jeudi 19 septembre 2019

NICOLAS JAEGER, MON AMI

Nicolas JAEGER

Il a glissé lentement dans les crevasses de l’oubli. Il n’est de semaine que je ne pense à lui. Nicolas Jaeger a certainement été l’alpiniste français le plus brillant. Le plus séduisant. Nicolas était l’homme de tous les superlatifs.

On a oublié. Les années 80. L’alpinisme est presque médiatique. Tout a été grimpé, l’âge de l’exploration est terminé. Commence le temps de l’exploit. Et un exploit, il y en a un, qui n’est pas à la portée de tout un chacun. Quel sera le premier homme à grimper les 14 sommets de plus de 8000 m, seul, sans expédition lourde, sans porteurs ?

Deux hommes en sont capables : Reinhold Messner, l’Autrichien et Nicolas Jaeger. Je n’aime pas Messner, sa vision de l’alpiniste surhomme, son côté monomaniaque. Nicolas n’est pas mon ami. Juste un client, un bon client avec qui j’ai du plaisir à être, à déployer une carte, à échanger des idées. Messner publie des livres d’une banalité effrayante. Nicolas écrit peu, mais bien, finement, humainement. Nicolas est un humaniste. Messner m’effraye.

Nicolas est médecin. Médecin et alpiniste. Il a fait sa thèse dans le Huascaran, vivant deux mois en haute altitude en analysant les effets de la haute montagne sur un cobaye soigneusement choisi : lui. Il en a tiré un livre superbe Carnets de solitude que tout amoureux de la montagne devrait lire et relire. J’aime quand il vient me voir. Dans la librairie, il sort son paquet de Gitanes : ça l’aide à se concentrer. Alpiniste de haut niveau, médecin et fumeur. Dans le Huascaran, il avait apporté son stock de tabac. Il sourit, ça n’a pas du changer radicalement ses observations.

On lui a souvent reproché ses clopes. Il a été le premier homme à allumer une cigarette en haut de l’Everest. Pierre Mazeaud, le chef de l’expé, n’a pas aimé. Mais il n’a rien dit. On ne pouvait rien dire à Nicolas. Le bon vin, c’était plus admissible. On a déjeuné une fois ensemble, chez Claude, un bistrot ouvrier aux plats bien traditionnels. On s’est tapé une bouteille de Bordeaux. Et quelques clopes. C’était un beau moment.

Moi, je suis persuadé que Nicolas va gagner. Il aime trop la montagne, la vie, la poésie, la photo de qualité. L’autre, l’Autrichien, il joue trop au surhomme, au dieu des sommets. Je sais que Nicolas va remettre les pendules à l’heure, qu’il va nous prouver que le sport de très haut niveau, c’est juste un jeu, qu’il va grimper les 14 montagnes et qu’il va ensuite mener une vie tranquille avec femme et enfants. Comme il l’a si bien écrit : « L’héroïsme, c’est de prendre le métro tous les matins ». Pas d’aller en haut du K2. Messner combat la montagne, Nicolas lui fait l’amour.

Il y a un livre au milieu de tout ça, un auteur que Messner aime à citer : Eugen Guido Lammer dont le livre Fontaine de Jouvence a été l’un des outils de propagande de l’Allemagne hitlérienne. Toujours l’idée du surhomme et de la race supérieure, toujours l’idée du combat. Nicolas ne supporte pas. Moi non plus. Le problème est que le livre a été tiré à moins de 1000 exemplaires chez un petit éditeur de Chamonix. Ni lui, ni moi ne l’avons lu.

J’ai eu un coup de bol et je l’ai trouvé. Je l’ai offert à Nicolas. Il est venu le chercher juste avant de partir pour le Lhotse. On a fumé une clope ensemble. Il était comme toujours, auréolé de bonheur, de soif de vivre. On a parlé politique. Pas d’élections ou de choses comme ça. On a parlé des hommes, de la manière dont ils menaient leur vie. Il a pris le livre, l’a glissé dans son blouson et m’a dit : « Je le lirai dans le Lhotse »

Nicolas n’est jamais revenu du Lhotse. Un journaliste imbécile a écrit que sa tentative était celle d’un homme qui jouait à la roulette russe avec six balles dans le barillet. Le même journaliste qui ne lui arrivait pas à la cheville est mort l’année suivante dans la Kangchenjunga.

Nicolas était un fou de plaisir. Grimper lui donnait du plaisir, être là-haut lui donnait du plaisir. Il ne se voulait pas surhomme, ni exemple, ni chef de file. Juste un mec qui faisait très bien ce qu’il aimait faire. Un mec qui n’était l’otage de rien, ni de personne.


Messner croit qu’il a été le premier homme à avoir grimpé les quatorze 8000. Ce qu’il ne sait pas, c’est qu’il avait été précédé à chaque fois par l’esprit de Nicolas Jaeger.

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