dimanche 30 janvier 2011

NOSTALGIE

Manu me dit que mes textes puent la nostalgie, le regret du monde d’avant. J’accepte la critique, mais elle n’est pas pertinente. C’est juste le ressenti de Manu. Douglas me reproche de sélectionner mes immigrés et d’oublier les végétaux importés, à commencer par le maïs. Sauf que le maïs n’a pas éradiqué le blé et que les autres végétaux qu’il cite (les solanacées essentiellement) n’ont pas remplacé des végétaux indigènes mais sont venus s’ajouter à notre palette. Il aurait pu parler des fleurs car tout ce qui orne nos jardins ou presque vient d’ailleurs. Ou des arbres : on pleure sur les platanes qui semblent faire partie d’un patrimoine éternel alors qu’on les ignorait jusqu’au XVIIIème s. Tout ceci est venu en plus. Pas à la place. Tout ceci est venu avec un désir de mieux connaître, pas un souci de faire du blé. Sauf en Aquitaine, où on fait du blé avec le maïs.

Ce qui m’insupporte, en fait, c’est la perte. Perte des savoirs, perte des connaissances, perte des objets, perte du langage. Je me fous totalement que tu manges du foie gras de mauvaise qualité. Mais je n’accepte pas que les savoirs (et les races de canard) liés au foie gras disparaissent. Parce que le plus souvent, ces disparitions sont irréversibles et que l’Humanité en est appauvrie.

Parce que le plus souvent aussi, ces disparitions sont le fait d’une idéologie qui avance masquée, une idéologie du nivellement par le bas. Le masque, c’est le langage qui véhicule des notions stupides comme le modernisme (on dit la modernité, voire la post-modernité, langage de cons : on peut savoir ce qui est moderne vu que c’est actuel, mais affirmer que ce qui est actuel c’est l’après-actuel, faut pas avoir peur de dire n’importe quoi).

Le tramway, c’est moderne. J’ai vu détruire les anciennes lignes de tramway, au motif que le tramway, c’était ringard et dépassé. Si vous ne me croyez pas, feuilletez les anciennes collections de la presse régionale de la fin des années 1950. Ringard hier, moderne aujourd’hui. Ouais, me dit Manu, mais les conditions ont changé. Faut réfléchir. Ringard quand il n’y avait pas de voitures et que les transports en commun étaient un impératif. Moderne quand il y a trop de voitures et que les transports en commun sont un impératif. Je ne vois pas que les conditions aient changé. Fondamentalement, je veux dire. Le reste n’est que détail.

La perte, on n’a aucune idée où elle va se loger. J’ai rencontré une fois une nana dont le boulot consistait à restaurer des textiles anciens. C’est bien les restaurateurs, ça sauve le patrimoine. Sauf qu’elle, elle avait du mal à bosser faute d’aiguilles. A chaque tissu son aiguille. Les chasubles très anciennes, faut des aiguilles à la fois fines et solides, mais pas trop fines quand même. Au Moyen-Age, c’étaient les forgerons qui faisaient les aiguilles, entre deux socs de charrue et une hallebarde. Comme on ne sait plus forger des aiguilles comme ça, elle devait adapter mais elle n’y arrivait pas toujours. La perte du savoir de la forge conduisait à la perte de textiles précieux. C’est comme le cousin de Vincent. Bronzier d’art depuis des générations, de père en fils depuis Louis XIII. Il a arrêté de former des compagnons bronziers. Parce que, quand il avait formé un mec dans son atelier où il a plus de trois mille burins à ciseler, chacun conçu pour un travail précis, l’ouvrier formé ne trouvait pas d’outils à acheter vu qu’il n’y a plus personne pour les fabriquer. Il avait un savoir et ne pouvait pas le mettre en œuvre. Dans ces conditions, autant ne pas apprendre.

Je sais, c’est des détails de l’Histoire. Sauf que ces centaines de détails, ça fait quand même des trous dans notre patrimoine. On a un Ministre pour ça, mais il s’en fout, il préfère payer pour coller des mangas à Versailles. Remarque, ça cache les appliques en bronze doré qu’on a du mal à refaire.

Venant d’une ville ancienne, j’ai une vénération pour Viollet-le-Duc. Il a sauvé. Pas toujours parfaitement, mais il a sauvé. Carcassonne, c’est tout simplement génial. Ça ne m’empêche pas de bader les architectes contemporains. Va voir l’aéroport de Bilbao, dessiné par Calatrava, tu pleures sur Roissy. Tiens, Bilbao, c’est un bon exemple. Le métro, c’est Foster. Le Guggenheim, c’est Gehry. Mais si tu longes la rivière, tu vas tomber sur le pont transbordeur du début du siècle, inscrit au Patrimoine mondial. Et si tu remontes vers Abando, tu découvres l’architecture moderniste de l’Ensanche. Après quoi, tu peux aller voir la basilique romane de Begoña et le quartier ancien des Siete Calles. A Bilbao, on a fait du moderne, sans toucher à l’ancien. Chaque chose à sa place et rien n’est perdu. A Marseille, le pont transbordeur, on l’a détruit, y’a plus que Pagnol pour en parler. A Bayonne, on a rasé les casernes du XVIIIème. A Poitiers, on a détruit un bout du centre ancien pour y faire un commissariat en béton. La liste est invraisemblable. Comme si on ne pouvait pas créer du neuf sans détruire du vieux. Comme si on n’avait pas de place pour que chaque chose soit à sa place.

C’est pareil pour tout. On perd les espèces de fruits anciens, les races animales. Avant de chouiner sur la biodiversité, on pourrait balayer devant notre porte. On perd les savoirs et les langages. Manu me dit que je suis « un homme du XIXème ». L’une des caractéristiques les plus intéressantes du XIXème, c’est l’explosion éditoriale des dictionnaires et des encyclopédies. Tout le monde connaît Larousse et Littré. On connaît moins Roret et Migne et bien d’autres. Le XIXème savait une chose, c’est que pour communiquer, il importe d’avoir un code commun et que ce code était linguistique. Un dictionnaire, ça permet à tout un chacun de se référer à un code et d’utiliser les mêmes mots dans le même sens. Ce n’est pas être nostalgique que de constater que nous vivons l’explosion des langages tribaux, des langages d’exclusion : j’utilise volontairement des mots que tu ne comprendras pas. Bon. Si le mec veut m’exclure de son monde, on ne peut pas me demander de l’inclure dans le mien, non ?

Le grand truc, c’est de dire que ça sert à rien. Ça sert à rien aujourd’hui. Mais demain ? Aujourd’hui, ça sert à rien de savoir faire le point avec des tables HO 249 : on a des GPS. Mais qui peut être sûr qu’on aura toujours des GPS ? Pour les siècles des siècles ? Des GPS fabriqués avec des métaux rares qui s’épuisent inexorablement ? Tu vois, Manu, je suis pas nostalgique, je me projette dans l’avenir, un avenir qui, comme toujours, est incertain.

Revenons à la nostalgie de la bouffe. L’un des maîtres de la cuisine de la Belle Epoque, Ali-Bab, incluait dans sa Gastronomie Pratique de recettes venues d’ailleurs et notamment du Proche-Orient. Il avait ADOPTE ces recettes pour leurs qualités gustatives. Nous vivons un temps où on ADAPTE. Réfléchissez à cette opposition structurale (binaire dirait Douglas). AdOpté/AdApté. Ce n’est pas la même chose. Adapter, c’est aller vers la facilité. Pour pas m’emmerder, je modifie, je retouche, je vais au plus simple. Certes, je perds, je m’éloigne de l’original et ces incessants glissements infinis finissent par modifier complètement le paysage technologique mais aussi les conditions épistémologiques et les modes de pensée. En fait, la modernité semble être devenue un long chemin vers la facilité. Sauf pour quelques uns (les chercheurs notamment), installés dans des ghettos soigneusement isolés mais à qui on demande surtout des thèses simples, des explications simples et des technologies facilitatrices. Moyennant quoi, la télé invite les Bogdanoff et évite Changeux. Ça m’aurait plu pourtant une émission dirigée par Changeux pour m’expliquer pourquoi certains (dont je suis) n’aiment pas voir Murakami à Versailles.

On me l’a reproché : il paraît que je suis « élitiste ». Comme Jules Ferry, je pense. Apprendre à écrire à des illettrés, c’est le premier pas vers l’élitisme à une époque ou seule l’élite peut lire le journal. Etre élitiste, c’est justement refuser l’élite et penser (ou croire, il y a du religieux là-dedans) que tout le monde peut accéder à tous les savoirs, que tout le monde peut accéder à l’élite. A condition de bosser.

On en reparlera…..

lundi 24 janvier 2011

ETRE PRIS POUR UN CON

En fait, j’aime bien être pris pour un con. Ça m’excite. Je me demande toujours jusqu’où ils vont oser aller. Et je ne suis jamais déçu. Ils vont toujours plus loin que j’avais imaginé.

Prends mon boulanger. C’est un boulanger tendance. Le genre qui n’hésite pas à afficher qu’il travaille avec un « designer en pâtisserie ». Tu sais ce que c’est, toi, un designer en pâtisserie ? Tu m’expliqueras. Mon boulanger, il prend pas de commandes. Il te propose des gâteaux « en édition limitée ». Edition ! Le mec, il sort du pétrin pour entrer dans la culture. Il est en bonne compagnie avec un ministre qui va se faire peler le jonc en Thaïlande à l’âge où Malraux était dans la Sierra de Teruel. Faut dire aussi que les éditions limitées, ça existe plus dans l’édition. Normal qu’on les retrouve dans la boulange.

Mon boulanger, il a fait peindre par un autre designer une phrase sublime où il explique pourquoi il est bon. Ça commence comme ça : « Avec mon meunier, installé en plein cœur de la Beauce… ». Mon meunier ! Ça t’évoque Daudet, le moulin de Maître Cornille, la farine artisanale, le vent qui meut les ailes pour moudre doucement la farine. Le « meunier », on le connaît, il lui fournit ses sacs à pain, y’a le nom dessus. C’est une minoterie industrielle, pas une petite, un gros machin à 1,5 millions d’euro de capital. Pas con d’ailleurs : leur newsletter s’appelle « Lettre de mon moulin ». Tu vois bien que Daudet est pas loin !
C’est vrai qu’il est installé en plein cœur de la Beauce. Dans une zone industrielle de la banlieue de Chartres. « En plein cœur de la Beauce », ça t’évoque les blés qui ondulent, le paysan avec sa faux sur l’épaule. Pas vraiment une zone industrielle, mais, bon, y’a pas mensonge sur la localisation géographique.

Dans la phrase, rien n’est faux stricto sensu. C’est juste de la com’ avec la référence obligée aux fruits de saison, référence qui ne gêne pas le quidam qui achète en janvier un gâteau délicatement décoré avec des framboises dont je ne savais pas que l’hiver était la saison. Références aux œufs frais, aux gousses de vanille et au lait qu’on imagine crémeux. Après, si t’es casse-couilles, tu vas regarder la couleur des gâteaux. Ça flashe, avec des verts acidulés et des roses de Cadillac repeinte. Des couleurs que j’ai jamais vues dans la nature, mais j’imagine que les colorants sont certifiés comme il convient. Et choisis par le designer en pâtisserie.

Si tu crois tout ça, alors t’es prêt à tout croire, les conneries des hommes politiques et les à-peu-près du journal télévisé. Si t’acceptes tout ça, t’es prêt à tout accepter. Moi, ça me met en transes. C’est pour ça qu’en général, c’est ma femme qui achète le pain.

Remarque, on est en bonne compagnie chez ce boulanger. C’est là que j’ai compris que Christophe Alévêque était un grand humoriste, un de ceux qui n’oublient pas les fondamentaux. Un matin pluvieux, l’artiste chaussé de bottes de qualité, s’est payé un gadin de première avec sa baguette sous le bras. On sait, depuis Bergson, que la chute est l’un des premiers ingrédients du rire. Pourtant, personne n’a ri. Je veux dire que personne ne s’est moqué. Intérieurement, je n’en jurerais pas. Le comique était rouge de confusion ce qui aurait suffi à me le rendre sympathique si je ne l’avais pas déjà apprécié. Faudra réfléchir sur ce fait : le gadin fait rire à la télé et rend honteux dans la vraie vie.

Pourtant, je me suis posé une question : lui qui sait décoder avec pertinence les discours politiques s’interroge t-il sur le discours du boulanger ? Ou bien, comme moi, va t-il là parce que c’est le plus proche et qu’y a pas de raisons de se compliquer la vie ? A moins que nous ne soyons en présence d’une division du métier de comique, d’une spécialisation à outrance. Les boulangers, c’est le registre de Chevallier et Laspallès avec leur sketch hilarant sur les maîtres-boulangers.

Pourtant, je ne suis pas loin de croire que nous nageons là en pleine politique. Ce sont les mêmes mécanismes qui sont à l’œuvre, l’utilisation délirante de l’à-peu-près, la communication qui glisse sans cesse vers le mensonge, la poétique du marketing. Le meunier en pleine Beauce m’évoque irrésistiblement les tomates provençales produites en Chine ( voir http://rchabaud.blogspot.com/2010/10/le-cabanon-de-gentelle.html ).

Bof, il me reste Dutronc : on nous cache tout, on nous dit rien….

On en reparlera….

mardi 18 janvier 2011

PARLONS UN PEU DES IMMIGRES

Faut pas croire : y’a pas que des immigrés sans papiers. Y’a plein d’immigrés légalisés, acceptés, chouchoutés.

Cairina moschata, par exemple. Vous connaissez pas ? Bien sûr que si, vous le connaissez. C’est le nom scientifique du Canard de Barbarie. Un immigré venu des Etats-Unis malgré son nom. Ma Tante Marie l’appelait « canard marin » et n’en voulait pas dans sa basse-cour. Vous vous baladez dans les Landes, vous voyez que lui et son rejeton le mulard qui est un hybride. Stérile ce qui est un avantage.

Les débiles de Wikipédia affirment que « le canard du sud-ouest n’accepte que ces races ». Barbarie et mulard. C’est faux, bien entendu. Il y a encore cinquante ans, ce qu’on voyait surtout dans le Sud-ouest, c’était le canard de Rouen qui, lui, s’appelle Anas platyrhynchos.

Ouais, bon, un canard, c’est un canard. Ben non. En zoologie basique, le premier syntagme du nom définit le genre. Cairina, c’est un genre. Anas, c’en est un autre. Pour les espèces européennes, Anas, c’est le canard ou la sarcelle. Même genre, pas même espèce. Cousins proches. Quand t’es pas du même genre, c’est vraiment pas pareil. T’es cousin éloigné. Comme l’âne, le cheval et le zèbre.

Chipotons pas, dit l’éleveur, ça change rien. Ben si, ça change. Ça change tout. Le canard de Rouen, le canard autochtone, il est petit. Pas facile de lui faire dépasser les 3 kilos. Le Cairina américain, c’est un gros pépère. Il peut atteindre les 4 kilos sans problèmes et même les dépasser. Un bon tiers de plus. Tout fait un bon tiers de plus : la tête, les pattes et…le foie. Et donc, si tu produis du foie gras, l’immigré Cairina c’est pain bénit. Avec la même quantité de bouffe, il te donne 30% de foie gras en plus. Et il grossit plus vite.

En plus, l’immigré, il cancanne pas. Silence garanti dans l’élevage et quand t ‘as vécu avec les canards, tu sais que c’est pas un détail. Le canard américain, il a pas besoin de plan d’eau : un canard pas nageur, ça simplifie l’élevage. Vu qu’il est plus gros, il est plus solide, il accepte le gavage mécanique. L’autochtone, je me souviens, fallait le prendre entre ses jambes, lui caresser le cou pour faire glisser le tube, doucement, au moindre faux mouvement, il passait de vie à trépas. Le Rouen, c’est un délicat, une chochotte. L’Américain, tu le prends, tu lui colles la canule dans le gosier et hop ! gavé. Du coup, t’en as plus. Ma Tante Marie, elle avait une bande de quarante canards. L’éleveur contemporain, il en a deux ou trois mille. La production de Tante Marie, elle se comptait en kilos, les mecs ils réfléchissent en tonnes.

Y’a une autre différence dont on ne parle jamais. L’Américain, il est moins bon, moins fin, moins goûteux. Fais l’essai si tu trouves du canard de Rouen. Fais cuire un de chaque et goûte. Goûte soigneusement. Tu verras. Et si, en plus, ton canard, il a été élevé avec de vraies céréales et pas avec des sacs de nourriture industrielle toute préparée, tu comprendras ce que je veux dire. Idem pour le foie gras. C’est presque une règle en cuisine : plus petit, c’est plus fin. Vaut mieux l’agneau que le broutard.

Ouais, vont dire les tenants de l’industrialisation, mais aujourd’hui, le foie gras est à la portée de toutes les bourses. Exact. Quand j’allais à Peyrehorade avec Tante Marie, le foie gras valait 12 000 francs le kilo. Des francs anciens. Le SMIC était à 60 000 et avec un SMIC t’avais cinq kilos de foie gras. Aujourd’hui, à Peyrehorade, le kilo est à 25 euro et le SMIC est à 1200 euro. Pour un SMIC, t’as 48 kilos.

Sauf que c’est pas le même foie gras. Pas le même canard, pas la même bouffe, pas le même gavage. Rien n’est pareil. Tante Marie, le matin, elle allait chercher des orties dans les fossés : l’ortie, c’est un dépuratif du foie, quand t’en mets dans la pâtée tu soignes en même temps que tu gaves. Subtil. Les éleveurs industriels, ils font pareil mais avec des médicaments ajoutés aux granulés industriels. C’est moins fatigant, t’admettras. Toutes ces différences, on les retrouve dans le foie gras, son goût, sa texture. Un essai intéressant : poêler une escalope de foie gras et peser la perte.

Remarquez, Cairina moschata, c’est pas le seul immigré américain qui nous emmerde. Y’a Lepomys gibbosus, aussi. La perche-soleil encore appelée calicoba. Depuis qu’elle a envahi nos lacs et rivières, le goujon recule. Plus de friture, vu que le calicoba, il a tellement d’arêtes qu’il est inbouffable. Y’a aussi la Tortue de Floride qui chasse petit à petit la Cistude d’Europe. Et Orconectes, l’écrevisse américaine qui a pratiquement éradiqué l’écrevisse locale à pattes rouges. Et le vison américain. Et le rat musqué, originaire (aussi) d’Amérique. On se fait une fixette sur l’immigré à deux pattes, le Rom ou le Black. Et on oublie l’immigré invisible, celui qui nous pourrit le biotope. Remarque, il est pas venu tout seul. Si on l’a importé, c’est qu’il avait un intérêt économique. Plus gros, plus costaud, plus facile à élever, plus résistant, produisant plus de fourrure ou de foie gras. En général, il vient d’Amérique. Comme McDonald. C’est pas un hasard. Juste un truc qui s’appelle le productivisme.

Pour en revenir au canard, si tu prends un livre de recettes classiques (je veux dire un livre du XIXème s., le Dictionnaire de cuisine d’Alexandre Dumas, par exemple), tu t’aperçois que le canard, il est toujours farci. Normal. Il est petit. Si tu rajoutes pas la farce, tu peux pas manger à quatre sur un canard de Rouen. Ça, c’est le truc qui tue. En plus d’être fragile, faut passer une heure à préparer une farce pour avoir à bouffer. Même plus en rêve à l’époque du micro-ondes et de la nana qui bosse.

Alors, on peut toujours inscrire la gastronomie française au Patrimoine mondial. Reprenez les bases de ce Patrimoine, les livres de Dumas, de Brillat-Savarin, de Carême et regardez ce que vous pouvez refaire comme recettes aujourd’hui. Déjà, y’a un gros paquet de recettes, la base c’est les abats, les ris, les foies, les cœurs, les rognons. Cherche un tripier dans ton quartier, y’en a plus. Les abats, pour les trouver, faut les commander. Pareil pour la tête de veau ou les oreilles de cochon. Et encore, t’es pas sûr d’en trouver. Faut être copain avec ton boucher.

Parce que ton boucher, il va au plus simple. A ce qui se vend sans fatigue. En trente ans, les bouchers, ils sont devenus bouchers-charcutiers, puis bouchers-traiteurs. T’as plus rien à faire. Ça tombe bien, tu sais plus rien faire. Même pas les courses. J’en cause avec un gamin de trente ans. Je lui raconte qu’il y a peu, juste avant qu’il naisse, il y avait des bouchers pour le bœuf et le mouton, des charcutiers rien que pour le porc, des boucheries chevalines qui ne vendait que du cheval, des volaillers et des tripiers. Mais alors, tu faisais la queue à chaque fois ? Ben non, je faisais pas la queue. Les dix clients qui sont devant toi chez le boucher qui vend de tout, ils étaient répartis dans quatre ou cinq magasins. Et j’avais pas besoin d’attendre trois jours si je voulais de la joue de bœuf. Le môme, il écarquillait les yeux : ça se mange, ça ? Ouais. Confit avec une sauce au vin. Même que ça fait partie du Patrimoine de l’Humanité. D'accord, normalement, c'est moins cher que le steack. Alors, ton boucher, il va pas s'emmerder avec des joues de boeuf. Même au nom du Patrimoine.

Le Patrimoine, il a du plomb dans l’aile. La Patrimoine, c’est de l’Histoire, du savoir, des habitudes, du travail. Il est vrai que d’après le Ratatouille de Disney, tout le monde peut être cuisinier. Sympa pour les mecs qui vont dans les écoles hôtelières.

On en reparlera…..

jeudi 13 janvier 2011

LA MONDIALISATION, C'EST DU PIPEAU

Question récurrente : doit-on se protéger de la mondialisation ? Horreur ! Le spectre du protectionnisme apparaît comme la statue du Commandeur à la fin de Don Juan. Tous le serinent à l’envie : le protectionnisme, c’est fini. C’est pas bien. Caca, le protectionnisme. Le monde doit être et rester ouvert.

Sauf que c’est pas possible. Le monde n’est pas ouvert. On est peut être un producteur mondialiste, un consommateur mondialiste, un penseur mondialiste, mais il y a un truc qu’on n’est pas et qu’on n’est pas près d’être : un contribuable mondialiste.

Ne cherchez pas pourquoi les Etats-Nations survivent, pourquoi se pose le problème de l’identité nationale, pourquoi on joue sans cesse la grande valse de « je suis-tu n’es pas ». C’est parce qu’une fois par an, le gouvernement français vous adresse une petite lettre avec les sommes à payer. A chaque discussion idéologique un peu serrée, le budget de l’Etat s’invite. Parlez de l’immigration, vous aurez ceux qui proclament que c’est une richesse pour la France et ceux qui se demandent pourquoi ils doivent payer. Parce que faut pas délirer, c’est la vraie question. Le mec qui vote FN, c’est parce qu’il en a marre de payer pour accueillir. Discutez avec eux, ce sera toujours l’argument suprême, celui de Rocard : « La France n’a pas vocation à accueillir la misère du monde ». Le pognon de Bongo, ça va. Les allocs de Mohammed, ça va plus.

Mais ça, c’est juste un épiphénomène, la pointe émergée de l’iceberg, le truc qui concentre toutes les crispations, toutes les rancœurs. Ce qu’on comprend immédiatement. Je préfèrerai qu’on parle de la pêche, par exemple.

Prenons un gros distributeur, la société Croisement, par exemple (le nom a été changé, comme on dit dans les journaux sérieux). Pour offrir du poisson au meilleur prix à ses clients adorés, la société Croisement va importer des colins du Chili ou des coquilles Saint-Jacques de Patagonie. C’est pas tout à fait les mêmes que les locales mais la loi impose de mettre le binomen linnéen et le consommateur est informé car il fait bien la différence entre Pecten maximus (coquille St Jacques de l’Atlantique) et Argopecten purpuratus (la coquille chilienne). Consommateur, si tu ne fais pas la différence, c’est que tu as séché les cours de biologie, tu es coupable, le magasin respecte la loi qui te protège.

Ou bien, Croisement va acheter d’énormes quantités à des pêcheurs capables de les fournir. Vous imaginez bien que c’est pas les thoniers-canneurs de St-Jean-de-Luz qui peuvent fournir les centaines de tonnes de thon rouge qui font la sieste sur les rayons d’un bout de l’année à l’autre. Ces ringards de pêcheurs artisanaux français, ils peuvent tout juste fournir en été, quand les thons sont revenus dans le Golfe de Biscaye, et encore pas assez. Heureusement pour Croisement, il existe des pêcheurs industriels et des éleveurs industriels qui comprennent les nécessités du commerce moderne. Pas nécessairement français, mais c’est la mondialisation.

Alors le consommateur, moi, toi, nous, il va acheter « mondial ». Il préserve son pouvoir d’achat. Il est malin, le consommateur.

Le petit pêcheur de St-Jean-de-Luz , quand il prend du thon, il a intérêt à s’aligner sur le cours mondial, sans ça, le thon, il se le garde. Forcément, il est pas équipé pour lutter et donc, il perd du fric. Alors, il arrête. Personne ne peut bosser en perdant du fric. Si tout va bien (façon de parler), l’Etat va lui donner du fric pour compenser la perte de son bateau. Si tout va bien (façon de parler), l’Etat va lui donner du fric pour se former à autre chose, se reconvertir. L’Etat va faire la même chose pour les conserveries, pour les shipchandlers, pour les chantiers navals et David Pujadas nous annoncera que le secteur de la pêche souffre mais que l’Etat a pris les choses en mains.

L’Etat, c’est à dire moi, toi, nous. La reconversion du secteur de la pêche, ça impacte nos impôts. Ce que tu gagnes de la main droite, tu le payes de la main gauche. C’est pas pareil : ce que tu gagnes, tu peux le compter, suffit de regarder les étiquettes. Ce que tu perds, c’est dans un gros bordel appelé "Budget de l’Etat" et t’as aucun moyen de savoir ce que ça te coûte. Peut-être qu’au final, tu es gagnant. Et au final, tu es sûr d’être gagnant dans un cas : si tu ne payes pas d’impôt. Enfin, pas si sûr. Peut-être que pour aider les pêcheurs, l’Etat a du « arbitrer » et qu’on va te diminuer tes APL ou ton RSA.

Le seul truc dont on soit sûr, c’est qu’après la disparition des petits pêcheurs, on n’a plus le choix. Il n’y a plus que les pêcheurs industriels qui fournissent Croisement. Et Croisement en profitera pour affirmer que ses choix stratégiques sont bons puisque le marché lui donne raison. On appelle ça l’auto-référence. Evidemment, il y a un dommage collatéral : les pêcheurs industriels détruisent « la ressource ». Mais bon, c’est pas le même Ministère. On fera des colloques. Diviser pour régner, ça marche aussi avec le savoir.

Ce que je dis des pêcheurs, je pourrais le dire des producteurs de tomates ou des éleveurs de moutons. A force d’acheter ailleurs, Croisement et ses copains (Auprès, Roulette ou Hautecloque), ils ont réussi à ce que la France soit désormais incapable de nourrir ses habitants. Ils ont réussi en pratiquant ce que tous les capitalistes du monde savent faire : privatiser les gains et mutualiser les pertes. Le gain de la coquille Saint-Jacques chilienne, il est pour eux. Les coûts de la reconversion des pêcheurs normands, ils sont pour nous. Les coûts écologiques, ils sont aussi pour nous. Si tu comprends pas que l’écologie est naturellement anti-capitaliste, faut revoir tes neurones.

Le budget de l’Etat, c’est tout simplement la démonstration que la mondialisation, c’est du pipeau. C’est du pipeau pour le citoyen parce que c’est le citoyen qui paye. Les aides à la destruction des bateaux, les aides à la mise en jachère, les aides aux producteurs de lait. Tiens, là aussi. Les groupes laitiers refusent de payer plus cher que le prix mondial. L’éleveur français souffre, le contribuable contribue. On a réussi un sublime tour de passe-passe : l’entrepreneur est exonéré de tout devoir social.

Idéologiquement, je ne suis pas un fanatique de l’Etat-Nation. Mais je ne peux pas en sortir. Tous les ans, je lui fais mon chèque. Plus que ma carte d’identité, c’est ce chèque qui justifie de mon appartenance au groupe. C’est ce chèque qui marque ma solidarité, acceptée ou contrainte. Alors, oui, quand chantent les sirènes du protectionnisme, j’écoute leur mélodie, même et surtout si je me sens internationaliste.

On en reparlera….

jeudi 6 janvier 2011

FROMAGE ET GEOPOLITIQUE

Le fromage est-il une des pierres de touche de la géopolitique ? La pensée de Périco Légasse est-elle plus pertinente que celle de Jean-Christophe Victor ?

La réponse est « Oui ». Jetons un œil sur l’histoire. Le fromage existait avant Louis Pasteur. Bien avant. On peut en déduire sans risques que le fromage, dans son acception première, est à base de lait cru. Non pasteurisé. Le fromage du corbeau LaFontainien ne pouvait pas avoir été produit avec une technique inconnue au XVIIème siècle.

Qu’est ce que ça change ? Tout. La pasteurisation tue le fromage dont la vie n’est que multiplication de germes qui, au fil des jours, vont changer son apparence et son goût. Un « fromage » au lait pasteurisé n’est plus un fromage. C’est un produit figé, un ersatz, une momie. Le seul intérêt de la pasteurisation, c’est d’allonger la durée de conservation, de permettre d’avoir des DLC (dates limites de consommation) plus longues. La pasteurisation emmerde le producteur qu’elle oblige à avoir des installations importantes et contrôlées. La pasteurisation emmerde le consommateur qui ne retrouve plus le goût de son produit. La pasteurisation ne sert que les intérêts du commerçant qui va mieux et plus facilement gérer son stock. Louis Pasteur, icône de la Troisième République laïque et radicale, est devenu un valet du grand capital. Dans les rayons de la grande distribution, 90% des fromages sont pasteurisés (ou thermisés, c’est kif-kif).

Faut dire que les petits commerçants ont facilité le processus. Dans ma rue, il y a trois « maîtres-fromagers ». Ça fait bien sur l’enseigne. Sauf que c’est des « maîtres » autoproclamés. Depuis la loi Le Chapelier (1792), il n’y a plus de guildes, plus de corporations, plus de compagnons et, partant, plus de maîtres. Il n’y a pas de diplôme de fromager, n’importe qui peut vendre du fromage. Et il n’y a pas, officiellement, de maître-fromager. C’est juste un truc sur l’enseigne, un truc de marketing (ou de réclame, c’est pareil).
Ces « maîtres-fromagers » sont totalement incapables d’affiner un fromage. Le plus souvent parce qu’ils n’ont pas de cave d’affinage ce qui est, on en conviendra, une raison suffisante. Au mieux, ils auront des frigos avec des températures différentes. Ce n’est pas la même chose. Une cave n’est pas à température égale et constante. Il y a des zones dont chacune conviendra mieux à tel ou tel fromage. C’est compliqué comme de lire une partition de Bach.

J’ai appris ça chez Baud et Millet à Bordeaux. Trois caves d’affinage et des centaines de fromages qu’on fait passer chaque jour de l’une à l’autre, voire d’une zone à l’autre. Un boulot de virtuose pour que le client puisse déguster le camembert exact dont il a exactement envie. Un respect du fromage que l’on peut confondre avec de la vénération. En fait, une réelle, totale et solide culture, c’est à dire un savoir appuyé sur l’Histoire. Une culture liée à un apprentissage, à du temps consacré, à un échange entre générations.

Toutes choses qui montrent l’importance géopolitique du fromage. Un personnel longuement, soigneusement formé, on le garde, on sait ce qu’il vaut en investissement. Investir sur l’homme, c’est un choix géopolitique. Choisir le petit producteur et ses obligatoires imperfections, c’est aussi un choix géopolitique. J’en profite pour rappeler le mot de Françoise Etchebarne, producteur de fromages à La Madeleine : « La constance, c’est pour les industriels… et les maris ». Quand on va acheter un fromage chez Françoise, on se balade dans la grange, on fait un premier tri selon la couleur et la densité de la croûte, on enlève de minuscules carottes de fromage qu’on mâchouille lentement. OK, c’est pas performant. Faut une heure pour choisir son fromage, mais comme il faut déjà une heure pour monter à La Madeleine, c’est pas bien grave. Le fromage, c’est aussi du temps et c’est aussi pour ça que c’est géopolitique.

L’une des pierres de touche de la géopolitique contemporaine est l’éradication des savoirs et la négation du temps qui en est une des composantes. La plupart des géopoliticiens vous parlent d’une situation à un point T qui est généralement aujourd’hui. Que cette situation provienne d’une longue maturation historique, qu’il s’agisse d’une évolution à petites touches n’est jamais évoqué. Parfois aussi, le temps s’arrête au mauvais moment. J’ai entendu un « spécialiste », au moment des attentats de Bombay, parler de l’Islam dans le sous-continent indien comme si nous étions en 1947. Le brave homme oubliait ce détail : en 2010, il y a plus de musulmans en Inde qu’au Pakistan. Nul besoin de chercher des « infiltrations ». L’Inde est en passe de devenir le premier pays musulman du globe.

Parenthèse fermée, le fait de pouvoir conserver et transporter un fromage est un signe géopolitique fort qui résume à lui seul la mondialisation. Grâce à la pasteurisation, le fromage s’exporte et passe avec succès les examens des divers services douaniers. La France n’exporte pas ses germes. Grâce à la pasteurisation, chacun trouve partout ses fromages préférés. Bien entendu, c’est faux. On trouve des ersatz, mais on s’en satisfait, on fait semblant d’être contents. Et puis, petit à petit, insidieusement, l’idée fait son chemin que, cru ou pasteurisé, ça change pas grand chose, petit à petit, insidieusement, on s’habitue à moins bien, à toujours moins bien, à encore moins bien. On nivelle, on nivelle les goûts mais surtout, on nivelle les savoirs. Jusqu’à l’explosion communicante qui fait inscrire au Patrimoine mondial une gastronomie vidée des produits qui l’ont construite. Un jour, je vous expliquerai comment et pourquoi le foie gras des années 1950 n’existe plus. Comment tous les savoirs accumulés pendant des décennies se sont perdus en une génération. Pour cause de non-rentabilité. Je peux même donner le nom d’un des principaux coupables.

Tous les coupables vous donneront la même réponse. Ils clament vertueusement avoir « démocratisé » la nourriture. Oubliant que « démocratiser », ça veut dire donner à tous les moyens de s’offrir le meilleur. Pas en baissant le prix du meilleur. En augmentant les revenus de l’acheteur, ce qui n’est pas exactement la même chose.

Il ne s’agit pas de faire de la nostalgie mais plus simplement de comparer des situations et d’en tirer des conclusions politiques. Un produit n’est jamais cher. Tous les enfoirés qui affirment que le poisson est cher devraient passer une journée en mer avec des pêcheurs. Quand ils auront bien dégueulé, quand ils se seront gelés les miches et coupés les doigts aux mailles d’un filet, ils regarderont ce que le patron-pêcheur leur donnera pour rétribution. On verra alors s’ils continueront à trouver que le poisson est cher.

C’est juste l’éternelle question du groupe et de l’individu. L’individu se précipite acheter les coquilles St-Jacques ramassées au Chili car c’est son intérêt. Ce faisant, il affaiblit les pêcheurs normands, mais il s’en fout. Il a tort. Les pêcheurs normands, il va bien falloir les aider, les reclasser, les adapter. Et ça va lui coûter. Il y a un instrument pour ça qui s’appelle la fiscalité.

Parce qu’au cas où vous l’auriez oublié, la mondialisation a une limite qu’on appelle l’impôt. Il faut bien que quelqu’un paye les dégâts. Il faut bien que quelqu’un paye les autoroutes pour transporter les tomates d’Almeria ou les aéroports pour recevoir les roses d’Equateur. Il faut bien que quelqu’un empêche les petits paysans de se suicider et recycle les marins-pêcheurs. Et ce quelqu’un, c’est chacun de nous, à chaque vote du budget. Faut pas croire, ce qu’on économise à la caisse de la supérette, on le ressort à chaque tiers provisionnel.

On en reparlera…