jeudi 17 mai 2012

LA MORT DU GROUPE

L’Homme est un animal social. Pour déconsidérer, on peut affirmer aussi que l’Homme est un animal grégaire. Ce n’est pas équivalent, faut pas croire.

L’Homme est un animal social car, comme nous le rappelle Gould, c’est un animal néoténique. C’est un truc dont personne ne parle jamais mais qui a son importance. La néoténie, stricto sensu, c’est la conservation de caractères juvéniles à l’âge adulte. Par extension, c’est aussi le temps nécessaire à devenir adulte, sexuellement mature, après la naissance.

Le petit d’homme va mettre une douzaine d’années à devenir sexuellement mature. Mais, même après cette maturité, il va garder des caractères juvéniles. Par exemple, comme l’a montré Desmond Morris, ne pas développer de pilosité. Douze ans de développement hors utérus, c’est long, très long. Après la mise bas, le chien devient sexuellement mature, adulte, en quinze mois. La souris en quelques semaines. Beaucoup d’animaux sont adultes à la naissance. Les papillons, par exemple.

Les caractères adultes, le petit d’homme va passer une bonne douzaine d’années à les acquérir. Pas tout seul. Grâce au groupe. C’est le groupe qui va le protéger, le nourrir, lui apprendre à parler. Tout ce que nous sommes, chacun de nous, c’est au groupe que nous le devons. Sans le groupe, aussi petit soit-il (le groupe familial), nous sommes destinés à mourir.

Ça a marché comme ça pendant quelques millénaires. Puis vint Tonton Sigmund. Tonton Sigmund, il s’est intéressé à l’individu. A l’individu contre le groupe. C’est une rupture inimaginable. Au départ, c’était juste le groupe familial. Il a expliqué que les souffrances de l’individu adulte venaient de sa relation au groupe familial. Papa trop ou Maman pas assez. Oubliant que trop ou pas assez n’a aucun intérêt face à cette réalité : sans ce groupe imparfait, l’individu ne peut pas survivre. Sans ce groupe imparfait qui va lui apprendre à parler, par exemple, son mal-être il ne peut même pas l’exprimer. Ça relativise l’ego.

Tonton Sigmund a eu du succès. Pour la première fois, quelqu’un parlait de « moi ». Quelqu’un me sortait du groupe. C’est le début d’une immense dérive. En ce début du XXIème siècle, le groupe n’existe plus. Sauf le groupe de pression, mais on l’a renommé lobby pour faire chic.

« L’enfant est une personne » m’affirme la psychologue de l’école. Oui. Mais une personne en construction. Le gnard de six ans, il a tout à apprendre. Et d’abord à parler correctement. La psychologue admet. Une personne en construction est-elle une personne ? Là, elle bloque. Ça rentre pas dans son discours. J’insiste. Une maison en construction est-elle une maison ? On n’y habite pas, non ?

Faut penser aux Droits de l’Homme, me dit un copain. Certes. Mais les droits de l’Homme sont-ils les droits de l’Individu ? Même la déclaration actuelle, bien édulcorée, elle fait sans cesse référence au groupe. « Toute personne a droit à l’éducation ». Certes. Mais qui dispense l’éducation sinon le groupe ? Même l’article 29 finit par l’admettre : « L'individu a des devoirs envers la communauté dans laquelle seule le libre et plein développement de sa personnalité est possible. » Ben oui. Pas de groupe, pas d’individu.

Tu discutes, ton interlocuteur finit par l’admettre après avoir argué que le groupe se compose d’individus et que sans individus, y’a pas de groupe. Non. Si c’est pas ce groupe, ce sera un autre, mais le groupe est consubstantiel à l’individu. Question de survie, voir ci-dessus. Même les anars se regroupent. Mieux, ils s’organisent. Tu parles d’une anarchie !

C’est le moment de porter l’estocade. « Et donc un groupe est fondé à se débarrasser d’un individu qui le menace ». Quand tu dis ça, t’as intérêt à te mettre à l’abri. Tu peux être sûr de ton effet. Pas la peine de préparer tes arguments, personne va t’écouter. Grâce à la pub, le discours ambiant est toujours semblable. Parce que je le vaux bien. Lanzmann et Dutronc avaient tout compris : « Et moi, et moi, et moi… ». Du coup, devoir ce « moi » exceptionnel à autre chose que moi devient insupportable. Du coup, sentir une menace sur ce « moi » devient impossible.

Les groupes s’émiettent lentement. Les syndicats sont à l’étiage. Les partis politiques qui valorisent le groupe s’enfoncent lentement ou loupent leur décollage. Les manifs unitaires sont remplacées par « chacun sa manif ». On assiste à la naissance d’une floraison de petits partis, le dernier étant le Parti Pirate dont le souci premier est la liberté sur Internet. Comble du ridicule : on se regroupe pour valoriser le mec seul devant son écran. Ce qui suffirait à prouver que seul on ne vaut rien.

Nous assistons à la dérive ultime mais pourtant pas si neuve : le groupe qui se reconnaît dans un individu, un seul, valorisé à l’extrême. C’est le regroupement Bleu Marine. Le Front National lève le masque. Il ne s’agit plus de Nation (de groupe) mais d’individu. On a déjà connu ça et le FN de Papa savait hurler contre le « culte de la personnalité », lui qui comprenait qu’on puisse écrire « Ein Volk, Ein Reich, Ein Führer ». Ceci dit, Adolfette, elle va plus loin. Joseph (Staline), Mao (Zedong), Kim (Jong Il), Adolf (Hitler) ils n’avaient pas osé débaptiser leur mouvement pour y intégrer leur nom. Adolf, il dirigeait le Parti National-Socialiste, pas le Regroupement Adolfien. Un reste de pudeur, sans doute. Elle, elle a peur de rien.

Voici donc le premier parti français intégrant dans son nom le prénom du chef : même les zélateurs de Napoléon se déclaraient « Bonapartistes », pas Napoléoniens. Ça en dit long.

Valoriser l’individu, c’est chercher le chef. Tous les publicitaires, ceux qui vous assènent l’ego dans leurs images de merde, sont les fils de Goebbels. Ils aiment la foule manipulable, d’autant plus manipulable qu’ils l’ont faite éclater, qu’ils l’ont décérébré, qu’ils ont tué la raison au profit de l’émotion. Joseph Séguéla (à moins que ce ne soit Jacques Goebbels) a même pondu un livre là-dessus. Y’a des signes pertinents et odieux : la foule qui hurle « Nicolas » ou « François ». Merde ! c’est le Président, pas un copain de bistro. Seulement voilà : le prénom attise l’empathie. T’as pas intérêt à t’appeler Marcel ou Gaspard pour faire une carrière politique. On choisit plus des idées, on aime un mec. On l’aime d’autant plus qu’il donne le sentiment de ne penser qu’à moi.

Je vous tiens le pari que dans cinq ans on aura le choix entre le Rassemblement Bleu Marine, les Groupies de François et le Fan-club de Jean-Luc. Et on sera content de se donner à un chef. Un chef qui est un copain, quasi un frère, et même un grand frère. En anglais on dit Big Brother. Finalement, Orwell, il s’est juste planté sur la date. Mais on y est.

On en reparlera….

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