiment démocratique. Il était pourtant basé sur la communication manipulatrice. Car même un système autocratique a besoin de l’adhésion du peuple, surtout quand le territoire est vaste et malaisé à contrôler. Si le peuple adhère à l’idéologie dominante, il est moins enclin à se révolter. N’oublions pas que, soumis à une dictature, les hommes peuvent voter avec leurs révoltes. Et même, des fois, se faire entendre.

Ceci nous donne une bonne base : c’est la taille du territoire qui permet de manipuler. Dans un village où tout le monde se connaît et connaît tout de chacun, il est difficile de dissimuler, de tronquer, de biaiser, bref de manipuler. La manipulation devrait être objet d’études pour les géographes. A partir de quelle taille de territoire peut-on mentir ? Ou, pour les sociologues, à partir de quelle taille d’entreprise ?

Les Empereurs chinois du IVème siècle avaient donc installé tout un système de communication relayé par les fonctionnaires de l’Empire. Les règles instaurées et les lois proclamées avaient une base idéologique qui facilitait leur acceptation par tout un chacun et c’est sur cette base idéologique plus que sur le contenu réel des lois que communiquaient les fonctionnaires.

Or, nous dit Lévi, le système s’est déréglé et est passé, magnifique expression, de la communication de manipulation à la manipulation de la communication. En d’autres termes, comme il faut communiquer pour manipuler, on en vient à manipuler la communication elle-même. Le contenu réel de la loi (ou de la décision) finit par ne plus avoir aucune importance. La communication devient un système auto-référencé totalement décalé du réel. Ce qui compte, ce n’est plus ce qu’on fait mais ce qu’on dit faire. On ne fait plus accepter la loi mais la communication sur la loi.

Un très bel exemple de la manipulation de la communication nous a été donné par la désignation de Ségolène Royal comme candidate du PS à la dernière élection présidentielle. Le sujet de la communication dans le cadre d’une élection aurait du être le programme de la candidate, ses aptitudes, son équipe. Il n’en a rien été. Le sujet était les éléments de communication (les sondages) qui la donnaient victorieuse. Le réel était évacué de la campagne au profit d’une réalité virtuelle qui prenait le pas sur toute autre considération. La candidate elle-même, manipulée par sa propre manipulation, ne doutait pas que l’essentiel était là. La communication la donnait gagnante, elle était donc virtuellement gagnante.

Naturellement, la réalité s’est invitée à la table du scrutin pour rappeler que virtuellement ce n’est pas réellement. La gagnante virtuelle est devenue une perdante réelle et elle n’en finit pas de le payer, sa défaite réelle étant grosse du virtuel disparu car elle a perdu alors qu’elle devait gagner ce qui est bien pire que de perdre alors qu’on pouvait gagner.

Autre magnifique exemple : les statistiques des manifestations. Jadis, quand on communiquait pour manipuler, on nous donnait des chiffres approximativement justes et la communication était chargée de faire coller ces chiffres avec l'idéologie du manipulateur. Désormais, on manipule directement le chiffre qu'on va communiquer. Mais, méééh, disent les moutons, les participants savent bien que c'est faux. Certes. Mais on s'en fout. Les participants qui savent que c'est faux, c'est moins de 5% de la population et ils sont contre le gouvernement (sans ça, ils manifesteraient pas). Donc, on s'en fout. On communique aux autres, à ceux qui étaient pas dans les manifs et qui peuvent être de notre côté. Par parenthèse, toute la communication politique ou presque est adressée aux 10-15% d'indécis. Ceux qui sont avec nous et ceux qui sont contre nous ne comptent pas.

La manipulation de la communication nous entraine dans un jeu de comparaisons inadéquates. On ne cesse de comparer ce qui n’est pas comparable, de transférer le jeu d’une table à l’autre. Le pouvoir d’achat des Français augmente : vrai, en moyenne. Faux, dans le détail. Le pouvoir d’achat des Français qui consomment se détériore alors que s’améliore le pouvoir d’achat des Français qui épargnent. Ce qui n’empêche pas que l’on plaide pour une relance par la consommation dont on sait, depuis au moins trente ans, qu’elle commence par détruire la balance des paiements puisqu’on consomme d’abord et de plus en plus ce que produisent les autres.

Le FMI se réjouit sans cesse de l’augmentation mondiale de la croissance alors que l’essentiel reste la disparité de cette croissance. Communiquer sur la croissance mondiale évite d’avoir à s’interroger sur les croissances locales. Mais là aussi, le réel nous rattrape. De plus en plus d’Occidentaux vivent une consommation de survie. Les partis extrémistes prennent la main et menacent la démocratie, déjà fortement touchée par l’absentionnisme croissant. Les communiqués de presse commencent à ne plus suffire.

En fait, on peut illustrer le propos ainsi : la communication de manipulation c’est quand un politique dit « Je vais dire que je vais faire… » plutôt que « je vais faire …. ». Le stade suivant, où nous sommes parvenus, c’est « je vais dire… », en éliminant l’action devenue triviale. Ne reste que la communication.

Mais le grand-duc reste nu…

On en reparlera…