mardi 18 janvier 2011

PARLONS UN PEU DES IMMIGRES

Faut pas croire : y’a pas que des immigrés sans papiers. Y’a plein d’immigrés légalisés, acceptés, chouchoutés.

Cairina moschata, par exemple. Vous connaissez pas ? Bien sûr que si, vous le connaissez. C’est le nom scientifique du Canard de Barbarie. Un immigré venu des Etats-Unis malgré son nom. Ma Tante Marie l’appelait « canard marin » et n’en voulait pas dans sa basse-cour. Vous vous baladez dans les Landes, vous voyez que lui et son rejeton le mulard qui est un hybride. Stérile ce qui est un avantage.

Les débiles de Wikipédia affirment que « le canard du sud-ouest n’accepte que ces races ». Barbarie et mulard. C’est faux, bien entendu. Il y a encore cinquante ans, ce qu’on voyait surtout dans le Sud-ouest, c’était le canard de Rouen qui, lui, s’appelle Anas platyrhynchos.

Ouais, bon, un canard, c’est un canard. Ben non. En zoologie basique, le premier syntagme du nom définit le genre. Cairina, c’est un genre. Anas, c’en est un autre. Pour les espèces européennes, Anas, c’est le canard ou la sarcelle. Même genre, pas même espèce. Cousins proches. Quand t’es pas du même genre, c’est vraiment pas pareil. T’es cousin éloigné. Comme l’âne, le cheval et le zèbre.

Chipotons pas, dit l’éleveur, ça change rien. Ben si, ça change. Ça change tout. Le canard de Rouen, le canard autochtone, il est petit. Pas facile de lui faire dépasser les 3 kilos. Le Cairina américain, c’est un gros pépère. Il peut atteindre les 4 kilos sans problèmes et même les dépasser. Un bon tiers de plus. Tout fait un bon tiers de plus : la tête, les pattes et…le foie. Et donc, si tu produis du foie gras, l’immigré Cairina c’est pain bénit. Avec la même quantité de bouffe, il te donne 30% de foie gras en plus. Et il grossit plus vite.

En plus, l’immigré, il cancanne pas. Silence garanti dans l’élevage et quand t ‘as vécu avec les canards, tu sais que c’est pas un détail. Le canard américain, il a pas besoin de plan d’eau : un canard pas nageur, ça simplifie l’élevage. Vu qu’il est plus gros, il est plus solide, il accepte le gavage mécanique. L’autochtone, je me souviens, fallait le prendre entre ses jambes, lui caresser le cou pour faire glisser le tube, doucement, au moindre faux mouvement, il passait de vie à trépas. Le Rouen, c’est un délicat, une chochotte. L’Américain, tu le prends, tu lui colles la canule dans le gosier et hop ! gavé. Du coup, t’en as plus. Ma Tante Marie, elle avait une bande de quarante canards. L’éleveur contemporain, il en a deux ou trois mille. La production de Tante Marie, elle se comptait en kilos, les mecs ils réfléchissent en tonnes.

Y’a une autre différence dont on ne parle jamais. L’Américain, il est moins bon, moins fin, moins goûteux. Fais l’essai si tu trouves du canard de Rouen. Fais cuire un de chaque et goûte. Goûte soigneusement. Tu verras. Et si, en plus, ton canard, il a été élevé avec de vraies céréales et pas avec des sacs de nourriture industrielle toute préparée, tu comprendras ce que je veux dire. Idem pour le foie gras. C’est presque une règle en cuisine : plus petit, c’est plus fin. Vaut mieux l’agneau que le broutard.

Ouais, vont dire les tenants de l’industrialisation, mais aujourd’hui, le foie gras est à la portée de toutes les bourses. Exact. Quand j’allais à Peyrehorade avec Tante Marie, le foie gras valait 12 000 francs le kilo. Des francs anciens. Le SMIC était à 60 000 et avec un SMIC t’avais cinq kilos de foie gras. Aujourd’hui, à Peyrehorade, le kilo est à 25 euro et le SMIC est à 1200 euro. Pour un SMIC, t’as 48 kilos.

Sauf que c’est pas le même foie gras. Pas le même canard, pas la même bouffe, pas le même gavage. Rien n’est pareil. Tante Marie, le matin, elle allait chercher des orties dans les fossés : l’ortie, c’est un dépuratif du foie, quand t’en mets dans la pâtée tu soignes en même temps que tu gaves. Subtil. Les éleveurs industriels, ils font pareil mais avec des médicaments ajoutés aux granulés industriels. C’est moins fatigant, t’admettras. Toutes ces différences, on les retrouve dans le foie gras, son goût, sa texture. Un essai intéressant : poêler une escalope de foie gras et peser la perte.

Remarquez, Cairina moschata, c’est pas le seul immigré américain qui nous emmerde. Y’a Lepomys gibbosus, aussi. La perche-soleil encore appelée calicoba. Depuis qu’elle a envahi nos lacs et rivières, le goujon recule. Plus de friture, vu que le calicoba, il a tellement d’arêtes qu’il est inbouffable. Y’a aussi la Tortue de Floride qui chasse petit à petit la Cistude d’Europe. Et Orconectes, l’écrevisse américaine qui a pratiquement éradiqué l’écrevisse locale à pattes rouges. Et le vison américain. Et le rat musqué, originaire (aussi) d’Amérique. On se fait une fixette sur l’immigré à deux pattes, le Rom ou le Black. Et on oublie l’immigré invisible, celui qui nous pourrit le biotope. Remarque, il est pas venu tout seul. Si on l’a importé, c’est qu’il avait un intérêt économique. Plus gros, plus costaud, plus facile à élever, plus résistant, produisant plus de fourrure ou de foie gras. En général, il vient d’Amérique. Comme McDonald. C’est pas un hasard. Juste un truc qui s’appelle le productivisme.

Pour en revenir au canard, si tu prends un livre de recettes classiques (je veux dire un livre du XIXème s., le Dictionnaire de cuisine d’Alexandre Dumas, par exemple), tu t’aperçois que le canard, il est toujours farci. Normal. Il est petit. Si tu rajoutes pas la farce, tu peux pas manger à quatre sur un canard de Rouen. Ça, c’est le truc qui tue. En plus d’être fragile, faut passer une heure à préparer une farce pour avoir à bouffer. Même plus en rêve à l’époque du micro-ondes et de la nana qui bosse.

Alors, on peut toujours inscrire la gastronomie française au Patrimoine mondial. Reprenez les bases de ce Patrimoine, les livres de Dumas, de Brillat-Savarin, de Carême et regardez ce que vous pouvez refaire comme recettes aujourd’hui. Déjà, y’a un gros paquet de recettes, la base c’est les abats, les ris, les foies, les cœurs, les rognons. Cherche un tripier dans ton quartier, y’en a plus. Les abats, pour les trouver, faut les commander. Pareil pour la tête de veau ou les oreilles de cochon. Et encore, t’es pas sûr d’en trouver. Faut être copain avec ton boucher.

Parce que ton boucher, il va au plus simple. A ce qui se vend sans fatigue. En trente ans, les bouchers, ils sont devenus bouchers-charcutiers, puis bouchers-traiteurs. T’as plus rien à faire. Ça tombe bien, tu sais plus rien faire. Même pas les courses. J’en cause avec un gamin de trente ans. Je lui raconte qu’il y a peu, juste avant qu’il naisse, il y avait des bouchers pour le bœuf et le mouton, des charcutiers rien que pour le porc, des boucheries chevalines qui ne vendait que du cheval, des volaillers et des tripiers. Mais alors, tu faisais la queue à chaque fois ? Ben non, je faisais pas la queue. Les dix clients qui sont devant toi chez le boucher qui vend de tout, ils étaient répartis dans quatre ou cinq magasins. Et j’avais pas besoin d’attendre trois jours si je voulais de la joue de bœuf. Le môme, il écarquillait les yeux : ça se mange, ça ? Ouais. Confit avec une sauce au vin. Même que ça fait partie du Patrimoine de l’Humanité. D'accord, normalement, c'est moins cher que le steack. Alors, ton boucher, il va pas s'emmerder avec des joues de boeuf. Même au nom du Patrimoine.

Le Patrimoine, il a du plomb dans l’aile. La Patrimoine, c’est de l’Histoire, du savoir, des habitudes, du travail. Il est vrai que d’après le Ratatouille de Disney, tout le monde peut être cuisinier. Sympa pour les mecs qui vont dans les écoles hôtelières.

On en reparlera…..

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire