samedi 18 juillet 2015

LACOUTURE, LES MOTS, LES CHOSES

Feu Jean Lacouture dans ses Souvenirs d’un demi-siècle, raconte une visite dans un cabaret parisien où se produisait le chansonnier Jean Rigaux qui terminait un de ses sketches par cette formule frappante « C’étaient pas des fours crématoires, c’étaient des couveuses ».

Lacouture avoue sa gêne, mais on se doit de remarquer que Jean Rigaux a joué son sketch pendant toute une saison sans que rien ne se produise. RIEN.

Moi, ce n’est pas la phrase qui me pose problème. C’est le contexte.

Dans les années 50, le pouvoir est aux mains des résistants, des anciens déportés, de tous ceux qui ont combattu le nazisme. Des hommes et des femmes qui se sont battus contre l’antisémitisme au péril de leur vie. Or, ils ne bougent pas. Rien. Pas d’interdiction, pas de manifestation, pas de textes rageurs. Rien.

Il y a une explication. La France des années 50, politiques y compris, elle sait qu’elle a gagné. Hitler s’est suicidé, le procès de Nuremberg a soldé les comptes. Alors, un clown ...elle s'en fout. Les mecs qui ont risqué leur vie, ils savent que les mots ne tuent pas. Les balles, oui.

Naturellement, aujourd’hui, un tel sketch conduirait à un tollé général. On verrait à la télé le Premier Ministre, les représentants des associations X, Y ou Z, des éditos partout, et Facebook en flammes. Les résistants, les anciens combattants, les déportés se tairaient de nouveau : ils sont presque tous morts.

Qu’est ce qui a changé ?

Les mots ont pris le pouvoir. Tu n’es plus jugé sur tes actes, mais sur tes discours. En politique, les chefs de com’ ont plus d’importance que les techniciens. Peu importe la décision, seuls comptent les mots sur la décision. Les mots se sont déconnectés du réel. On l’a déjà dit : la manipulation de la communication a remplacé la communication de la manipulation.. Goebbels manipulait les faits. Les fils de Goebbels manipulent les mots qui parlent des faits.

Et par voie de conséquence, les mots sont jugés plus dangereux, plus efficaces. Même les mots des clowns dont le lieu de parole est pourtant l’insignifiance. Bien sûr qu’il faut des mots pour pousser à l’action. Mais si on agit PAR les mots, on n’agit pas AVEC les mots. Sans une kalashnikov, Wolinski serait encore vivant.

Cette fiction est largement entretenue par les journalistes. Pour eux les mots sont des armes. C’est juste de la littérature. Tu peux crier Vive la France devant un peloton d’exécution, tu verras si ça arrête les balles. Les mots sont une arme quand les armes restent au placard.Quand elles sont sorties...

C’est juste de la littérature, des rigolos à la BHL qui se congratulent devant un texte : putain ! tu t’es bien battu. Qu'est ce que lui as mis ! Des mecs qui appellent à descendre dans la rue. Six mois après plus, personne n’est Charlie, et les meurtres se poursuivent. Il faut dire qu'on est plongés dans une confusion hyperbolique : on traite un clown (Dieudonné) comme s'il était Goebbels. Ce qui donne une idée de la profondeur historique des comparaisons.Et on se bat pour une liberté d'expression qui maigrit chaque jour comme un mannequin de Lagerfeld. Aujourd'hui, Rigaux, mais aussi Coluche ou Reiser seraient au tribunal.

Alors les journalistes et les communicants, incapables de tenir un Famas, le plus souvent incultes des choses de l’armée, assurés que leur ordinateur remplace un pain de plastic (voire un Rafale, ça dépend de l’ego) fixent des règles de non-violence (Gandhi, bel emballage) que certains ont décidé de ne pas respecter. Indignation : ce n’est pas de jeu.

Ben non, ce n’est pas le jeu. Pour jouer comme pour parler, il faut des règles et des codes partagés. Les mecs qui ne jouent pas le jeu ne l’ont jamais joué. Il suffit de les écouter parler.Il est clair que nous n'avons rien en commun, sauf un passeport (et encore, pas toujours). Je tire un voile pudique sur l'écriture et la grammaire, ou le rapport au vin et au cochon. Nous ne partageons rien sauf un territoire et il faut bien cohabiter.

La société a deux vitesses fonctionne à plein. Parce que, au cas où vous l'auriez pas remarqué, il y a peu d'élèves de grandes écoles avec Daesh. C'est kalash contre Bescherelle ou Bac + 5 contre loupé de l'Education nationale.

Et plus ça va, plus le fossé se creuse. La violence est la réponse réelle à une violence virtuelle, celle des mots, qu’il s’agisse d’information, de communication ou de marketing. Sauf que le résultat n’est pas le même.

Il ne sert à rien de pleurer, de crier, de débattre. Ce sont encore des mots. Des mots perçus comme une faiblesse. Que de la gueule ! Car il ne faut pas se leurrer. Le beau langage si policé, si humaniste, dont nous sommes si fiers, est perçu comme un langage d’abandon et de lâcheté.

Tiens, relisez ce que Barthes écrivait sur Poujade. Ce ne sont pas les mêmes groupes sociaux, mais c’est le même fonctionnement. Soixante ans après.

Et donc, on en reparlera…

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