C’est une simple forme d’humour. Pas très drôle pour
certains, jamais d’une absolue finesse, mais assez commune. L’artiste qui le
représente le mieux reste Jean-Marie Bigard. Lequel devient, de ce fait, un
marqueur culturel essentiel.
On l’appelle ainsi car il s’est longtemps développé dans un
biotope spécial, le dortoir des casernes. On aurait pu penser que la
suppression du service militaire lui serait fatal. Il a simplement changé de
biotope, investissant les vestiaires sportifs à la population très
ressemblante.
L’esprit de chambrée est essentiellement masculin et
collectif. Il apparaît à la puberté chez les jeunes mâles. Selon certains
auteurs, il structure leur vision du monde, ce qui est largement exagéré car
cette assertion suppose qu’existe dans les vestiaires une vision du monde.
Comme tout ce qui est populaire et largement répandu,
l’esprit de chambrée est essentiellement binaire. Comme l’ordinateur, ce qui
tend également à démontrer son modernisme. Ses manifestations les plus visibles
sont d’ordre sexuel. Comme en informatique où le joystick est, dans les pays
anglo-saxons, l’un des surnoms du pénis en érection. Il est évident qu’un
langage qui se met en place à la puberté ne saurait être disjoint de
l’érection, signe cardinal d’un fonctionnement satisfaisant de l’appareil
uro-génital. L’esprit de chambrée est un langage normatif pour les jeunes
mâles.
Binaire, sexualisé, l’esprit de chambrée a comme premier
rôle de décrire le monde du sexe auquel ses locuteurs avaient peu d’accès avant
son apparition.
Les individus mâles sont donc classés en deux
catégories : les hommes et les pédés. Catégories à visée téléologique
puisqu’elles supposent primitivement la définition du partenaire sexuel.
Les individus femelles appartiennent également à deux
catégories, les vierges et les putes, également connotées téléologiquement,
celles qu’on peut utiliser et les autres. En grandissant les locuteurs
définissent une autre catégorie, les goudous, que l’on range dans la case des
salopes qu’on ne peut pas utiliser, sauf à disposer d’une expertise qui ne
correspond pas à l’âge tendre des locuteurs.
L’esprit de chambrée correspond donc à l’invention d’un
vocabulaire adapté à une sexualité qui se crée. C’est un langage
d‘apprentissage.
En tant que tel, il a une visée normative, définissant les
partenaires sexuels conduisant « normalement » à l’orgasme, mais son
efficacité temporelle est limitée, tout apprentissage ayant une fin prévisible.
Toutefois, on ne peut lui nier une valeur intégrative, car il conduit à
intégrer un groupe partageant les mêmes valeurs, groupe qui réunit généralement
la majorité des individus ce qui permet de définir l’esprit de chambrée comme
un instrument de mesure de la démocratie. Il ne peut en aller autrement, il est
né de la conscription et de l’égalité formelle qui régit la vie en caserne.
Ceux qui n’adhèrent pas, comme toute minorité, se mettent à part. Vae victis.
Ils deviennent gibier de psys, individus à normaliser d’urgence.
Cependant l’esprit de chambrée, par glissements successifs
est devenu objet judiciaire. Pour le dire simplement, exprimer une opinion
majoritaire peut conduire devant les tribunaux lesquels existent pour punir
essentiellement les dérives de comportement qui mettent en péril la majorité.
Ainsi va t’on assigner un groupe de gamins braillant dans un
autobus que le Président d’un club adversaire, et donc détesté, est « un
pédé ». S’agit il d’une diffamation ? d’une injure ? Non. On ne
parle pas d‘Oscar Wilde lequel avait du moins la courtoisie et la dignité
d‘afficher, et non de cacher ses préférences sexuelles. Quel danger pour la
société ? Comment justifier la saisine ? Dix mômes braillant des
sottises mettent ils en péril l’édifice social ?
On le dit. De nouveaux délits ont été créés de toute pièce
qui tournent autour du pêché de stigmatisation. Et, à nouveau, le délit
est à géométrie variable.
L’islamophobie punit la stigmatisation d’une religion mais il n’existe ni
christianophobie, ni bouddhophobie. Sexuellement, l’homophobie est un délit, comme
la pédophilie ou la zoophilie, mais la masturbation n’est point délictueuse.
On en a déjà parlé. La loi préserve certaines minorités de
la dictature de la majorité qu’elle organise par ailleurs. Car la démocratie,
c’est ça : le gouvernement de la majorité. Et dans notre pays, la majorité
est blanche, chrétienne et hétérosexuelle. C’est un fait. Dire que c’est pas
bien, c’est une opinion.
L’esprit de chambrée n’est rien d‘autre que l’expression,
parfois brutale, de la pensée majoritaire. De ce fait, il ne peut disparaître
et il change de biotope pour
survivre. C’est un rite de passage comme la chasse au lion à l’arc chez les
Songhais, rite que les lions aimeraient bien voir disparaître. Les rites de
passage sont liés à la puberté, c’est à dire à la sexualité. Les jeunes gens
n’ont pas fini de concourir à qui a la plus grande car la taille du pénis, à
tort ou à raison, est perçue comme un avantage évolutif.
Il faut nous méfier : détruire les rites de passage
revient souvent à détruire la cohésion sociale, laquelle peut parfois
s’exprimer par la loi de Lynch. Les chansons paillardes, les plaisanteries
graveleuses sont un exutoire au premier degré. A les interdire le risque
principal est de les voir changer de nature. La ratonnade remplacera aisément
la vanne islamophobe.
Le Droit enregistre les changements sociaux. Il n’a pas
vocation à les créer ni même à les susciter.
Ce n’est pas son oeuvre théologique qui a fait passer le
Cardinal Dupanloup à la postérité.
On en reparlera …