mardi 21 décembre 2010

QUELS DROITS DE L'HOMME ?

La visite de Hu Jintao a suscité de beaux commentaires. Ce qu’il en ressort, c’est que tous les cinq ans, on croit élire un Président alors qu’on élit un VRP. Fallait voir comment il était content de signer tous ces contrats, notre hyper-Président. Avec un commentaire de Louis Gallois sur lequel on reviendra : « La Chine est devenue le laboratoire du monde ». Juste. Sauf qu’on nous affirmait que ce n’était que l’atelier du monde. Là, c’est admis. Le cerveau s’ajoute aux muscles. Je vous l’avais déjà dit.

Les défenseurs des droits de l’Homme, ils font un peu la gueule. En plus, souvent, ils sont écolos. On leur fout dans les dents qu’une centrale nucléaire, ça compte plus que les droits de l’Homme. Amère potion.

C’est leur faute, après tout. Je les ai fréquentés un temps, et puis je suis parti parce que je ne supporte pas les confusions mentales. Les droits de l’Homme, ce n’est pas les droits de l’Individu. Ou mieux, en bon français : les droits de l’Homme, ce n’est pas les droits d’Un homme. Regardez les capitales : elles ne sont pas innocentes. Relisez la phrase, elle est grammaticalement claire. L’Homme, ce n’est pas l’homme.

A moins d’y mettre du religieux et du littéraire (relire Koestler) et d’affirmer que toute l’Humanité se retrouve dans un seul de ses membres. Que faire du bien à un homme, c’est faire du bien à toute l’Humanité. Ou faire du mal, c’est pareil. C’est de la littérature parce que c’est une confusion. Vous ne comprenez pas ? Faites comme moi : gardez Homme pour évoquer l’Humanité et mettez Individu pour un homme particulier. Vous verrez, c’est plus clair. Mais nous, on est perturbés par l’histoire de Jésus, le fils de l’Homme. Le mec sur la croix qui est tous les hommes à lui tout seul. Ça fait vingt siècles qu’on confusionne sur le sujet.

La preuve que les défenseurs des droits de l’Homme, ils se plantent, c’est quand ils ont choisi de parler de droits humains. Paraît que les femmes, c’est pas des hommes. Au niveau individuel, c’est évident. Au niveau conceptuel, c’est totalement faux. L’Homme (avec une majuscule) n’a pas de sexe, pas d’âge, pas de religion, pas de couleur. Ce n’est pas un individu, c’est une généralité, un concept, une abstraction.

Les droits d’un homme s’arrêtent où commencent les droits d’un autre homme. C’est à ça que servent les droits de l’Homme. A déterminer une plateforme commune à tous. Dans l’esprit des créateurs, c’étaient les droits de tous les hommes, femmes incluses. Le problème, c’est que tous ces hommes, ils vivent dans des sociétés et que ces sociétés, c’est pas les mêmes.

Pour faire clair, les droits d’un individu sont définis par la société dans laquelle il vit, qu’il s’agisse d’une nation ou d’une tribu. Une société, un appareil législatif ou rituel, des habitudes partagées, le plus grand commun dénominateur d’un groupe, quelle que soit sa taille. Les Droits de l’Homme, c’est autre chose : un but vers lequel doivent tendre les lois de toutes les sociétés. Ça ne remplace pas, ça indique un chemin. Et, toujours pour être clair, quand on défend UN homme, on ne défend pas l’Homme. Sauf à se prendre pour Dieu.

Faut être sérieux. Ça commence avec l’article 1. Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit. C’est toujours pas vrai. Et surtout pas en Europe. Dans l’Europe des 27, il y a neuf dynasties régnantes. Neuf pays où quand un ventre couronné expulse un lardon, il est sûr qu’il sera chef. Ou si pas lui, son lardon à lui. Il peut faire ce qu’il veut comme Charlie-Dumbo d’Angleterre et même se mettre la culotte de sa maîtresse sur la tête. Il est pas « égal en droits » avec les autres Anglais, ses « sujets ». Mais ses sujets, ils acceptent la situation. Je suis pas sujet de Charlie, j’ai rien à dire. Sauf que je veux pas m’allier avec lui, par rapport aux Droits de l’Homme, ce serait une régression.

J’entends déjà les commentaires : c’est pas si grave, c’est pas essentiel. L’Angleterre (ou la Norvège ou la Suède ou le Luxembourg), c’est des démocraties. Non. C’est des monarchies. Et les monarchies, c’est pas démocratique. Pas du tout. C’est pas démocratique par définition. Tu peux le tourner dans tous les sens et trouver toutes les palinodies que tu peux. Et le fait que les Anglais (ou les Norvégiens ou les Suédois) acceptent n’est pas un argument.

C’est que les Droits de l’Homme, c’est des principes. Pas des règles ou des lois qu’on peut adapter ou transgresser un peu. Un principe, par définition, c’est intangible. Tu peux pas dire que c’est pas si grave. Le principe, tu l’écornes un poil, c’est plus un principe. Les mots ont un sens.

A partir du moment où tu vas ruser avec les principes, tout le monde va ruser et le principe disparaît. Ça va loin. Tiens, prends l’article 18 de la Déclaration Universelle, celle de 1948 :

« Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seule ou en commun, tant en public qu'en privé, par l'enseignement, les pratiques, le culte et l'accomplissement des rites. »

Passons sur le glissement : pensée, conscience, religion. Admettons que la religion puisse être un mode de pensée (entre nous, ça se saurait). Mais le principe, c’est que tu peux la manifester comme tu veux, tant en public qu’en privé. Par rapport à la Déclaration de 1789, y’a comme une variante : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public ». A l’origine, la manifestation publique de sa religion est tolérée sous condition. Dans le texte de l’ONU, la nuance disparaît : tu peux exprimer ta religion en public. Même si tu fous la merde ? Même.

C’est que la Déclaration de 1948, elle est un peu inspirée par les Anglo-Saxons qui, eux, trouvent normal de manifester sa religion dans le domaine public (voir ci-dessous La biroute de Henri VIII). C’est vrai ça, si tu prends l’article de 1792, t’as plus le droit de faire des shows religieux dans les stades. Le pasteur de l’Alabama, il aime pas.

La Déclaration de 1948, elle est bourrée de contradictions. Dans l’article 2, on te dit que « il ne sera fait aucune distinction fondée sur le statut politique, juridique ou international du pays ». En clair, la loi de ton pays, t’en a rien à battre si tu juges qu’elle contrevient. Après quoi (article 7), on affirme que « tous sont égaux devant la loi ». Ben non. Tu peux pas être égal devant une loi que certains refusent. Porte ouverte à toutes les dérives.

Il faudra un jour que l’un des survivants de cette rédaction brouillonne, Stéphane Hessel, si sympathique sur les plateaux de télé, il nous explique pourquoi ils ont voulu modifier la Déclaration de 1792, si juste et si simple. Si laïque surtout. La Déclaration de 1948, elle est vachement orientée politiquement : « Toute personne, aussi bien seule qu’en collectivité, a droit à la propriété ». A priori, ça veut dire que la propriété collective est admise au même niveau que la propriété individuelle. C’est suivi d’un complément « Nul ne peut être arbitrairement privé de sa propriété ». Ce qui interdit, de facto, le transfert de la propriété individuelle à la propriété collective. Parce que si tu dis à un mec : « Ta propriété, elle devient collective », tu le prives. Ou tu le prives pas puisqu’il est toujours propriétaire, collectivement. La différence, c’est qu’il peut plus vendre. Et donc, il est privé. Pour les rédacteurs de la Déclaration de 1948, la seule propriété collective possible, c’est la société anonyme. Si c’est pas politique, ça….

En fait, on a cherché un truc acceptable par tous. « Propriété collective », c’était pour l’URSS, la religion dans la rue pour l’Arabie saoudite. Pour plaire à tous, on a écrit un texte où on trouve à boire et à manger. Les rédacteurs de 1792, ils s’en foutaient de plaire à tous. Ils savaient que la quasi-totalité des dirigeants du monde rejetteraient leur texte. Ils s’en foutaient parce qu’ils écrivaient pour les peuples, pas pour les dirigeants et que ce n’est pas tout à fait la même chose. Cassin et Hessel, ils ont fait un texte acceptable par des ambassadeurs.

On en reparlera….

vendredi 17 décembre 2010

LA BANLIEUE ET LE LUXE

Jeudi dernier, contre tous les avis officiels, j’ai pris la voiture. Je savais que ce ne serait pas la Bérézina claironnée par les médias.

Pierre Gentelle m’avait fait me livrer à un exercice que je conseille. Comparer les températures annoncées par la météo et les températures réelles. La température de Paris est relevée, m’avait-il appris, au centre du Parc Montsouris. C’est un bon endroit pour avoir une température médiane pour l’Ile-de-France. Entre ce que m’annonce la télé et ma rue du 9ème arrondissement, le différentiel est, en moyenne, de trois degrés. Quand la jolie Tania Young m’annonce 0, je sais que c’est 3.

Et donc, je savais que Paris serait déneigé et pas du tout verglacé. Je savais aussi que la situation serait catastrophique vers l’Est (what else ?) et que les autorités ne gèreraient pas la situation vu qu’elles ne gèrent pas les situations rares. En libéralisme bien compris, on n’investit pas dans des saleuses qui servent trois jours par an, et encore, pas tous les ans.

Et donc, ce matin, conduire dans Paris fut un plaisir. Rues dégagées, grands axes vides de voitures. Ce qui eut le mérite de me faire comprendre de visu ce que d’autres Parisiens ont pu comprendre comme moi : Paris n’est invivable que parce que, tous les matins, les banlieusards l’envahissent. Quand ils restent bloqués chez eux, c’est le bonheur.

De ce fait, on a tort de râler contre le plan de circulation de Delanoé. Il est fait pour les Parisiens, ses électeurs. Mais pour être complet, il devrait faire comme à Londres : instaurer un péage pour les banlieusards. Après tout, on nous serine assez que l’Angleterre est un modèle. Allons jusqu’au bout !

Parce que la banlieue, c’est pas que le problème de Paris. Toutes les villes ont des banlieues. Banlieusard, c’est génial. Tu te loges pour moins cher, tu as à ta portée toutes les commodités de la vie quotidienne et pour tout le reste, tu as la ville. Les théâtres de la ville, les salles de concert de la ville, les employeurs de la ville. Faut pas croire : le Zénith que Paris se paye, il fait le bonheur de Neuilly-sur-Marne. En province, c’est encore plus flagrant. Tu habites Bassussarry, tu ne payes quasiment pas d’impôts mais tu es à dix minutes du centre de Bayonne, des clubs sportifs financés par les Bayonnais, tout comme les équipements culturels et les évènements festifs, toutes choses dont tu profites sans que ça te coûte un rond. Le beurre et l’argent du beurre. Le jardin et le boulot.

C’est juste une question d’analyse du territoire. C’est quoi la banlieue ? Une limite administrative ? Pas exactement. On peut définir où elle commence, pas vraiment où elle finit. Une densité urbaine ? Qui fixe la limite entre fin de banlieue et début de campagne ? La banlieue, ça fait partie de ces trucs complexes qui appellent le « tu vois bien ce que je veux dire ». Les machins à définition négative : la banlieue, c’est pas le centre ville. Tu comprends ce que c’est pas, mais tu comprends toujours pas ce que c’est. Le domaine de la logique floue, comme dirait Douglas. La ville, on sait. La campagne, aussi. Entre les deux, on sait pas et on se satisfait de pas savoir. Ce qui ouvre la porte à toutes les dérives, à tous les poncifs. On découpe comme ça nous arrange : mon copain qui vit au Kremlin-Bicêtre, il te dit que c’est quasiment Paris. Mais celui qui habite Créteil, aussi. Déjà, y’a le métro. Métropolitain, ça veut dire que ça fait partie de la métropole, non ?

Et puis, ça triche. Quand t’es Cristolien en vacances à Biarritz, tu t’affirmes comme Parisien et, vu de Biarritz, ça peut paraître vrai. Surtout si tu travailles à Paris, c’est à dire que tu y passes autant de temps que dans ta banlieue. Dans ce cas, la banlieue est une pratique.

Le banlieusard, il a très vite l’argument économique. Si je vis en banlieue, c’est parce que j’ai pas les moyens de vivre à Paris. C’est le coup de la loi de Ricardo, les prix décroissent quand on s’éloigne du centre. Sauf que c’est faux. La vraie phrase serait : j’ai pas les moyens de vivre comme je veux vivre. Parce que le banlieusard, il pourrait vivre à Paris. Il lui suffit de diviser la superficie de son appartement par deux. Tu lui dis ça, il hurle… Forcément, il veut le beurre et l’argent du beurre, le prix ET la surface. Ben non. Le beurre et l’argent du beurre, ça ne marche jamais. Sauf dans le monde de Séguéla et des séries télévisées. Faut faire des choix, souvent cruels. Se dire que si on choisit les mètres carrés, on choisit aussi les heures de transport et les embouteillages aux portes de Paris. C’est pas une fatalité, c’est simplement les conséquences d’une décision, de l’acte d’un humain responsable qui a su peser le pour et le contre. Tu choisis la maison moderne dans une plaine ventée, tu sais que ton budget chauffage sera beaucoup plus élevé que dans un immeuble ancien de centre ville. Si tu le découvres après, c’est que t’as pas réfléchi assez. Surtout que, vu les prix, en centre ville, t’as deux fois moins de surface à chauffer. Mais râle pas : tu as décidé librement que le jardin était une raison suffisante à ton éloignement et tu lui as sacrifié ton budget chauffage. Faut savoir ce qu’on veut.

Moi qui vis dans un petit appartement de centre ville, par choix, je n’ai aucune raison objective de payer pour ton jardin. Je n’ai aucune raison de payer pour les places de parking dont tu as besoin pour venir bosser, aucune raison de payer pour allonger les lignes de métro dont tu as besoin pour prendre l’apéro au soleil. Solidarité ? Parce qu’on vit dans la même métropole dont personne ne sait ce qu’elle est ?

En fait, j’ai vécu les deux. La maison de banlieue avec jardin et le petit deux-pièces de centre ville. J’ai fait mon choix. L’espace est un luxe et je n’ai pas les moyens de ce luxe. Toi, mon copain banlieusard, tu juges que tu peux t’offrir ce luxe. Tu as donc les moyens de t’acquitter d’un péage. Logique, non ?

On en reparlera…..

mardi 14 décembre 2010

LE MONDE DES EPONGES

J’avais un copain, un jour, il me dit, tout fiérot : « Moi, les infos, je les absorbe comme une éponge ». J’étais affligé. C’est vrai qu’il avait tout pour accéder aux infos, l’informatique puissante et le téléphone intelligent. Plus la presse. Tous les jours, tous les journaux. Glouton, le mec. Et pas un cancre. Manager reconnu, un carnet d’adresses épais comme le Coran. Un mec qui compte, dans tous les sens du terme.

Comme une éponge. J’aurais eu honte de le dire. Une éponge, c’est un animal assez rustique, et mort de surcroît, qui absorbe tout. C’est même pour ça qu’on la pêche ou qu’on l’imite depuis des siècles. L’eau, le café, la pisse du petit, un coup d’éponge et c’est sec. C’est passé dans l’éponge.

Le problème, c’est que lorsqu’on presse l’éponge, ça ressort pareil. La pisse du petit est pas devenue du vieux Sauternes. Valeur ajoutée, zéro. En fait, mon copain, il trichait un peu : c’est pas des infos qu’il absorbait, c’est des idées toutes faites. Et il les ressortait à l’identique. Comme une éponge.

Il est pas le seul, bien entendu. Ça rentre par une oreille, ça ressort par la bouche. A l’identique. Il se rend même pas compte que c’est pas lui qui parle. Une info, une idée, tu l’absorbes, tu la digères, tu la mets en relation avec d’autres infos ou d’autres idées, tu tisses ta toile, c’est une vraie manducation de l’esprit. Bon, ça suppose que tu sois équipé pour ça. Pas qu’en neurones. En lectures, en modes de pensée, en modes d’apprentissage. Ça suppose aussi que tu peux pas, humainement, faire ça sur trop d’infos. Il faut du temps pour sucer une info et bosser dessus. Et ça, ça le gave. Il me l’a dit un jour que je lui conseillais un livre : « Non, c’est trop prise de tête ». Justement. Un livre, c’est fait pour te prendre la tête, t’obliger à réfléchir, à trier, à rejeter, à comparer, à douter. Surtout à douter. Mais quand t’es dans l’action, le doute t’en veux pas. Tu veux qu’on te cause simple et utilisable. C’est vrai, où irait-on sans certitudes ?

Et puis les infos, ça dépend qui te les file. Le jour où Alain Minc, conseiller des plus grands financiers français, a pris le pouvoir au Monde, j’ai cessé de lire Le Monde. Pas la peine de me dire « indépendance éditoriale » ou « journalistes libres », c’est pas vrai. Tout simplement parce que ça ne peut pas être totalement et globalement vrai. Y’aura toujours un filtre, plus ou moins fin, plus ou moins actif, mais il sera là. Mon copain, il est persuadé que certain magazine est le meilleur dans sa spécialité. C’est parce qu’il est copain avec le rédacteur en chef. S’il s’était un poil renseigné, il saurait que c’est pas vrai. Même qu’il y a une échelle pour ça : l’Université, elle note les périodiques, elle leur affecte un coefficient. Ça se comprend. Les chercheurs, ils publient et, à la fin de l’année, ils font la liste de leurs publications de l’année. Donc, on prend le nombre de pages et on multiplie par le coefficient pour savoir comment le mec est apprécié dans son domaine. Parce que quatre pages dans Nature, par exemple, journal scientifique qui reçoit du monde entier des centaines de contributions par mois, ça pèse nettement plus que douze pages dans le Bulletin de la Société Philomatique de Louviers.

Si donc, au lieu d’écouter le rédacteur en chef tout gonflé de sa superbe, il avait demandé le coefficient du magazine au Ministère des Universités, il aurait vu que ce qu’il considérait comme un périodique de haut niveau est tout juste capable d’orner la salle d’attente d’un gastro-entérologue des quartiers chics. Mais, méééh, y’a de grands noms. Certes. Des retraités, le plus souvent. Parce que les retraités, on les note plus et que le périodique en question paye plutôt pas mal. Le jeune chercheur, celui qui est à la pointe de sa discipline, celui qui fait avancer le savoir, il cherche les revues de qualité parce que ça fait avancer sa carrière. L’article ne sera pas payé sur le moment mais une carrière qui avance, c’est des augmentations année après année. Au final, c’est mieux.

C’est vrai que le périodique chic, tu comprends tout et vite. C’est pas « prise de tête ». Et puis, ça rassure. Vu que c’est simple, y’a forcément plus de lecteurs. Mon copain, ça le rassure de savoir que 50 000 personnes lisent comme lui. Une revue vraiment spécialisée avec 1000 lecteurs, ça compte moins à ses yeux. Il a un mot pour ça, et il n’est pas le seul : « pointu ». « Pointu », ça veut dire que c’est pas évident à lire. Quand t’es libraire, c’est un mot que tu entends souvent : « Hou, c’est pointu ». Le mec qui te dit ça, il se rend absolument pas compte qu’il est en train d’afficher ses lacunes. « C’est pointu », ça veut juste dire qu’on n’est pas au niveau. C’est pas une honte. On ne peut pas tout savoir. Mais quand on prétend s’intéresser vraiment à un sujet, c’est pathétique. On met simplement en lumière un gouffre d’insuffisances (et un Himalaya de suffisance). Ben non, mec, tu t’intéresses pas au sujet. Tu cherches à peine à collecter quelques idées pour ton prochain dîner en ville. T’as pas besoin de savoir. Il te suffit de savoir un poil de plus que les autres qui, eux, ne savent rien.

Mon copain, il est pas seul. On vit dans un monde d’éponges. Des éponges qui se gonflent des discours ambiants et les recrachent à l’identique. Des fois, ça donne même des notions pseudo-scientifiques. Le « consensus » des analystes financiers. C’est quand tout le monde pense la même chose et se plante régulièrement. « La croissance a atteint 0,2% alors que le consensus était à 0,5 ». Traduction : l’ensemble des analystes autoproclamés s’est trompé parce que chacun a eu peur de dire le contraire des copains. Ou a eu la flemme de travailler vraiment le sujet.

Y’a plein de gens comme mon copain. Des gens qui pensent qu’on peut tout savoir sur tout. Avec Google et Wikipédia. Ben non, ça suffit pas.

On en reparlera….

jeudi 9 décembre 2010

DOMINIQUE ET CYRANO

Bon, c’est sur lui que ça tombe. DSK, comme on dit à la télé. Il paraît que ce mec aspire à être Président de la République. Au moins, on est sûrs que rien ne va changer. On voit à l’œuvre le même mental que tous les autres. Préservation, précaution et calculs sordides.

Candidat ? Peut-être. Ça dépend des sondages, ça dépend de ses chances. Il n’ira qu’à coup sûr, voilà ce que ça veut dire. Pas envie de quitter le FMI, son salaire et les pouvoirs qui vont avec pour se retrouver le bec dans l’eau. Mon beauf me dit : « Mets-toi à sa place ». Ben non. J’ai pas envie. Pas envie de sortir le trébuchet pour peser si oui ou si pas oui.

J’aurais tant aimé un peu plus de panache. Le mec qui dit : « J’y vais, je renonce à tout, je vous fais le sacrifice de ma vie confortable, je vous offre mes assurances, ma tranquillité, j’y vais et vous allez me suivre ». Un langage de chef de guerre, pas des calculs de boutiquier. Cyrano à la tête de la France.

Mais voilà. Cyrano n’a plus la côte. Cyrano n’est pas raisonnable. Cyrano dépense en un soir sa pension mensuelle. Remarquez, c’est aussi ce que fait le gouvernement. Sauf que Cyrano le fait avec panache. « Pension paternelle, en un soir tu vécus ». Le gouvernement le fait à bas bruit, honteusement, en jurant qu’il ne le fait pas. Cyrano ne met pas ses sentiments en scène, il est pudique. Et la pudeur, avec sa sœur la dignité, a disparu du paysage de nos sentiments. Il suffit de parcourir Facebook.

J’imagine Strauss-Kahn, à Washington, avec ses conseillers politiques, analysant les sondages qui le donnent gagnant. Oui, mais on est à dix-huit mois, la tendance peut se retourner, on a déjà vu ça. Si la tendance se retourne, faut pas y aller. Attendons encore un peu. Pendant ce temps, la guerre économique fait rage. DSK y participe, côté adversaires. Parce que faut pas se raconter d’histoires, la guerre économique, elle est d’abord anti-nationale. C’est pas les nations les unes contre les autres. C’est les tenants du non-nation contre les nations. Comment il va faire pour nous protéger, ce qui est le rôle d’un Chef d’Etat ? Il va changer de discours en un moment, comme les lippizans changent de pied ? Cyrano est fidèle, mais Strauss-Kahn n’est pas Cyrano.

J’ai rien contre lui, remarquez. Les autres sont pareils. Ça calcule, ça se plonge dans les statistiques, ça bidouille, ça refuse les risques tout en parlant de stratégie, de guerre économique, tout un langage de militaire dans la bouche de notables portés sur le compromis. On évoque Koufra en rejouant Munich. Ecoutez ce que je dis, ne regardez pas ce que je fais.

Les commentateurs s’obsèdent sur l’Allemagne. L’Allemagne de Merkel, pas celle de Frédéric de Prusse qui avait fait découper sa table pour y loger sa panse. L’Allemagne des foires commerciales policées pas l’Allemagne de l’Oktoberfest. Peut être un jour découvrirons nous que l’Europe n’a jamais été aussi grande que quand elle vivait pour jouir. Jouir vraiment, pas profiter, le mot a les deux sens.

Nos chefs calculent comme des boutiquiers. Ils nous proposent des projets gris pour un avenir glauque. Des accents gris sur l’E du verbe gérer. On célèbre la mort de De Gaulle quand on devrait fêter le 18 juin. Le soleil d’Austerlitz n’illumine plus la guerre économique. On s’emmerde dans une guerre économique qui s’apparente plus aux tranchées de Verdun qu’aux chevauchées de Murat.

Quand on est en guerre, on ne choisit pas un chef hésitant qui, de surcroît, accepte les arguments de l’ennemi. Cyrano montait à l’assaut « à jeun ».

A jeun ! DSK fera comme les autres. Un régime….

On en reparlera….

jeudi 2 décembre 2010

LA BIROUTE D'HENRI VIII

C’est un sujet que j’ai déjà traité ailleurs. Les plus gros problèmes de notre époque naissent dans les érections du roi Henri VIII d’Angleterre. C’est une vraie boussole géopolitique que la biroute d’Henri VIII.

Un roi que j’aime bien, par ailleurs. Ses portraits par Holbein montrent un bon vivant, sensuel et malicieux. Après quelques années de mariage avec une Aragonaise royalement épousée, il en a marre. Il veut aller tremper le biscuit ailleurs. Mais Henri, quand il baise, il épouse. Et donc, il demande au Pape de dissoudre son premier mariage. Le Pape n’est pas d’accord. Le mariage, c’est un sacrement. Alors, Henri, il se proclame chef de l’Eglise d’Angleterre. Pour le dire en langage moderne, il fait un doigt d’honneur au Pape. Il répudie l’Aragonaise Catherine et il épouse Anne Boleyn. Après, le pli est pris. Il recommencera avec les suivantes.

Les historiens bien-pensants disent qu’il changeait de femme pour avoir un héritier mâle. Tu parles ! Sa troisième femme lui donne un fils. Il aura quand même trois autres femmes par la suite, démontrant que la raison n’était que prétexte.

En se proclamant Chef de l’Eglise anglicane, Henri fait un truc insensé : il réunit dans la même main le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel. Chef d’Etat et Chef d’Eglise en même temps. Et ça dure depuis près de cinq siècles. La Reine d’Angleterre, elle est toujours Chef de l’Eglise anglicane. Et pour un Anglais moyen, c’est tout à fait normal. La religion siège au gouvernement. La pensée politique anglo-saxonne y voit une norme. Le Président américain jure sur la Bible : sympa pour les Américains musulmans ou bouddhistes renvoyés ainsi à leur nullité religieuse.

Et donc, quand les Anglais font de la politique, la religion est toujours là. Quand ils décolonisent l’Inde, y’a des troubles religieux ? Pas grave. Ils créent deux pays dont le fondement est la religion. Un musulman, un hindouiste. Pakistan et Inde. Ils sont dans leur norme. Quand Balfour plaide pour la création d’un Etat juif, il est dans sa norme politique : un Etat caractérisé par sa religion. Comme l’Angleterre d’Henri VIII.

Quand ils arrangent les affaires du Moyen-Orient, ils découpent en fonction de problèmes religieux : les chiites en Irak, les wahhabites en Arabie. Et la norme anglo-saxonne ne dérange personne. Les dirigeants politiques actuels sont formés aux meilleures écoles anglaises ou américaines. Joindre le sabre et le goupillon ne leur pose aucun problème de conscience. Même nous, les enfants de Robespierre, on s’y est mis. On admet que la religion est un fait social, et donc politique. Bien entendu, on évoque régulièrement avec componction la laïcité, mais c’est juste pour faire bien dans le discours républicain. Du bruit qu’on fait avec la bouche, rien de plus. La laïcité militante, façon Jules Ferry, c’est ringard, qu’on se le dise.

Accepter ne fut-ce qu’une miette de cléricalisme dans la pensée politique, c’est ouvrir la porte à toutes les dérives. Si tu jures sur la Bible et si tu es cohérent, tu es obligé d’accepter que l’Iran soit une république islamique. Et, toujours si tu es cohérent, tu acceptes l’idée que la charia est la Loi. In fine, toujours avec cohérence, la lapidation devient normale.

Houla ! Polop ! on peut imaginer ou rationaliser ou discourir sur un Islam doux et attentif et tolérant. Ben non, mon gars, on peut pas. Qu’il s’agisse de l’Islam ou de toute autre religion. Le religieux, par nature, il est prosélyte. Il a trouvé ce qui est bon pour lui et donc, il juge que c’est bon pour les autres. Dans le meilleur des cas, il va vouloir te convaincre et te faire chier avec des arguments à la mords-moi-le-nœud et de grands sourires comme ces petits mecs en chemise blanche qui sonnent chez toi pour te faire découvrir la Bible. Dans le pire des cas, il va te passer par les armes en disant « Tuez les tous, Dieu reconnaîtra les siens ». Le religieux, il veut que tu sois comme lui. Que tu mettes pas de capote ou que tu voiles ta femme. C’est pareil. C’est juste un moyen de t’imposer quelque chose que tu ne veux pas parce que tu juges que c’est pas bon pour toi. Ou pour ta femme. Juste un moyen de te priver d’une partie de ta liberté.

Seulement voilà. Depuis la biroute d’Henri VIII, on mélange tout. On perd toute cohérence. On rejette la lapidation mais on trouve normal de ne pas servir de porc dans les écoles de la République. On ergote, on transige, on minaude. On dit que c’est pas tout à fait pareil, qu’il faut respecter les croyances, on fait une soupe d’arguments comme une soupe de légumes. Un peu de poireaux en moins, un peu de tolérance en plus.

Ben, non. Une religion, c’est monolithique. Ça peut évoluer : quand j’étais petit, si tu faisais gras le vendredi, t’allais en enfer. Mais l’évolution, c’est pas toi qui la fixes. C’est des mecs qui font bien attention que le bout que tu changes ne modifie pas la structure de l’ensemble.

La religion, c’est monolithique, mais c’est pas cohérent. Normal, vu que c’est pas rationnel. Et donc, on ne peut pas parler. On a eu un bel exemple dans le catholicisme avec ce brave Pie IX. Lui, il s’est trouvé face à Darwin et Marx en même temps. Faut voir tout ce qu’il a pas inventé pour les empêcher de nuire à l’Eglise. De la résurgence du culte marial à l’invention du concept (négatif) de scientisme. Le scientisme, c’est de la science qui respecte pas l’Eglise. Tu changes les mots, ça aide pas à l’échange rationnel.

Et voilà comment les fils laïques de Robespierre acceptent de faire une union politique avec les anglicans issus des érections d’Henri VIII. Et ça choque personne ! On nous file un projet de Constitution européenne signé par un chef religieux (la Reine d’Angleterre) et on trouve ça normal ! Après, on gueule contre les Polonais qui veulent une référence religieuse à la chrétienté. Mais si tu as comme signataire un chef religieux chrétien, la demande polonaise est parfaitement cohérente. On peut inclure le Vatican dans l’Union Européenne puisqu’il est l’équivalent de la Reine d’Angleterre. Au moins depuis Henri VIII.

On en reparlera…

mercredi 1 décembre 2010

CE BRAVE RENE

J’ai de la tendresse pour ce brave René. Descartes. C’est quand même l’inventeur de l’informatique : « Diviser chacune des difficultés que j’examinerai en autant de parcelles qu’il se pourrait et qu’il serait requis pour mieux les résoudre ». C’est simple : tu prends un gros problème et tu le découpes jusqu’à arriver à la question à laquelle on ne peut répondre que par 0 ou 1. D’accord : c’est une grosse découpe. Longue. Difficile. Mais c’est bel et bien la base de l’informatique.

Le bécasseau de base, il dit : « tout n’est pas noir ou blanc, le gris existe ». L’informaticien, il reprend la vieille technique des photograveurs et il te dit : « Au bout du bout, un pixel c’est noir ou blanc. Après, si tu les mélanges, t’obtiens du gris. Tous les gris. Ça dépend juste du pourcentage des pixels noirs et blancs ». Au fond, ça revient au même que Delacroix mélangeant du noir et du blanc pour avoir du gris.

Et les couleurs ? Pareil. Houah, l’autre, il sait bien qu’une image informatique, c’est trois couleurs mini : RVB pour Rouge Vert Bleu. Ben, c’est pareil, grâce à Boole. Le pixel, on l’analyse avec des SI et des SI NON. Si pas Rouge, alors Vert ou Bleu. Et si pas Vert, alors Bleu. Au bout de l’analyse, on retrouve 0 et 1. Les couleurs, c’est 0.0, 0.1 et 1.1. Toutes les couleurs. Même celles que tu peux pas percevoir.

D’accord, c’est compliqué. Ça passe par des algorithmes monstrueux avec des centaines de milliers de lignes.

D’accord, c’est agaçant. Ça laisse pas bézef de place au libre arbitre ou au hasard. L’argument final, c’est que c’est inhumain. Ou froid. En fait, ça veut surtout dire que ça laisse pas beaucoup de place au délire.

Tiens, mon addictologue préféré. Il m’a raconté des trucs. Le matin, quand je me réveille, mes neurones, ils se tendent vers les neuro-récepteurs qui leur font face. Horreur ! Les neuro-récepteurs sont vides. La norme, pour mes neurones, c’est d’y trouver une molécule de nicotine. Alors, ils s’énervent, ils envoient des ordres dans tous les sens, je tremble, je fouille mes poches, j’engueule ma femme. Jusqu’à ce que j’envoie enfin un peu de nicotine sur mes neuro-récepteurs. Tout ça, les tremblements, la hargne, l’angoisse, ça vient juste d’une porte fermée alors qu’elle doit être ouverte. Ou le contraire. C’est bêtement binaire. Et tout mon comportement, c’est des milliards de choix binaires vu que mes neurones, le seul truc qu’ils savent faire, c’est envoyer ou ne pas envoyer des mini-impulsions électriques. Soit ils envoient, soit ils envoient pas. 0/1. Ou 1/0, c’est pas un match de foot, le premier chiffre importe peu.

OK, dis-je à mon addictologue. T’as plus qu’à régler ce problème. Là, ça va plus. L’impulsion de base, il connaît. Les milliards d’actions qui suivent, il est moins à l’aise. Normal. Il y en a vraiment beaucoup. Je peux comprendre, mais lui, ça l’agace. Il est neuro-psy, il a fait plein d’années d’études, c’est pas pour que je le traite comme un garagiste ou comme un plombier. Alors, il discourt. Et au bout du discours, il va me sortir le mot magique : « volonté ». Je dis pas magique pour rire. Il sort de la pensée rationnelle pour tomber dans la pensée magique. Volonté, c’est connoté morale. Depuis la Grèce ancienne, « volonté » c’est positif. C’est pas ça que je lui demande à l’électricien de la matière grise. Je lui demande pas de me culpabiliser vu que mon manque de volonté, c’est pas bien au regard de la morale ambiante. Je lui demande simplement de changer les branchements. Lui, il ferait la gueule si son électricien lui disait de supporter l’eau froide plutôt que de réparer le chauffe-eau. "Un peu de volonté, que diable !" Il changerait d’électricien. Je change pas d’addictologue parce que les autres me diraient la même chose et que celui-là, je l’aime bien avec son crâne dégarni et ses addictions. Comme c’est un copain, je les connais ses addictions.

Tout ça pour dire que le système cartésien, il est vachement bien. On découpe, on découpe, on analyse, on va chercher la plus petite partie possible qu’on puisse comprendre. Quand on découpe, c’est binaire. C’est pour ça que je suis binaire. Parce que ce fonctionnement, quand je l’ai découvert vers mes seize ans, m’a paru lumineux. Parce que j’ai trouvé ensuite des gens qui l’appliquaient avec succès dans la linguistique que j’étudiais. Une consonne, elle est sourde ou sonore. Un gond n’est pas un con. Même si parfois, les gonds c’est con et si les cons vous font sortir de vos gonds.

L’étude du sens, c’est comme l’étude des neurones. On découpe, on fonctionnalise, on arrive à discriminer les phonèmes, et après ? Après, c’est tout simplement compliqué. Mais c’est pas parce que c’est compliqué qu’il faut arrêter. C’est pas parce que c’est compliqué qu’il faut inventer des pseudo-explications globalistes. C’est pas parce qu’il y a des erreurs d’application qu’il faut jeter le mode d’analyse.

Prenez Chomsky. La calamiteuse icône de la nouvelle gauche américaine. Dans les années 60, Chomsky travaille sur les problèmes de traduction automatique. Pas oublier qu’il est au MIT, un institut de technologie. Ce qu’il cherche, c’est une application, une technologie. Les instruments dont il dispose sont insuffisants. La traduction automatique, c’est tout simplement impossible. Suffit de demander une traduction à Google pour comprendre. Peu lui chaut. Il invente une grammaire universelle, rien de moins, qu’il appelle « grammaire générative ». Ça ne marchera pas parce que c’est un bricolage empirique. Parce que les connaissances théoriques sont insuffisantes. Il va finir par inventer un concept révolutionnaire (un de plus !) qui est l’agrammaticalité. Un énoncé est-il grammaticalement correct et donc interprétable ? Alors que ça n’a rien à voir. Un énoncé peut être grammaticalement incorrect et pourtant interprétable. Ça s’appelle la poésie. Quand Queneau écrit « doukipudontan », c’est parfaitement incorrect et parfaitement interprétable. Ceci dit, peut-on demander à un prof de technologie américain de prendre en compte l‘énoncé poétique quand son souci est de gagner de la productivité sur les traductions. Ce qui sous-tend la pensée de Chomsky, c’est Hewlett-Packard contre Claude Couffon ou Maurice Coindreau. Après, il vient se poser en penseur de gauche alors qu’il n’a jamais été qu’un valet du capital, comme on disait aux heureux temps où le style comptait en politique.

HP contre Couffon, c’est encore une opposition binaire. Mais une opposition qui rend compte. Les oppositions binaires, ça rend compte de tout. Et même du Cid. Il suffit que ce soit Serge Doubrovsky qui s’y colle. Lisez donc Corneille et la dialectique du héros. Dialectique, deux discours qui s’opposent. Une opposition binaire, en quelque sorte.

On en reparlera…

mercredi 24 novembre 2010

DISNEY ET LA FONTAINE

Ça peut paraître juste ce que dit Douglas. « La Fontaine faisait parler les animaux et tout le monde avait compris que c’était un jeu ».

Sauf que tout le monde, c’était pas le même monde. Les lecteurs de La Fontaine, ils étaient une grosse minorité de lettrés dans un monde d’analphabètes. Ils avaient lu Esope et ils se savaient dans une tradition. Ils avaient les sous nécessaires à s’offrir de belles éditions plein maroquin, parfois avec des reliures à leurs armes. Quand ils lisaient, ils faisaient marcher leur tête. Les « blaireaux » (pour reprendre son terme) qui se ruent chez Disney, c’est pas le même rêve. Destructurés, déculturés, ils vont consommer de l’image animée, voir parler les souris sans connaître La Fontaine et béer devant Blanche-Neige sans savoir qui sont les frères Grimm. La Fontaine écrivait pour un élève, Disney produit pour la Bourse. Eduquer et produire. Deux antonymes car l’homme éduqué est moins manipulable.

Ce cher Douglas ne sait rien de la corrida. Les « blaireaux » qui assistent à une corrida se foutent de la tradition. C’est juste une mot-icône pour aller dans le sens de la loi. Viens avec moi et mes copains sur un gradin et tu verras ce qui nous intéresse. Juste la manière. Tu m’accompagneras ensuite à une « tertulia ». C’est comme ça qu’on appelle les réunions d’après-corrida où on refait le match. On n’y parle que de positions de pied, de main tendue ou pas, de bêtes qui viennent mieux sur la corne gauche, de lenteur de l’éxécution…. Tu apprendras à lire le comportement d’un toro, comment il a peur et comment il réagit. C’est de l’éthologie. De l’éthologie un peu brute, un peu empirique, mais de l’éthologie quand même. Ne prononce pas le mot. Personne ne le connaît.

C’est l’une des raisons qui rend les discussions impossibles. Les anti-corridas n’ont pas envie de savoir.

Et oui, je m’appuie sur l’affect. Parce que la provoc’, ça s’adresse à l’affect. L’idée, quand même, c’est que la réaction affective provoquera une réflexion. Peut-être, peut-être pas. On peut toujours espérer. La guerre contre le stéréotype est une longue lutte.

Quant à la dimension animale de l’homme… On est d’accord et je m’en suis expliqué dans un précédent billet (normalement, je devrais dire « post », mais je n’y arrive pas). L’homme est un animal. Sa dimension d’homme ne vient que la complexité de son appareil neuronal. Et je crois qu’elle s’exprime dans le contrôle qui lui permet de s’attacher à une femme et de fermer les yeux sur les autres (ouais, bon, c’est pas si simple, on est d’accord). Ou, plus trivialement, de ne pas se ruer sur les produits que les manipulateurs de supermarchés mettent à la caisse pour lui faire sortir son portefeuille. L’animal bouffe ce qu’il trouve, l’homme le cuisine. D’ailleurs, il le cuisine de moins en moins et ça m’effraye. Bien sûr que l’homme a des pulsions. Normalement, il devrait les percevoir et les contrôler…. Faisons un rêve…

Ceci dit, tu profères aussi des conneries. L’affect, c’est pas la bouffe. Avoir faim, c’est une pulsion. La réfréner et attendre une heure que le coq au vin soit à point, c’est la contrôler, la mettre dans le domaine de la culture et de la raison dont elle ne doit pas sortir. La bouffe, à mes yeux, c’est une activité d’intellectuel. Raison pour laquelle on bouffe de moins en moins bien et on pense de plus en plus mal. Et la baise…Desmond Morris peut nous bassiner avec l’homosexualité des épinoches, l’homme a quand même réussi à en faire une activité réfléchie et qui va au-delà de l’orgasme basique. Bien sûr, il y a le viol. Il y a aussi MacDonald et les livres de Marc Lévy.

Y’a juste un truc qui m’angoisse. Quand je regarde en arrière, je trouve que, globalement, c’était mieux. Justement, on bouffait mieux (tiens, j’ai du mal à trouver des canards de Rouen, si t’as une idée…) et les textes de Brel étaient meilleurs que ceux de Grand Corps Malade qui fout des adverbes à la fin de chaque vers et s’émerveille de voir que ça rime. Est-ce que c’est une pulsion de vieux ? Je m’efforce de dominer, mais rien à faire… Au fond, c’est peut être pas une pulsion.

On en reparlera… en essayant d’être moins chiant.

lundi 22 novembre 2010

VIVE GOOGLE !

J’ai parfois recours à Google pour accéder à des livres difficiles. Je n’ai aucune honte à le dire : c’est génial. Récemment, j’avais besoin d’infos sur un général de brigade napoléonien. Google Books m’a ouvert à la bonne page un dictionnaire des généraux de Napoléon publié en 1840 et parfaitement épuisé. Quelques jours auparavant (ou plutôt quelques nuits, ce n’est pas innocent), j’avais pu lire sur mon écran le texte de Strabon sur la péninsule ibérique dans une bonne traduction parue chez Hachette en 1875. Egalement épuisée. Ni Google, ni moi n’avons lésé personne. J’avais juste besoin de quelques infos qui n’auraient pas justifié l’achat des livres. Au lieu de chercher quelle bibliothèque détenait l’ouvrage, de faire le tour de Paris et de perdre un temps fou, j’ai eu l’info chez moi, à une heure du matin en quelques clics. Vive Google !

Hachette connaît bien le monde des livres. Voilà près de deux siècles que ce qu’on n’appelle plus « la pieuvre verte » baigne dans le livre. Hachette sait bien qu’un livre épuisé ne génère pas de profit, ni de droits d’auteur. Hachette sait aussi qu’accéder à un texte sur écran ne casse pas le marché de l’occasion mais peut, au contraire, le renforcer. Il est plus simple d’avoir sous la main le livre original que de le feuilleter avec Google. A condition (1) de le trouver et (2) d’avoir les moyens de l’acheter. Hachette sait bien faire la différence entre un catalogue (tous les livres édités par un éditeur) et un bon de commande (les livres disponibles seulement). A priori, l’accord Hachette-Google est un bon accord, du moins pour ce que j’en ai lu. En plus, Arnaud Nourry est un grand professionnel qui a toujours défendu avec intelligence les intérêts de son employeur et il ne peut être suspecté de s’être fait mener en bateau par la firme de Mountain View.

Les positions des autres éditeurs sont nettement moins pragmatiques et fichtrement plus idéologiques. Quand Antoine Gallimard vient pleurnicher que « Google reste une machine à cash qui se sert des livres pour augmenter la fréquentation de son site », il ne manque pas d’air, lui qui livre depuis trente ans des grandes surfaces alimentaires qui utilisent le livre comme produit d’appel pour vendre des eaux minérales ou des plats cuisinés. Quand Alain De Kouck se plaint que Google ne distingue pas entre œuvres disponibles et épuisées, il ferait mieux de balayer devant sa porte : la majorité des ouvrages d’une collection de référence comme Terre Humaine figurent au catalogue de Plon et ne sont pas servis lorsqu’on les commande. Quand Hervé de La Martinière se pose en défenseur du droit d’auteur, il ne rougit pas, lui qui a fait des soldes un élément essentiel de sa politique commerciale alors que les livres soldés ne rapportent rien aux auteurs.

La seule profession menacée par la numérisation, ce sont les bibliothécaires et c’est bien fait. Quiconque a utilisé les services d’une bonne bibliothèque municipale a payé pour le savoir. Les bibliothécaires, obsédés par la fréquentation, achètent en quantité la daube figurant dans les listes de best-sellers et ne vous fournissent jamais les livres importants dont vous pouvez avoir besoin. Demandez Dan Brown, vous l’aurez. Maxime Lamotte, c’est sans espoir. Exemple cardinal : Maxime Lamotte a dirigé pendant vingt ans le labo de biologie de Normale Sup et est l’un des meilleurs spécialistes mondiaux de l’évolution. Maxime Lamotte est édité par Hachette.

Un bibliothécaire est un individu payé pour vous fournir un Saint-Emilion grand cru mais qui n’a que du Corbières primeur sur ses étagères. J’ai longtemps fréquenté la bibliothèque d’une ville moyenne et, deux fois sur trois, les auteurs que je demandais étaient inconnus. Attention ! Il ne s’agissait pas d’obscurs anonymes du XVIIIème siècle. Non. Des profs en Sorbonne, des directeurs d’études à l’EPHE, des titulaires de chaire au Collège de France. Dans une telle bibliothèque, ne cherchez pas de revues d’histoire littéraire. Il faut aller dans une bibliothèque universitaire. La plus proche était à 200 km.

C’était une vraie bibliothèque, avec un fonds d’archives et des ouvrages accumulés au fil des années et des donations. Pour les consulter, il fallait les demander 48 h à l’avance. De telles pratiques n’aident pas vraiment à travailler. Mais, mééééh… les bibliothèques c’est pas fait prioritairement pour travailler. Ha bon ? Non, c’est fait pour prêter des livres, un maximum de livres, avoir des taux de fréquentation qui font plaisir à Monsieur le Maire. On est dans le plaisir, pas dans le travail. Et si le travail était un plaisir ?

Et donc, pour travailler, il ne nous reste que Google. Google qui a compris que le travail pouvait être un plaisir, surtout avec des livres. Arnaud Nourry est pas bête. Chaque mois, Google va lui fournir la liste des livres consultés. Arnaud Nourry va enfin savoir ce qui plait dans son catalogue. Et éventuellement rééditer.

Remarquez, il aurait pu se renseigner autrement. En causant avec des libraires, par exemple. Je veux dire de vrais libraires. Mais, vous savez ce que c’est ? Quand on a des outils modernes, on fait moderne.

Moi, trente ans dans le livre, je me marre. Google nous ramène à l’essentiel. Hachette a compris. J’ai des confrères, quand on leur parle d’Hachette, ils ont des boutons. Mais si on leur demande qui a les délais de livraison les plus courts, ils répondent Hachette. Qui a les factures les plus détaillées. Hachette encore. Qui a les réponses les plus fiables. Hachette toujours. C’est des pros.

Mais on vit dans un monde où les pros ne sont pas aimés.

On en reparlera.. si Bernard a le temps. Bernard ? L’un des meilleurs représentants que j’ai connu comme libraire. Le souvenir de mes meilleures discussions sur le contenu des livres. Représentant Hachette. Il ne l’est plus. Il a eu une promotion. C’est rare les boîtes où les bons progressent.

On en reparlera…

vendredi 19 novembre 2010

EMILE ET ADOLF

J’ai trouvé une idée que j’aime bien et que j’ai déjà exposée : la corrida est une allégorie de l’éternel combat entre le savoir et la bêtise. C’est pour ça que l’Eglise a longtemps excommunié les matadors.

Facile à comprendre : le toro se doit d’être « limpio », propre, ce qui signifie qu’il ne doit rien savoir de l’homme à pied. Dans les élevages, l’homme est toujours à cheval. A contrario, le matador est un « maître » au sens des guildes anciennes. Il a été apprenti, compagnon puis reçu maître par ses pairs. Lui, il sait, il a appris à juger l’animal pour le tuer. Quoi que fasse le toro, quelle que soit sa bravoure ou son intelligence, il est là pour mourir parce qu’il ne sait rien de ce qui va se passer, parce qu’il ne sait rien de son adversaire. Celui qui ne sait pas doit mourir.

C’est pour moi un thème récurrent : le combat du savoir contre l’affect. Parce que le savoir peut être universel, pas l’affect. Il est impossible d’aimer le monde entier, impossible d’être ému par tout et par tous. Malgré la télé, malgré la presse. Chacun de nous garde ses petites haines et ses grandes indifférences. Encore que la haine fasse partie du domaine de l’affect. Raison pour laquelle les militants anti-corrida ont la haine si prompte envers leurs semblables humains et l’affect si hyperbolique envers les bovidés stupides. Parce qu’il faut pas rêver. D’un côté, il y a des hommes, de l’autre des bêtes.

Prenez Hitler…. Ben oui. Hitler. J’ignore son groupe sanguin mais n’importe quel antifasciste convaincu aurait pu recevoir du sang de Hitler. Ou de Franco. Ou de Mussolini. Ou de Staline. Parce que ce sont des hommes. Mon chien ne peut pas me donner son sang. Mon chien n’est pas un homme. Toutes les fadaises qu’on peut dire (plus je connais les hommes, plus j’aime mon chien) ne sont que de la littérature, de mignonnes images à l’usage des enfants qui croient, grâce à Disney, que les chiens parlent comme des hommes.
Ben non. Ils parlent pas. Ils ne sont pas comme nous. Même le chimpanzé avec ses 99.9% de gènes identiques n’est pas un homme, ni même un presque homme.

La différence essentielle (mais ce n’est que la résultante de la combinaison de plein d’autres différences), c’est que mon chien, il est totalement soumis à l’affect. Il ne contrôle rien, ni ses peurs, ni sa faim, ni ses colères. Il les exprime avec sa structure d’animal social qui vivait en meutes mais il ne les contrôle pas. L’opposition homme/animal est toute entière contenue dans l’opposition affect /raison. Quand l’affect prend le pouvoir, on revient à l’état animal.

Pour passer de l’impulsion animale à la raison humaine, nous avons (nous avions) inventé une fort belle chose : l’éducation. L’éducation est cet instrument qui permet d’oublier l’état naturel pour atteindre au caractère humain. Rousseau ne dit pas autre chose quoiqu’on en pense. Il ne parle de la Nature que pour la dire rationnelle conformément aux croyances de son temps et il s’appuie sur elle pour rendre son Emile rationnel. Sur elle et sur les livres. L’éducation d’Emile est un parcours vers la Raison.

L’éducation, c’est ce qui va à l’encontre des pires défauts de l’animal : l’impulsivité, la spontanéité, le non-contrôle, tout ce qui le différencie de l’homme. L’animal a envie de mordre, il mord. Pas l’homme. En principe. Ceci étant, on en revient à une époque du « moi, je » où on n’a pas peur d’affirmer, non sans quelque fierté « moi, je suis sanguin » sans se rendre compte qu’on met en avant son animalité, pas son humanité qui suppose un contrôle. L’admiration se porte sur les artistes « spontanés », les musiciens qui n’ont pas fait de solfège et les graphistes qui ignorent la perspective. L’éducation, l’apprentissage semblent être des handicaps. En fait, c’est juste un truc de pouvoir : valoriser la non-connaissance est l’un des moyens que les gouvernants ont toujours utilisé pour conserver le savoir, c’est à dire le pouvoir. Pour moi, ça fait drôle : élevé avec Ferrat qui chantait Aragon, je me retrouve avec Bénabar qui se demande s’il va commander une pizza. Remarque, dans le même temps, je suis passé de De Gaulle à Sarkozy, c’est pas non plus le même rêve.

Au Néolithique, l’homme a domestiqué les animaux pour se faciliter la vie, pas pour se la compliquer. Le poulet, tu le prends, tu l’égorges, tu le plumes, tu le bouffes. Point barre. Il souffre ? Peut-être. C’est pas le problème. Faut pas rêver, ça fait un an qu’on le nourrit avec du bon maïs, c’est pas pour le regarder vieillir. Si je peux pas l’égorger tranquille, je l’élève pas, c’est aussi simple que ça. Il souffre pas, mais il vit pas non plus. On me l’a dit : « tu exagères, il y a des moyens plus humains ». Exact. Il y a les chaînes d’abattage des abattoirs spécialisés. Sauf qu’elles ne sont que le dernier maillon d’une chaîne qui passe par les élevages en batterie, les aliments chimiques tout préparés, l’industrialisation du poulet, industrialisation dont le bonheur de la bête n’est pas le souci premier.

Ce que je crois, c’est que le capitalisme a besoin des défenseurs des animaux. Leurs indignations conduisent toujours à des restrictions qui défavorisent les petits producteurs ou les producteurs familiaux et ouvrent la voie à l’industrialisation.

Il n’y a pas si longtemps, le boucher du village il allait voir son voisin, il lui achetait une bête, il l’emmenait dans son arrière-cour, un bon coup de merlin et le tour était joué. Je l’ai vu. Le boucher, il s’appelait Adolphe, Adolphe Bouheben. Et puis, on l’a obligé à aller à l’abattoir, à faire viser et contrôler. Adolphe, il a obéi mais il a augmenté ses prix. Forcément, 100 km aller-retour pour aller à l’abattoir et les frais d’abattoir, ça coûte. Monsieur Leclerc s’est installé au chef-lieu de canton, avec une viande moins chère, Adolphe a fermé. On m’affirme que c’est au nom de la santé publique. Il a jamais rendu personne malade, Adolphe. Au moindre doute, il aurait perdu tous ses clients, ça cause dans les villages. Et les exemples ne manquent pas d’intoxications alimentaires créées par de grandes marques de viande hachée et surgelée. Mais voilà, l’abattoir ça cache bien l’acte de mort, on a vu se développer des campagnes pour remplacer le merlin par des pistolets automatiques, on a même demandé l’anesthésie. Toutes ces obligations tendent vers un même but : l’industrialisation.

Dans nos campagnes, on ne tue plus le cochon. On ne tue plus rien, en fait, sauf en loucedé parce que c’est interdit. Une copine me l’a dit un jour : « ces cris du cochon, c’est horrible ». Ben non, c’est pas horrible au motif que c’est un cri. Au motif qu’on l’entend. A Auschwitz, on n’entendait pas et c’était bien plus horrible. A la campagne, on fait la différence : on sait bien qu’un cochon, c’est pas un homme. A la campagne, on a pas un animal, on en a quelques dizaines ou quelques centaines. Quand t’as un chien dans ton 50 m2, forcément tu t’attaches. Va t’occuper de 150 vaches, tu verras si t’as le temps de leur faire des mamours. L’animal reste à sa place qui n’est pas celle de l’homme.

C’est pas un hasard si le plus grand manipulateur de notre temps, Jacques Séguéla, publie un livre sur le quotient émotionnel. C’est son intérêt au minet rolexé vu que si tu analyses ses œuvres, si tu appliques à la pub ta raison, si tu résistes de tous tes neurones, tu t’empresses de ne pas acheter les produits qu’il vante. Il te préfère émotif, sensible, manipulable. Le pognon, tu le dépenses avec tes tripes, pas avec ta raison. D’ailleurs l’universitaire avec lequel il co-signe son œuvre est un prof de management, pas un biologiste spécialiste des émotions. Le livre de Séguéla vient à point nommé pour confirmer ce qu’on subodorait : l’émotion est l’un des moteurs du capitalisme. Ce serait une raison suffisante pour s’en méfier.

Quand on l’écoute babiller sur les plateaux télé avec son livre ouvert sur les genoux, on saisit toute l’ampleur de la manipulation. Séguéla parle d’émotions, mais il écrit sur l’expression des émotions. Clairement, l’important n’est pas de ressentir, mais d’exprimer un ressenti ce qui n’est pas exactement la même chose. Exprimer un ressenti, c’est le domaine de l’acteur. Il va même jusqu’à parler de l’Actor’s studio et, forcément, il oublie Stanislavski dont l’enseignement fut repris par Strasberg, mais qui avait le tort d’être communiste. Quand on écrit pour des managers, il faut savoir choisir ses références.

Le quotient émotionnel, qui semble tant pétri d’humanisme, est en fait à la fois un hymne au QI et une manipulation de l’esprit. Un hymne au QI car il faut être très froid et très intelligent pour faire passer une émotion que l’on ne ressent pas. Une manipulation car il s’agit d’obtenir un résultat qu’on n’obtiendrait pas autrement. Il s’en défend le fils de pub parce qu’il le sait et qu’il craint le reproche. Mais il soutient que ce n’est pas vraiment une manipulation dans la mesure où le but est louable. Quand j’ai lu ça, je suis revenu à la querelle qui opposa jésuites et jansénistes au XVIIIème siècle, les premiers affirmant qu’un mensonge n’est pas un mensonge si son but est louable, les seconds (des psychorigides) hurlant que, quel que soit le but, quand tu ne dis pas la stricte vérité, tu mens. Séguéla est un fils de Jésuite, un homme pour qui la fin justifie les moyens. Retour à Adolf.

Tout ceci nous éloigne de l’essentiel qui est une attitude que l’homme ne partage pas avec les animaux : la dignité. J’ai beau chercher, je ne vois de dignité que chez un animal: le toro de combat. C’est une raison de plus pour le tuer. Dignement.

On en reparlera.

mardi 16 novembre 2010

LE VOYAGE INTERIEUR

C’est une nouvelle tendance dans le voyage : on fait dans le voyage intérieur. Disons le tout net : le seul voyage intérieur que je connaisse, c’est les diverses formes d’endoscopie. Même si ça aussi, ça évolue : mon vieux copain Philippe m’a montré des images fabuleuses de côlons (non, c’est pas des Blancs installés en Afrique, c’est les boyaux qui mènent au trou du cul, remarquez l’accent circonflexe). Ça, c’est un voyage et en plus, c’est tout informatisé, on vous rentre plus de caméra dans l’anus. Sans camescope, un voyage est-il un voyage ? La question reste entière.

Qu’est-ce que c’est qu’un voyage intérieur sinon un voyage immobile ? Un voyage à l’intérieur de soi. Un voyage qui ne nécessite pas de déplacement. Si ça commence par un portique de détection à Roissy, c’est pas intérieur. Je connais. J’en ai fait un. C’est pas vrai, je me suis barré en courant.

J’étais pas bien dans ma tête, alors j’ai voulu faire une introspection. Etymologiquement, introspection ça veut dire regarder en soi. Parfaite définition du voyage intérieur. Y’avait une abbaye bénédictine qui me tendait les bras et, en plus, je connaissais le père abbé. Facile. C’est quoi le prix du séjour ? Mon copain abbé, il s’est marré. Il m’a gentiment expliqué que je devais d’abord lui parler, de moi, de ma recherche, de ce que je croyais que mon séjour m’apporterait. « Nous ne sommes pas un hôtel », il m’a dit. Et puis, il m‘a expliqué les règles du jeu, les horaires (là, j’ai fait la grimace mais on n’a rien sans rien), la méditation, les échanges avec certains moines. J’avais envie, j’ai tout accepté. Il a fallu le convaincre que j’étais le bon candidat. Pour le fric, il m’a expliqué que ça dépendait de mes moyens. Si t’es raide, c’est gratuit. Génial. J’étais raide. C’est même pour ça que j’étais pas bien. Je lui ai pas dit. Dire que tu cherches la sérénité parce que t’as pas de fric, on dit pas ça à un père abbé bénédictin, ça fait trop attaché aux biens de ce monde.

Deux jours. Je suis resté deux jours. Déjà les horaires, j’avais bien senti que je m’y ferai pas. J’avais raison, je m’y suis pas fait. Le grégorien, c’est beau dans ton salon, vautré sur un canapé avec un vieil armagnac qui tiédit dans ta main. A cinq heures du mat’, c’est affligeant. Et tout à l’avenant. C’est pas calme une abbaye bénédictine, c’est un électrocardiogramme plat. On m’avait bien dit que le tumulte du monde s’échouait aux murs de l’abbaye. Pas que le tumulte. Tout. Même les oiseaux chantent en silence. Ça doit être le grégorien qui les complexe. Au bout de deux jours, je suis allé m’excuser minablement et j’ai filé boire un rhum arrangé chez Peyo, à La Luna Negra, en écoutant Chavela Vargas. C’est pas glorieux comme expérience.

Ceci pour dire que t’as pas besoin d’aller à l’autre bout du monde pour un voyage intérieur. On m’a expliqué, le voyage intérieur c’est la recherche du bien-être. Ah ouais ? Faut un spa, un jacuzzi et des masseuses orientales mais non houellebecquiennes pour atteindre la sérénité de l’esprit ? Pour faire court, le voyage intérieur, c’est d’abord t’occuper de ton corps, c’est à dire de ton extérieur. Je sais pas vous, mais moi je trouve ça incohérent. Surtout que ceux qui vont le plus loin dans le voyage intérieur, abbés bénédictins ou maîtres du zen, le bien-être du corps ne fait pas partie de leurs priorités absolues. Le corps, ça se mate, ça se dresse pour pas qu’il vous emmerde. Après quoi, on passe à autre chose. Molière a fait fort avec cette double réplique : « Le corps, cette guenille » et « Ma guenille m’est chère ». C’est dans Les Précieuses Ridicules, suivez mon regard.

Tout ça ne colle pas avec ma vision du voyage. Moi, je voyage pour rencontrer des gens, pour essayer de comprendre comment ils vivent, pour essayer de vivre comme eux. Une de mes phrases préférées a été prononcée par un curé (pardon, un ecclésiastique, lazariste pas bénédictin) : « Partout où vit un homme, un autre homme peut vivre aussi ». C’est vachement bien vu parce que ça veut dire qu’on n’est pas tout seul. Dans le voyage intérieur, t’es tout seul et moi, avec moi, je m’emmerde. J’arrive plus à me surprendre ou à m’étonner.

Je sais. Je suis trop matérialiste, mais j’ai une excuse. Je suis débordé, noyé, engoncé dans le matérialisme. Le mot que j’entends le plus, que je lis le plus, c’est « CAC 40 ». C’est pas « compassion » ou « solidarité ». Sauf que « compassion » ou « solidarité », ça veut d’abord dire que tu t’intéresses aux autres. Que t’es pas seul. Ça va pas non plus. Quand je m’intéresse aux autres, je me demande pas s’ils sont bien dans leur tête, je me demande s’ils ont assez à bouffer vu que je suis bien convaincu que le ventre plein fait la tête sereine. Ça suffit pas, mais ça aide : quand ta vie est un combat pour ta survie, forcément t’es pas bien. Le voyage intérieur, l’esthétique des paysages et la sérénité de l’esprit, c’est un truc de riches.

Le plus beau voyage intérieur que je connaisse, c’est un film « Le voyage fantastique », une sorte de délire où une équipe médicale se balade dans le corps d’un homme politique important et américain qu’il faut sauver à tout prix. Là, on est vraiment à l’intérieur. Un vrai voyage, une vraie exploration. Et l’une des exploratrices, c’est Raquel Welch. Avec elle, je veux bien retenter un voyage intérieur.

Mais je ne suis pas sûr que le père abbé soit tout à fait d’accord.

samedi 13 novembre 2010

ONFRAY, DELAY, FREUD

Il a fallu à Michel Onfray produire un énorme pavé pour démolir la billevesée freudienne. Je ne l’ai pas lu. Je n’en avais pas besoin. J’avais dans ma besace une phrase attribuée au Professeur Jean Delay et qui suffit à mon bonheur : « Un psychanalyste est comme un garagiste qui prétend réparer le moteur de votre voiture sans ouvrir le capot ». Tout est dit. Après, on peut gloser, mais ça ne sert vraiment à rien.

Je suis pas bien sûr que la citation soit de Jean Delay, c’est pas trop son style. Mais elle me convient. Les garagistes en blouse blanche, ça fait un moment qu’ils décortiquent le macchabée. Ils comprennent tout au premier coup d’œil. Tu regardes un cœur, tu comprends vite. Le cerveau, c’est autre chose. Une grosse masse grise avec plein de circonvolutions. Comment ça marche ? On sait pas bien. Bon, on a quelques idées, on connaît les neurones, les synapses, leurs connections. Mais des neurones, y’en à quelques millions, et en plus, ils changent tout le temps. La carto du cerveau, elle est pas dressée. Et elle le sera pas demain.

En attendant, on invente. Comme Sigmund. On imagine, on structure. L’homme aime pas ne pas savoir. Et puis, quand on découvre, c’est l’horreur. Le truc devient mécanique. Tu crois que t’es tombé amoureux parce qu’elle a toutes les qualités… Le biologiste, il t’explique que c’est juste des phéromones. T’as senti un truc et, paf ! l’érection. Le romantisme en prend un vieux coup. Juste pour dire que Jean-Didier Vincent, il est pas près d’être au programme. Pour lui, le cerveau, c’est juste une glande. Comme la thyroïde. Il a pas tort, je trouve. La cervelle, chez les tripiers, c’est juste à côté du ris de veau. T’imagines le truc ? Tu te crois être doué de conscience, rationnel et tout ça, et y’a des mecs qui viennent te dire que c’est juste de la mécanique. Que ce que tu ressens, ce que t’aimes, ce que tu imagines, tu n’y es pour rien. Comme ton chien.

Le problème de l’Homme, c’est son ego. Pas son ego personnel, son ego en tant qu’Homme. C’est ça qui le rend con. Attention : con, ça veut pas dire pas intelligent. Tu prends un mec intelligent (une fille, si tu milites pour l’égalité des cons) et tu parles avec lui de l’évolution. En général, il te suit, il accepte. Le poisson qui sort de l’eau, la vie qui se diversifie, les dinosaures, tout ça, ça lui va assez bien. Quand il t’a bien suivi, tu lui sors l’arbre phylogénétique de la vie. Tu lui montres. Tu lui fais remarquer qu’il est ici, que le cochon est là et la tortue un peu à côté. Et que s’il y a une différence de place, ça ne veut pas dire qu’il y a une différence de nature. Pour être clair, si la tortue a pas droit à la vie éternelle et à la résurrection des corps, l’Homme non plus.

Alors là, t’es sûr du rejet. Le mec (ou la nana), il sursaute, il s’indigne, il éructe. Quasiment t’as perdu un copain. Tu vas avoir droit à toute la sauce : la parole, la conscience, l’inconscience, tout ce que des gens vachement intelligents mais irréductiblement cons ont inventé depuis des siècles pour dire que l’Homme est différent. Que lui, il meurt pas vraiment, qu’il ne baise pas comme une bête. Au fond de tout ce magma, l’idée qu’un Dieu a donné un plus à l’Homme.

Alors les biologistes qui viennent te dire que c’est juste parce qu’on a un peu plus de neurones, un peu plus de connections, une mécanique différente et plus complexe, des combinaisons des protéines plus subtiles, ils sont pas près d’être acceptés. Ils ont du bol. Il y a quatre siècles, on les aurait brûlés. Parce qu’ils sont en train (enfin) d’éradiquer Dieu de la pensée humaine.

C’est vrai que c’est dur. Tu as eu un accident. Tu étais au volant et tu as tué ton meilleur copain. Ou ta femme. Comment tu vas survivre si tu es pas convaincu que, malgré tout, le mort survit ? Qu’au fond, c’est pas si grave ? Tu as besoin d’imaginer qu’il est toujours là, qu’il te regarde et même te protège. Qu’il te pardonne. S’il est bien mort, comme les moustiques qui s’écrasent sur ton pare-brise, il ne peut plus te pardonner. Et sans ce pardon, ta vie devient un enfer. Tu vas dire à ton gosse que Maman, elle est au Ciel. Parce que tu peux pas lui dire que Maman, c’est fini. A tout jamais. Et que c’est ta faute.

Justement, disent les philosophes. Tout ça, la culpabilité, le pardon, c’est purement humain. Tu vois bien qu’on est pas des bêtes. Bien sûr qu’on est pas des bêtes. Simplement, on a un cerveau plus complexe, plus de mémoire, plus de connections qui nous ont permis de construire un système plus sophistiqué. Mais ce système, c’est pas Dieu qui nous l’a donné. C’est simplement la vie qui a évolué. La vie qui nous a permis de nous mettre debout. Rien que pour ça, se mettre debout, il a fallu (Gould le rappelle) plus de 1200 modifications anatomiques. Pour parler, on sait pas. On peut analyser l’appareil phonatoire mais ça ne suffit pas. Ce qui se passe là-haut, dans l’aire de Broca, on sait pas bien encore. Mais on trouvera.

En attendant, on bricole. On balance des notions religieuses partout. Le libre-arbitre, par exemple. Ça, c’est du lourd. L’Homme a son libre-arbitre. Ça le distingue des animaux qui suivent leurs pulsions. L’Homme, il peut choisir. A partir de là, tu prends un schizophrène. C’est une pathologie, ça se soigne, il y a des médicaments pour ça. Mais le schizo, c’est un Homme. Il a son libre-arbitre. Il peut choisir de se soigner ou pas. On peut pas l’obliger. Mais s’il fait une crise et qu’il décapite une infirmière (ça s’est vu), il n’est pas condamné au motif qu’il n’avait pas son libre-arbitre. C’est vachement bien comme truc. Un coup, tu l’as, un coup tu l’as pas. C’est qu’il faudrait pas que le mécaniste prenne le pas sur le religieux. Si on oblige les schizos à se soigner, pourquoi pas les autres ? Les pédophiles, par exemple. Ça peut aller loin. Et puis, tu remplaces les psys par des pharmaciens. Mon petit doigt me souffle que c’est plus scientifique vu que la Science tend à la généralité et le psy à l’unicité. Mais mon petit doigt a mauvais esprit.

Le con, il préfère inventer que bosser. On peut le comprendre. Dieu, c’est l’invention absolue parce que ça explique tout et que ça justifie tout. « Dieu me l’a donnée » disait Rockefeller à propos de sa fortune. C’est bien pratique. Les hommes morts, les hommes ruinés, les paysages dévastés, si ça vous plaît pas, adressez vous à Dieu. C’est pas ce qu’il vous répondra qui va gêner Rockefeller.

Le con, il préfère inventer que bosser. C’est pour ça qu’il peut être intelligent. Comme Freud. C’est bien foutu sa théorie. Complètement auto-référencée, mais ça ne change rien à l’intelligence de la construction. S’il avait du s’attaquer au problème par la dissection et l’analyse du cerveau (par le démontage du moteur), il ne serait arrivé à rien. En tous cas, pas à un système complet. Juste quelques avancées modestes, comme Charcot, Broca ou Babinski. Il avait pas les outils, tonton Sigmund. Alors, il a inventé.

Ça a marché. L’Homme aime bien les explications globales qui le différencient du reste de la Vie. Les religions, par exemple. Ce qu’il y a de bien, c’est qu’il ne saura jamais que ça ne marche pas. Et il n’admettra jamais que l’antonyme de la mort, c’est la naissance, pas la vie.

On en reparlera….

samedi 6 novembre 2010

LES FILLES DE L'EST

J’ai regardé un reportage assez marrant : des descendantes d’Afro-Américains visitaient le Liberia à la recherche de leurs racines. Elles étaient superbes. Superbement caricaturales. Avec des fringues improbables, des lunettes de soleil en strass et l’émerveillement, comme le cœur. Au bord des lèvres.

Autour d’elles, les fils de ceux qui étaient restés. Faméliques. Pauvres à susciter des vocations d’Abbé Pierre. Faut être honnêtes, elles leur filaient des pièces. Ou des billets. Ça ne compte pas.

Et moi, vous me connaissez, toujours à chercher la question qui fâche. Je me demandais qui avait tiré le bon numéro à la roulette de l’Histoire. Parce que, y’a pas à tortiller. Le pognon, la santé (et le cholestérol), le bien vivre, c’était le lot des descendants d’esclaves. J’aurais été Libérien famélique que je me serais demandé pourquoi Papy il s’est tiré dans la forêt pour pas prendre le bateau. Je me serais dit : « quel con ! ».

Remarquez, j’aurais été moraliste que j’y aurais vu une espèce de justice immanente : Papy a dérouillé, ses descendants sont récompensés. C’est des trucs à vous faire croire en Dieu. Bon, ça tombe bien : mes Afro-Américaines, elles croyaient en Dieu. Et pas qu'un peu ! Elles avaient de bonnes raisons pour ça.

Y’a quelques années, j’étais à Sudak, en Crimée. Tous les bons guides vous le diront : c’est un port construit par les Génois et très actif du 13 eme au 14 eme siècle. Je me baladais dans la forteresse génoise et je ne comprenais pas très bien. Surdimensionnée par rapport au mouillage. Et mouillage pas terrible de surcroît. En rentrant, j’en parle à Pierre Gentelle. La question, c’était de savoir si la côte avait subi des modifications depuis six siècles. Alors Gentelle m’a conseillé de lire Jacques Heers.

Posez la question : qui a payé le plus lourd tribut à l’esclavage ? Vous êtes sûrs de la réponse : l’Afrique.

Ben non. Pas l’Afrique. L’Afrique, c’est peanuts. Deux petits siècles. Le plus grand réservoir d’esclaves de l’Histoire, c’est les pays slaves. Bon sang, mais c’est bien sûr. Slave et esclave, c’est la même étymologie. On a des traces très tôt. En Grèce ancienne, à Rome. Et ça a duré. Jusqu’au XVIème siècle. D’ailleurs l’assimilation slave-esclave, elle se fait pendant le Haut Moyen-Age, une époque où tous les esclaves d’Occident (et croyez moi, il y en avait) venaient des Balkans et des plaines d’Ukraine.

Ça expliquait Sudak. A côté de Sudak, il y a Bakhchisaray. C’est du turc. Bakhchisaray, c’était l’une des villes de la Horde d’Or, ces descendants de Gengis Khan établis en Russie du sud et en Ukraine. Ces mecs, ils faisaient ce qu’ils savaient faire. Ils razziaient les villages et ils vendaient les esclaves. Aux Génois de Sudak. Mais aussi aux Chinois. La blonde aux yeux bleus, ça faisait bien dans un gynécée à Xian ou Nankin. Dans les bordels de Gènes, aussi. De Gènes ou de Venise. Parce que faut pas croire, la Sérénissime République, elle s’est gavée avec la chair fraiche. Pourquoi vous croyez qu’il y a un quai des Esclavons à Venise ? Et Sudak, c'était ça : des entrepôts sur-dimensionnés parce qu'il faut plus de place pour des esclaves que pour des ballots de soie et un mouillage sans quais parce qu'on transférait les esclaves avec des barques.

C’était juste la poursuite d’une tradition. Les Romains, ils en ont récupéré des esclaves dans les plaines illyriennes. Y’avait que l’Adriatique à traverser (ou à contourner) et on pouvait se servir. C’était une époque où il fallait de la main d’œuvre. Comment vous croyez que l’Occident a résisté aux grandes épidémies ? Une bonne peste, ça vous détruisait le travailleur des champs. Alors, le marin génois augmentait les rotations, rapportait du bon Ukrainien bien costaud et la récolte était assurée. Quelques beautés aussi, histoire d’aider à la repopulation de la zone sinistrée. Le seul truc, c’était qu’il fallait pas que l’esclave soit catholique. Bonheur : ces gens-là avaient choisi Byzance contre Rome et donc, aucun problème de conscience. Des hérétiques, vous vous rendez compte ? On mettait donc les hommes aux champs et les femmes dans les bordels. A moins qu’un bon négociant s’en achète une pour réchauffer ses nuits. Vous avez compris que le blond vénitien, c’était un peu de blondeur importée de l’Est. Ça rassure : les Albanaises et les Roumaines qui tapinent à Paris sont les héritières d’une longue et riche Histoire, pas le fruit du hasard. Des reliques culturelles.

En fait, l’importation d’esclaves du bassin du Dniepr ou du Danube, ça a duré près de 20 siècles. Vingt siècles ! Même avec de petits bateaux, ça fait du monde. La différence essentielle avec l’Amérique, c’est que ça s’est dilué. L’orthodoxe finissait par se convertir au catholicisme romain et donc n’était plus esclave. Mais la peau restait blanche. Après quelques générations, l’assimilation était complète. Mais y’avait des Noirs ! Rien qu’Othello, tiens, il était Black. Y’en avait. Très peu. La première mention du mot « wolof », on l’a dans un registre des importations d’esclaves du port de Valence au 12ème siècle. Le secrétaire, il note avec soin. Parce que c’est pas banal. Les Noirs, ils arrivent avec les Arabes et les Arabes, c’est plus des adversaires que des partenaires commerciaux.

Bon, on va pas faire de comptabilité minable. Ça change rien. L’essentiel n’est pas là. Si la traite négrière s’est développée, c’est pour deux raisons essentielles. La première est qu’on pensait que des gonzes habitués au climat tropical bosseraient mieux en Amérique que des types accoutumés à se les geler. Raison géographique. La seconde, c’est que l’Eglise hésitait. Les orthodoxes, ils étaient quand même un peu chrétiens. On pouvait douter. Ils faisaient le signe de croix. A l’envers, mais ils le faisaient. Les Africains, on était sûrs du coup. Le signe de croix, c’était pas leur truc. Jésus, ils connaissaient pas. Pas de lézard avec Rome. Y’avait bien quelques emmerdeurs, style Las Casas, mais dans l’ensemble, le clergé faisait profil bas.

Bien plus qu’on l’imagine d’ailleurs. Quand Isabelle vire les Juifs d‘Espagne, les plus pauvres ont des problèmes. Pour partir, faut du fric. Alors, les marins génois, ils les transportent gratos. Viens, je t’emmène en Italie, tu me paieras à l’arrivée. Et à l’arrivée, zou ! direction le marché aux esclaves. On peut, c’est pas des chrétiens et, même, ils sont un peu déicides (c’est comme ça qu’on disait avant Vatican II). Le bonheur pour les Génois : l’esclave, il embarque tout seul et, en plus, il te dit merci. Bonus commercial, le voyage est court. Tout bénef.

Mais alors, il y a eu aussi des Juifs esclaves ? Ben oui. Mais alors ? Dieudonné ?

Dieudonné, il a pas lu Heers. On ne lit jamais ce qui dérange les certitudes.

On en reparlera.

mercredi 3 novembre 2010

UN DON DE DIEU

Ça peut paraître curieux, mais j’ai la ferme conviction que le cochon est un don de Dieu. Ce serait plus convaincant si j’étais croyant. Bon, c’est juste une expression littéraire et un pied-de-nez aux tabous alimentaires. Et puis, je viens de parcourir un superbe colloque, édité chez De Boccard, consacré au tabou du cochon dans le Moyen-Orient.

Le cochon est une merveille. Il n’a pas besoin de place. T’as pas de champs ? Pas grave, le pourceau se satisfait de trois mètres carrés. C’est mieux. Moins il bouge, plus il engraisse. Tu t’emmerdes pas à le nourrir. Tout lui convient, y compris les résidus des latrines. Il bouffe ta merde et la transforme en jambon. Tous les déchets de la maison lui font ventre. Avec lui, rien ne se perd. Tu produis du jambon et t’évites le tri sélectif. Plus écolo que le cochon, y’a pas.

Et la truie ! A chaque portée, dix à douze petits. Dix à douze petits cochons qui tiennent pas de place, grossissent et viennent remplacer les copains sacrifiés à l’entrée de l’hiver. Un don de Dieu, je vous dis. Pas que pour la bouffe. Une peau solide quand elle est bien tannée (c’est cher le cuir), des poils (on dit des soies, je sais) pour faire des brosses. Et, on le sait, tout est bon dans le cochon. Allez donc à St-Jacques de Compostelle. Pas pour l’apôtre, on s’en fout. Pour un petit restaurant appelé La Oreja, où on ne sert que des oreilles de cochon. Bouillies, frites, en tempura, en salade. A se demander si le vrai lieu saint de la ville, c’est pas là.

A partir de là, on regarde le monde. On s’amuse un peu. On distingue les civilisations du cochon et les autres. Les autres, il leur faut des hectares de pâturage pour des moutons qui détruisent tout (le mouton, ça coupe pas l’herbe, ça arrache, un désastre écologique). La brebis, elle te crache un agneau par an. C’est pas avec ça que tu fais de la croissance. Bon, y’a la laine. Heureusement. Pour être honnête, y’a aussi l’agneau. A condition de faire comme en Castille, de le tuer dans les huit jours après sa naissance, quand il est gros comme un gros lapin. C’est là qu’il est le plus tendre. C’est Christian Parra qui m’a appris ça.

En fait, il y a deux civilisations où le cochon est roi : l’Europe occidentale et la Chine. Comme par hasard, ce sont les deux civilisations qui ont dominé le monde depuis une dizaine de siècles. Dominé matériellement. On ne parle pas de spiritualité ici. On devrait y réfléchir.

Pour un paysan, le cochon, c’est l’accumulation primitive de capital la plus simple et la plus efficace. Ton goret, il te fait vivre la famille pendant les six mois d’hiver où il n’y a pas de légumes. Si t’as deux gorets, ça te fait l’année. Comme ça, tu peux vendre ce que tu produis. Le cochon rentabilise les fermes. Si t’as un cochon, tu peux vendre tes agneaux et ta laine. Une économie basée sur le cochon produira forcément de la croissance. La croissance du goret.

Le mouton, ça se conserve pas comme le cochon. Le cochon, tu le fumes, tu le sales, tu le gardes des mois. Pour explorer le monde, c’est vachement bien. Si tu bouffes casher ou halal, c’est plus difficile d’armer des vaisseaux. Bon, les Chinois, ils en ont pas vraiment profité. Les explorateurs espagnols et portugais, par contre, ils s’en sont pas privés.

Et le bœuf ? Houlà.. le bœuf, c’est cher à l’achat. Il te faut des champs, de verts pâturages pour qu’il engraisse bien. Le bœuf, tu peux pas le mettre n’importe où. Et c’est pas, dans une société traditionnelle, la nourriture de tout un chacun. Dans le Sud-ouest, jadis, on exhibait les boeufs gras. On en était fier parce qu’ils étaient rares. Le bœuf normal, il bossait, il labourait. Il était pas gras.

Le cochon, c’est un peu comme la volaille. Un animal de basse-cour. Rien que le mot, tiens. Y’a pas de haute-cour. Sauf dans la justice. Le cochon, c’est la roi de la basse-cour, le prince du prolétariat. Il règne sur les poules et les lapins. On le mélange pas avec les bœufs gras et les chevaux. Il est là pour produire, pas pour être exhibé.

Et donc, quand t’as une économie basée sur le cochon, tu peux te développer. Avec le cochon, il n’y a plus de région pauvre, plus de sous-alimentation. Mais alors, pourquoi s’en priver ? Ben, le colloque ci-dessus donne un embryon de réponse. Le cochon, ça bouffe tout. Même les charognes. Et même les charognes humaines. Sur le plan de l’hygiène, c’est bien et les Assyriens avaient domestiqué le cochon. Ils ont même été les premiers. Et là dessus, voilà t’y pas que des gugusses inventent la religion monothéiste avec vie éternelle et résurrection des corps. Si un cochon te le bouffe, le corps, comment tu veux qu’il ressuscite ? Raison primaire qui fait que les catholiques ont refusé longtemps la crémation. Et inventé le bûcher. Supplice majeur. T’es brûlé, tu ressusciteras pas. On appelle ça la double peine. Raison qui fait que d’autres charognards (les fruits de mer par ex.) sont aussi tabous. Dame ! la crevette, ça croque les noyés. Tu me diras, dans le désert du Neguev, les noyés y’en a pas trop. Mais bon, on n’est jamais trop prudent.

Et voilà comment, au nom de la vie éternelle à venir (peut-être) dans l’au-delà, on se prive d’un don de Dieu, bien présent ici-bas. C’est un coup à devenir athée, je trouve…

On en reparlera…

lundi 1 novembre 2010

MANIPULATION ET COMMUNICATION

COMMUNICATION ET MANIPULATION

Le manipule, en français, c’est la poignée où l’on attache les ficelles d’une marionnette. D’où le mot « manipulation ». Manipuler, c’est faire bouger une marionnette sans que l’on puisse voir comment on la fait bouger.

C’est vieux comme le monde. Ça se fait inconsciemment, naturellement. Et des fois, c’est théorisé. En Occident, on a quelques auteurs qui ont bien traité du sujet. Machiavel, par exemple. Et plus récemment Goebbels. On admettra que ces auteurs n’ont pas très bonne presse. Moralement, je veux dire. Personne ne les accepte pour maîtres. Manipuler, c’est pas bien. Ça sent l’escroquerie, la tromperie.

L’une des bases de la manipulation, c’est la communication. Si on donne à son interlocuteur des informations tronquées ou erronées, on va le conduire vers nos idées, on va induire des comportements qui nous arrangent. Certains y voient les bases du commerce ou de la politique. Ce n’est pas faux. On ne peut pas tout dire. C’est long et compliqué. Alors, on simplifie. Par exemple, on choisit un bouc émissaire. Pratique et facile. Difficile d’expliquer aux Allemands de la République de Weimar les subtilités d’une situation économique catastrophique. Trop de paramètres. Charger les Juifs du fardeau est bien plus simple. Tout le monde comprend. C’est le socle du problème : réduire une explication à la compréhension des moins doués pour comprendre.

C’est le problème de la démocratie vont penser ceux qui pensent vite. Non. Ça n’a rien à voir avec la démocratie. Jean Lévi dans son beau livre sur Les Fonctionnaires divins nous le rappelle avec brio. Dans la Chine ancienne, le système impérial n’était pas vraiment démocratique. Il était pourtant basé sur la communication manipulatrice. Car même un système autocratique a besoin de l’adhésion du peuple, surtout quand le territoire est vaste et malaisé à contrôler. Si le peuple adhère à l’idéologie dominante, il est moins enclin à se révolter. N’oublions pas que, soumis à une dictature, les hommes peuvent voter avec leurs révoltes. Et même, des fois, se faire entendre.

Ceci nous donne une bonne base : c’est la taille du territoire qui permet de manipuler. Dans un village où tout le monde se connaît et connaît tout de chacun, il est difficile de dissimuler, de tronquer, de biaiser, bref de manipuler. La manipulation devrait être objet d’études pour les géographes. A partir de quelle taille de territoire peut-on mentir ? Ou, pour les sociologues, à partir de quelle taille d’entreprise ?

Les Empereurs chinois du IVème siècle avaient donc installé tout un système de communication relayé par les fonctionnaires de l’Empire. Les règles instaurées et les lois proclamées avaient une base idéologique qui facilitait leur acceptation par tout un chacun et c’est sur cette base idéologique plus que sur le contenu réel des lois que communiquaient les fonctionnaires.

Or, nous dit Lévi, le système s’est déréglé et est passé, magnifique expression, de la communication de manipulation à la manipulation de la communication. En d’autres termes, comme il faut communiquer pour manipuler, on en vient à manipuler la communication elle-même. Le contenu réel de la loi (ou de la décision) finit par ne plus avoir aucune importance. La communication devient un système auto-référencé totalement décalé du réel. Ce qui compte, ce n’est plus ce qu’on fait mais ce qu’on dit faire. On ne fait plus accepter la loi mais la communication sur la loi.

Un très bel exemple de la manipulation de la communication nous a été donné par la désignation de Ségolène Royal comme candidate du PS à la dernière élection présidentielle. Le sujet de la communication dans le cadre d’une élection aurait du être le programme de la candidate, ses aptitudes, son équipe. Il n’en a rien été. Le sujet était les éléments de communication (les sondages) qui la donnaient victorieuse. Le réel était évacué de la campagne au profit d’une réalité virtuelle qui prenait le pas sur toute autre considération. La candidate elle-même, manipulée par sa propre manipulation, ne doutait pas que l’essentiel était là. La communication la donnait gagnante, elle était donc virtuellement gagnante.

Naturellement, la réalité s’est invitée à la table du scrutin pour rappeler que virtuellement ce n’est pas réellement. La gagnante virtuelle est devenue une perdante réelle et elle n’en finit pas de le payer, sa défaite réelle étant grosse du virtuel disparu car elle a perdu alors qu’elle devait gagner ce qui est bien pire que de perdre alors qu’on pouvait gagner.

Autre magnifique exemple : les statistiques des manifestations. Jadis, quand on communiquait pour manipuler, on nous donnait des chiffres approximativement justes et la communication était chargée de faire coller ces chiffres avec l'idéologie du manipulateur. Désormais, on manipule directement le chiffre qu'on va communiquer. Mais, méééh, disent les moutons, les participants savent bien que c'est faux. Certes. Mais on s'en fout. Les participants qui savent que c'est faux, c'est moins de 5% de la population et ils sont contre le gouvernement (sans ça, ils manifesteraient pas). Donc, on s'en fout. On communique aux autres, à ceux qui étaient pas dans les manifs et qui peuvent être de notre côté. Par parenthèse, toute la communication politique ou presque est adressée aux 10-15% d'indécis. Ceux qui sont avec nous et ceux qui sont contre nous ne comptent pas.

La manipulation de la communication nous entraine dans un jeu de comparaisons inadéquates. On ne cesse de comparer ce qui n’est pas comparable, de transférer le jeu d’une table à l’autre. Le pouvoir d’achat des Français augmente : vrai, en moyenne. Faux, dans le détail. Le pouvoir d’achat des Français qui consomment se détériore alors que s’améliore le pouvoir d’achat des Français qui épargnent. Ce qui n’empêche pas que l’on plaide pour une relance par la consommation dont on sait, depuis au moins trente ans, qu’elle commence par détruire la balance des paiements puisqu’on consomme d’abord et de plus en plus ce que produisent les autres.

Le FMI se réjouit sans cesse de l’augmentation mondiale de la croissance alors que l’essentiel reste la disparité de cette croissance. Communiquer sur la croissance mondiale évite d’avoir à s’interroger sur les croissances locales. Mais là aussi, le réel nous rattrape. De plus en plus d’Occidentaux vivent une consommation de survie. Les partis extrémistes prennent la main et menacent la démocratie, déjà fortement touchée par l’absentionnisme croissant. Les communiqués de presse commencent à ne plus suffire.

En fait, on peut illustrer le propos ainsi : la communication de manipulation c’est quand un politique dit « Je vais dire que je vais faire… » plutôt que « je vais faire …. ». Le stade suivant, où nous sommes parvenus, c’est « je vais dire… », en éliminant l’action devenue triviale. Ne reste que la communication.

Mais le grand-duc reste nu…

On en reparlera…

samedi 23 octobre 2010

L'AMANT DE L'IMPERATRICE

C’est marrant comme on peut passer à côté d’informations importantes. Prenez Li Hongzhang. Si vous cherchez sur Google (c’est un bon miroir, mais sacrément déformant), vous saurez tout sur sa carrière militaire. Normal. Il a mis fin à la révolte des Taipings qui manqua de peu virer les étrangers de Chine. Alors, nous, les Occidentaux, c’est ce qu’on regarde. On dit aussi qu’il a forniqué avec l’impératrice Cixi et comme on est persuadés que la politique se fait au lit, ça nous plait bien.

Li était confronté à un problème : il fallait moderniser la Chine pour contrecarrer l’expansion des Occidentaux qui la dépeçaient. Alors, il a initié la politique yanwu que l’on peut traduire par « activités à l’occidentale ». Et il a inventé le système guang du shang bang que Chesneaux traduit justement par « contrôle d’Etat-gestion privée » (tiens, Chesneaux, il faudra en reparler de celui-là que les sinologues chics considèrent comme obsolète).

Li était confronté à un problème simple : le système bureaucratique, indispensable au contrôle politique, n’était pas doué pour la gestion des affaires à l’occidentale. A l’opposé, les entrepreneurs privés capables de gérer des affaires ne disposaient pas de capitaux suffisants pour les créer et se confronter avec les Occidentaux. D’un côté les hommes, de l’autre le fric. D’un côté l’économique, de l’autre le politique. Et pas de passerelles entre les deux.

Le système de Li, qu’il a mis en place dans les arsenaux de Shanghai, était fort simple . L’Etat finançait les entrepreneurs privés. L’argent sortait des caisses du gouvernement et les entrepreneurs privés faisaient des affaires. Quant au système bureaucratique, il contrôlait les entrepreneurs pour que l’Etat ne soit pas spolié. Chacun faisait ce qu’il savait faire. L’Etat traçait la stratégie et fournissait les armes, les entrepreneurs occupaient le terrain.

Ne pas voir que c’est ce système qui est à l’œuvre en Chine aujourd’hui, c’est tout simplement être aveugle. Normal. Sun Yat-sen admirait Li et Mao vénérait Sun Yat-sen. Il y a une filiation idéologique évidente.

Les conditions historiques n’ont pas permis à Li de développer son système comme il l’aurait voulu. Mais là où il a fonctionné, il s’est révélé efficace. Il portait en lui l’essentiel : permettre à l’Etat de développer et de contrôler une politique économique nationale. Certes, certains s’enrichissaient. Mais ils savaient ce qu’ils devaient à l’Etat et ils savaient surtout que toute déviation serait punie. L’Etat ne perdait pas son pouvoir, au contraire il le renforçait car il tenait les ficelles. Plus la marionnette est grande, plus fort est le marionnettiste.

Le système est comme une pièce de monnaie. Tu ne peux pas voir les deux côtés en même temps. Alors, tu choisis. Quand Cosco Pacific prend le pouvoir sur le port d’Athènes, tu regardes le côté « gestion privée ». Ça rassure la Bourse. Le revers, le contrôle d’Etat, tu l’oublies. Pourtant, c’est dans notre culture. C’est tout simplement les nationalisations de l’après-guerre. Renault, c’était ça. Sud-Aviation aussi (on en reparlera de Sud-Aviation, c’est une belle histoire). L’Etat trace la route, finance et l’entreprise renvoie ses résultats. A terme. Parce que ce n’est possible qu’à terme. C’est une vision stratégique, pas tactique. Mais Margaret Thatcher, fille d’épicier, n’avait pas de vision stratégique. Les boutiquiers, ça regarde la caisse du jour. Le thatchérisme, ce poujadisme qui a réussi, a cassé toute velléité de stratégie. Pour le boutiquier, tout investissement est d’abord une dépense, de l’argent qui sort de la caisse. Insupportable. La recherche est une horreur. D’abord, on ne comprend rien à ce que racontent les chercheurs. Et ils ont besoin de plus en plus d’argent pour chercher des choses dont on n’a aucune idée. Bref, demain coûte. Alors, on crée des bataillons de cost killers pour qui demain n’existe pas.

Je suis désolé, mais quand je regarde les hommes et les femmes qui ont mis en place le système français entre 1945 et 1947, je vois des penseurs, des humanistes, des gens qui avaient le sens de l’Etat, De Gaulle, René Cassin, Pierre Mendès-France, Louis Vallon. Un autre niveau qu’une fille d’épicier comme Thatcher et un acteur de seconde zone à la retraite comme Reagan.

Je suis désolé mais quand je regarde en arrière, je vois que le libéralisme thatchero-reaganien a pris naissance à la fin des années 70, au moment même où la Chine mettait en place sa politique contrôle d’Etat-gestion privée, celle-la même que nous commencions à démolir. Trente ans après, les résultats sont là. Nous nous enfonçons et la Chine domine. Et les caisses sont vides, ces caisses que le libéralisme disait vouloir protéger à toute force. Il est clair que les boutiquiers ont perdu.

En même temps, c’est normal. Nous avons un Président qui ne connaît pas la Princesse de Clèves. Comment imaginer qu’il connaisse Li Hongzhang ?

On en reparlera…..

vendredi 22 octobre 2010

ET SI ON PARLAIT DU FENG SHUI ?

J’adore les notules dans les journaux. Ces articulets de quelques lignes sont souvent gros d’informations non-dites, comme des patates chaudes dont le rédacteur ne sait que faire.

Dans Libé du 18 octobre, y’en a une qui vaut son pesant de cacahuètes. Un syndicat américain, l’USW (United Steel Workers, le syndicat des sidérurgistes) accuse les Chinois d’avoir subventionné à hauteur de 216 milliards de dollars les fabricants de technologies visant à réduire les émissions de carbone. Il paraît que ça crée une distorsion dans les marchés. Pas contents les métallos yankees : le montant représente « plus du double de ce que dépensent les Américains et la moitié de ce qui est dépensé au niveau mondial ».

Moi, je trouve ça plutôt rigolo. Voilà des années qu’on nous bassine sur les Chinois pollueurs sans vergogne, égoïstes et destructeurs de la planète. Quasiment, on les a accusés d’avoir fait échouer le grand raout de Copenhague. Ben non. Ils dépensent autant que le reste du monde pour améliorer le bilan carbone. Vu leur fonctionnement, on peut parier qu’ils vont avoir des résultats.

J’avais, il y a quelques mois et en d’autres lieux, émis l’hypothèse que le peuple qui avait inventé le feng shui ne pouvait pas se désintéresser des problèmes écologiques. La base du fonctionnement chinois, depuis plus de vingt siècles, c’est l’harmonie de l’homme et du monde. Ce n’est pas moi qui le dit, c’est Van Gulik. Il savait de quoi il parlait. Cherchez sa bio sur Wikipedia, vous comprendrez.

Le feng shui, c’est l’harmonie avec les vents et les eaux. L’homme ne peut survivre si cette harmonie est rompue. Chez les bobos qui préfèrent les livres de recettes aux livres de réflexion, c’est devenu la manière de placer son lit et d’orienter ses chiottes. Quelque chose comme « chiottes à l’ouest, le ventre se déleste ». Je rigole pas, je rigole jamais devant la bêtise. Il y a des dizaines de livres pour vous expliquer comment orienter sa table et son lit. Où que vous soyez. Et quels que soient les vents et les eaux. On veut du concret, mais on est trop fainéants pour travailler le concret. C’est sûr qu’on vit pas pareil sur un socle granitique que sur un sol karstique. Mais si on doit faire de la géologie avant de penser une décoration, où va t-on ? Ne parlons même pas de la magnétométrie.

Et donc, les Chinois, ils savent que les problèmes écologiques sont fondamentaux. En même temps, ils savent qu’à terme ça va être un marché. Colossal. Alors, ils investissent. Ne nous leurrons pas. Ils font d’abord ça pour eux. Ils ont plein de petits constructeurs de voitures électriques.. Avec des noms à mourir, comme NICE CARS (No Internal Combustion Engine) ou BYD (Build Your Dreams). Des mecs qui font de petites autos pour des gens pas très riches, comme Fiat avait fait la 500 ou Renault la 4CV. Des gens même pas assez riches pour se payer le plein d’essence.

C’est bien, ça leur fait un laboratoire grandeur nature. Et puis, les piles, ils connaissent : ils produisent plus de 90% des piles et batteries dans le monde. Forcément, va y avoir du déchet. Comme chez nous : plus de 200 constructeurs d’automobiles en France il y a un siècle, deux aujourd’hui.

En fait, ce qui me plait, c’est que l’obligation de l’avenir rencontre l’obligation de la tradition. Vivre en harmonie avec la nature, c’est désormais un marché. Penser demain avec les instruments de réflexion d’hier. Pour ça, il faut être dans un continuum historique. Si tu vois pas plus loin que le bout de ton nez, tu vas pas loin.

Les USA sont un peuple à courte vue. D’abord parce qu’ils n’ont pas d’Histoire. Ne hurlez pas. Quatre siècles, ça fait pas une histoire. Quatre siècles en incluant la période de découverte. La nation américaine, c’est deux petits siècles. Alors, effectivement, quand ils regardent en arrière, y’a pas grand chose à voir. Pas beaucoup d’exemples à suivre. Et donc, en toute logique, ils préfèrent aujourd’hui à hier. Le syndicat USW, il ferait mieux d’engueuler son administration qui prend du retard. Les Ricains, ils aiment la compétition. Ils vont être servis.

Ça valait la une de Libé, je trouve. C’est une bonne nouvelle. Ça va pas nous améliorer la balance commerciale mais vu son état…. C’est aussi symptomatique. Nous, on cause, on cause, on cause. On a Arthus-Bertrand et Nicolas Hulot, les Laurel et Hardy du développement durable, on fait des films et des colloques. Pour ce qui est du concret, c’est autre chose. M’enfin, l’essentiel, c’est que ce soit fait. Par les Chinois ou par d’autres, peu importe. L’important, tout le monde vous le dira, c’est d’améliorer le bilan carbone. La nationalité des procédés, on s’en fout.

Ça va nous coûter cher ? Oui. Très cher.

On en reparlera…

lundi 18 octobre 2010

SEGOLENE ET LES CLASSIQUES

Juste une question : tu préfères Ségolène Royal ou Victor Hugo ? Ho, c’est con, ta question. C’est pas pareil. Question barbe ou gambettes, c’est vrai que c’est pas pareil. On peut pas confondre la Madone du Poitou et le Prophète de Guernesey.

La polémique autour de l’appel ségolénien (c’est mieux que royaliste, pas vrai ?) et la pathétique tentative d’explication de la donzelle façon « c’est pas ce que j’ai voulu dire » m’a affligé. A cause des Misérables. Il est vrai que ce monument de la littérature n’est plus qu’une comédie musicale anglaise que les critiques encensent, vraisemblablement parce que toute charge politique en a été ôtée.

Dans les Misérables, il y a une icône : Gavroche. Un môme de quatorze ans qui va se faire flinguer sur les barricades des Trois Glorieuses. Une icône de la République, une icône des valeurs républicaines, un symbole des luttes qui ont construit notre histoire. Un môme qui meurt sous les balles réactionnaires en invoquant Voltaire et Rousseau, la France des Lumières.

Au nom de Gavroche, les mômes des lycées, ils ont le droit de manifester. C’est Gavroche qui leur offre ce droit. Gavroche et Hugo. Tous les censeurs, tous les critiques, tous ceux qui se sont acharnés sur Chabichette ont, dans le même temps, craché sur Gavroche, craché sur Hugo.

Au nom de Gavroche, les mômes, ils ont le droit de descendre dans la rue. Ils ont le droit de participer à la vie de leur pays. J’entends avec effroi, les mêmes réflexions que je recevais dans les dents, voici quarante ans. « Ferme ta gueule, t’as pas le droit de vote » (je rappelle qu’à l’époque, la majorité électorale c’était 21 ans). Eh, bouzigue, c’est bien parce que je pouvais pas m’exprimer avec un bulletin que j’avais choisi les pavés. Comme Gavroche.

Y’a pas à discuter, à se poser des questions, à se demander quoi et qu’est-ce. Gavroche suffit. Il est l’explication totale, la justification suprême. Si tu refuses Gavroche, tu as choisi ton camp.

Remarque, Ségolène, peut être qu’elle lit surtout Marc Lévy. Va savoir…