Le fromage est-il une des pierres de touche de la géopolitique ? La pensée de Périco Légasse est-elle plus pertinente que celle de Jean-Christophe Victor ?
La réponse est « Oui ». Jetons un œil sur l’histoire. Le fromage existait avant Louis Pasteur. Bien avant. On peut en déduire sans risques que le fromage, dans son acception première, est à base de lait cru. Non pasteurisé. Le fromage du corbeau LaFontainien ne pouvait pas avoir été produit avec une technique inconnue au XVIIème siècle.
Qu’est ce que ça change ? Tout. La pasteurisation tue le fromage dont la vie n’est que multiplication de germes qui, au fil des jours, vont changer son apparence et son goût. Un « fromage » au lait pasteurisé n’est plus un fromage. C’est un produit figé, un ersatz, une momie. Le seul intérêt de la pasteurisation, c’est d’allonger la durée de conservation, de permettre d’avoir des DLC (dates limites de consommation) plus longues. La pasteurisation emmerde le producteur qu’elle oblige à avoir des installations importantes et contrôlées. La pasteurisation emmerde le consommateur qui ne retrouve plus le goût de son produit. La pasteurisation ne sert que les intérêts du commerçant qui va mieux et plus facilement gérer son stock. Louis Pasteur, icône de la Troisième République laïque et radicale, est devenu un valet du grand capital. Dans les rayons de la grande distribution, 90% des fromages sont pasteurisés (ou thermisés, c’est kif-kif).
Faut dire que les petits commerçants ont facilité le processus. Dans ma rue, il y a trois « maîtres-fromagers ». Ça fait bien sur l’enseigne. Sauf que c’est des « maîtres » autoproclamés. Depuis la loi Le Chapelier (1792), il n’y a plus de guildes, plus de corporations, plus de compagnons et, partant, plus de maîtres. Il n’y a pas de diplôme de fromager, n’importe qui peut vendre du fromage. Et il n’y a pas, officiellement, de maître-fromager. C’est juste un truc sur l’enseigne, un truc de marketing (ou de réclame, c’est pareil).
Ces « maîtres-fromagers » sont totalement incapables d’affiner un fromage. Le plus souvent parce qu’ils n’ont pas de cave d’affinage ce qui est, on en conviendra, une raison suffisante. Au mieux, ils auront des frigos avec des températures différentes. Ce n’est pas la même chose. Une cave n’est pas à température égale et constante. Il y a des zones dont chacune conviendra mieux à tel ou tel fromage. C’est compliqué comme de lire une partition de Bach.
J’ai appris ça chez Baud et Millet à Bordeaux. Trois caves d’affinage et des centaines de fromages qu’on fait passer chaque jour de l’une à l’autre, voire d’une zone à l’autre. Un boulot de virtuose pour que le client puisse déguster le camembert exact dont il a exactement envie. Un respect du fromage que l’on peut confondre avec de la vénération. En fait, une réelle, totale et solide culture, c’est à dire un savoir appuyé sur l’Histoire. Une culture liée à un apprentissage, à du temps consacré, à un échange entre générations.
Toutes choses qui montrent l’importance géopolitique du fromage. Un personnel longuement, soigneusement formé, on le garde, on sait ce qu’il vaut en investissement. Investir sur l’homme, c’est un choix géopolitique. Choisir le petit producteur et ses obligatoires imperfections, c’est aussi un choix géopolitique. J’en profite pour rappeler le mot de Françoise Etchebarne, producteur de fromages à La Madeleine : « La constance, c’est pour les industriels… et les maris ». Quand on va acheter un fromage chez Françoise, on se balade dans la grange, on fait un premier tri selon la couleur et la densité de la croûte, on enlève de minuscules carottes de fromage qu’on mâchouille lentement. OK, c’est pas performant. Faut une heure pour choisir son fromage, mais comme il faut déjà une heure pour monter à La Madeleine, c’est pas bien grave. Le fromage, c’est aussi du temps et c’est aussi pour ça que c’est géopolitique.
L’une des pierres de touche de la géopolitique contemporaine est l’éradication des savoirs et la négation du temps qui en est une des composantes. La plupart des géopoliticiens vous parlent d’une situation à un point T qui est généralement aujourd’hui. Que cette situation provienne d’une longue maturation historique, qu’il s’agisse d’une évolution à petites touches n’est jamais évoqué. Parfois aussi, le temps s’arrête au mauvais moment. J’ai entendu un « spécialiste », au moment des attentats de Bombay, parler de l’Islam dans le sous-continent indien comme si nous étions en 1947. Le brave homme oubliait ce détail : en 2010, il y a plus de musulmans en Inde qu’au Pakistan. Nul besoin de chercher des « infiltrations ». L’Inde est en passe de devenir le premier pays musulman du globe.
Parenthèse fermée, le fait de pouvoir conserver et transporter un fromage est un signe géopolitique fort qui résume à lui seul la mondialisation. Grâce à la pasteurisation, le fromage s’exporte et passe avec succès les examens des divers services douaniers. La France n’exporte pas ses germes. Grâce à la pasteurisation, chacun trouve partout ses fromages préférés. Bien entendu, c’est faux. On trouve des ersatz, mais on s’en satisfait, on fait semblant d’être contents. Et puis, petit à petit, insidieusement, l’idée fait son chemin que, cru ou pasteurisé, ça change pas grand chose, petit à petit, insidieusement, on s’habitue à moins bien, à toujours moins bien, à encore moins bien. On nivelle, on nivelle les goûts mais surtout, on nivelle les savoirs. Jusqu’à l’explosion communicante qui fait inscrire au Patrimoine mondial une gastronomie vidée des produits qui l’ont construite. Un jour, je vous expliquerai comment et pourquoi le foie gras des années 1950 n’existe plus. Comment tous les savoirs accumulés pendant des décennies se sont perdus en une génération. Pour cause de non-rentabilité. Je peux même donner le nom d’un des principaux coupables.
Tous les coupables vous donneront la même réponse. Ils clament vertueusement avoir « démocratisé » la nourriture. Oubliant que « démocratiser », ça veut dire donner à tous les moyens de s’offrir le meilleur. Pas en baissant le prix du meilleur. En augmentant les revenus de l’acheteur, ce qui n’est pas exactement la même chose.
Il ne s’agit pas de faire de la nostalgie mais plus simplement de comparer des situations et d’en tirer des conclusions politiques. Un produit n’est jamais cher. Tous les enfoirés qui affirment que le poisson est cher devraient passer une journée en mer avec des pêcheurs. Quand ils auront bien dégueulé, quand ils se seront gelés les miches et coupés les doigts aux mailles d’un filet, ils regarderont ce que le patron-pêcheur leur donnera pour rétribution. On verra alors s’ils continueront à trouver que le poisson est cher.
C’est juste l’éternelle question du groupe et de l’individu. L’individu se précipite acheter les coquilles St-Jacques ramassées au Chili car c’est son intérêt. Ce faisant, il affaiblit les pêcheurs normands, mais il s’en fout. Il a tort. Les pêcheurs normands, il va bien falloir les aider, les reclasser, les adapter. Et ça va lui coûter. Il y a un instrument pour ça qui s’appelle la fiscalité.
Parce qu’au cas où vous l’auriez oublié, la mondialisation a une limite qu’on appelle l’impôt. Il faut bien que quelqu’un paye les dégâts. Il faut bien que quelqu’un paye les autoroutes pour transporter les tomates d’Almeria ou les aéroports pour recevoir les roses d’Equateur. Il faut bien que quelqu’un empêche les petits paysans de se suicider et recycle les marins-pêcheurs. Et ce quelqu’un, c’est chacun de nous, à chaque vote du budget. Faut pas croire, ce qu’on économise à la caisse de la supérette, on le ressort à chaque tiers provisionnel.
On en reparlera…
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