mercredi 11 septembre 2013

ANTONIO BADAN, MON AMI

Quand il venait à Paris, une fois l'an, il poussait la porte de mon bureau avec ce sourire timide et ironique qui le caractérisait. On filait tout de suite dans une brasserie. Il en avait besoin.

Si vous cherchez Antonio sur Google, vous risquez de lire un gros paquet de sottises. Antoine (car je l’appelais Antoine) était né à Mexico d’un père suisse et agent de voyages et d’une mère adorée, née dans le quartier Mouffetard. Il avait les trois nationalités et ça le faisait marrer. A sa retraite, son père avait décidé d’acheter un ranch pour y produire des caroubes destinées à Nestlé (la fibre suisse, bien entendu). Au cas où vous ne le sauriez pas, la caroube broyée entre largement dans la composition des boissons chocolatées. Ça coûte dix fois moins cher que le cacao, visez le bénéfice.

La famille s’est donc installée dans la vallée de Guadalupe, près d’Ensenada, en Basse Californie aride. Madame Badan s’est empressée de créer une Alliance française et d’enseigner la langue de Molière à toute la riche bourgeoisie d’Ensenada. Je garde le souvenir d’un dîner avec ses élèves au restaurant El Rey Sol (existe t-il encore ?), devant un Plan de Paris à vol d’oiseau où tout le monde s’échinait à parler le mieux possible avec les « Français de France ».

Puis s’effondra le cours de la caroube. Puis mourut Monsieur Badan et Antoine se retrouva avec sa mère et sa sœur Nathalie à la tête d’un domaine ingérable et déliquescent. Il s’en fichait un peu. Océanographe de haut niveau, le Docteur Antonio Badan gérait toute la recherche mexicaine, notamment sur le Golfe Caraïbe et le Gulf Stream qui était sa spécialité. Sur ce courant, il était intarissable. Il me conta un jour comment ils avaient perdu le Gulf Stream à la suite d’une période cyclonique. Plus d’un mois sans Gulf Stream. « Mais tu as trouvé la raison, Antoine ? »… « Non, j’ai trouvé une explication, ça suffisait ».

Lors d’une de ses visites, Antoine me raconta son projet. Créer à El Mogor, le meilleur vignoble mexicain. Ça l’obsédait. « J’ai pratiquement les mêmes sols que dans les Graves ». Car Antonio était avant tout un scientifique. L’idée lui était venu car, à quelques encablures, Domecq possédait les Bodegas Santo Tomas, premier producteur de vin mexicain. Domecq avait créé le vignoble dans les années 1920 avec de la main d’œuvre géorgienne et ukrainienne ayant fui la Révolution russe. Voir une église orthodoxe dans le désert mexicain, c’était assez sympa.

Toutefois, avant de se lancer, Antoine avait étudié le domaine sous toutes ses coutures. Il en avait surtout réalisé une magnifique couverture pédologique pour délimiter ses parcelles. Il disposait en outre d’un atout majeur. Son père avait créé une irrigation au goutte à goutte pour ses caroubiers. L’eau était disponible et gérable au millimètre cube. Antoine était un écologiste fanatique, comme la plupart des scientifiques de son envergure. Il n’avait négligé aucun paramètre, de la pédologie à la vinification. Il prévoyait aussi de créer des chambres d’hôtes, avec une piscine. A filtration biologique, ça va de soi.

Bordeaux était sa référence. Il avait multiplié les voyages, les études, mobilisé ses collègues et, enfin, il se lança. « Tu comprends, je suis Français. Je veux faire un vin français, un vin d’assemblage, un vin qui soit comme moi. Tu comprends ? » Tu parles si je comprenais….

Les études ne suffisent pas. Il y eut quelques tâtonnements, quelques erreurs, des problèmes de vinification mais en quelques années, Antonio réussit. Je le revois encore avec en mains une bouteille de Mogor-Badan de l’an passé. « Laisse le vieillir un peu, qu’il développe ses arômes ». Antoine ! Me connais tu si mal ? On l’a bue sur le champ, en la commentant. Effectivement, elle aurait été mieux avec quelques années. Mais voilà… Je l’ai bue avec toi. Toi qui as eu la mauvaise idée de mourir. Si je l’avais laissée vieillir, je l’aurais bu seul. Sans toi. J’ai bien fait. Les vins de garde, ça permet pas de garder les copains, alors, à quoi ça sert ?

Aujourd’hui, le Mogor-Badan est l’un des plus grands vins mexicains. Avec des cépages bordelais essentiellement, plus une touche de chasselas suisse pour les blancs. On ne se refait pas. Nathalie a repris le domaine sur des bases solides. Ses vins ressemblent à son frère. Etudiés, analysés, raisonnables mais également rieurs. Des vins pour le plaisir. Cette espèce d’équilibre inné qu’avait Antoine, raisonnable comme un Suisse, délirant comme un Français, fou comme un Mexicain. Ne laissant rien au hasard mais capable d’emprunter les chemins où personne ne se risquait. Ancré dans la terre mais rêveur comme le marin qu’il était aussi. Les vignerons marins, c’est rare, admettez…

Voilà quatre ans qu’il est mort et j’avais envie d’en parler.

Mais on n’en reparlera pas….

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