jeudi 16 juin 2011

CULTURE ET CONSOMMATION

Je fais une expérience étonnante en ce moment : on m’a demandé de faire partie d’un jury pour juger des candidats soutenant un diplôme européen de tourisme niveau Bac +3. Je suis donc en train de me taper des mémoires sur des sujets touristiques divers.

Je vais pas vous faire le coup du massacre de la langue française. C’est vrai que c’est pas drôle de se taper des textes avec des phrases qui n’ont aucun sens, une orthographe défaillante et une propension certaine à coller des mots anglais un peu partout ou à utiliser des acronymes qui ne signifient rien.

Non. Ce qui est affligeant, c’est de constater le total oubli de la dimension culturelle dans des analyses qui portent quand même sur le tourisme (ou le voyage) qui se trouve être une activité avec une forte valeur culturelle. Les mômes, ils manipulent des brassées de chiffres collectés sur Internet mais pas question d’avoir un embryon de réflexion sur les raisons qui vont pousser leurs clients à se déplacer.

On est dans une vraie problématique, valable pour le voyage comme pour le livre ou la bouffe. Une opposition fondamentale : le voyage est-il un bien culturel ou un produit de consommation ? Le livre est-il un bien culturel ou un produit de consommation ? Le cantal est-il un bien culturel ou un produit de consommation ?

Si on pose la question comme ça, on est obligé de répondre « les deux ». Les deux, mais pas les mêmes et pas en même temps. La différence est de taille : un produit culturel n’est pas susceptible d’industrialisation, tout simplement parce que la culture correspond à une recherche de singularité et pas à une logique de reproduction. Dans le monde de la culture, on baigne dans l’unique.

Le problème n’est pas neuf. Dès la Renaissance, la gravure permet de multiplier les exemplaires d’un tableau. C’est pas tout à fait pareil, c’est pas le même format, y’a pas de couleurs. Mais la reproduction élargit le marché ou suscite un nouveau marché. Dans le monde de l’Art, on appelle ça des « multiples » et ça vaut moins cher que l’original. Mais comme il y en a plus…. Plus, ça veut pas dire beaucoup. Jusqu’à l’invention de l’héliogravure et la mise en place d’un vrai système commercial par Goupil, les tirages restent limités. Avec le temps et les destructions, la quantité de « multiples » diminue.

Pour quantité de produits, il y a donc un balancement incessant entre l’unique et le multiple, entre la valeur culturelle et le désir de consommation. L’Impératrice Eugénie collectionne les tableaux de Fortuny, Goupil les reproduit à des centaines d’exemplaires pour que le notaire de Bar-le-Duc se sente proche du pouvoir. Avec toutes les compromissions, avec toutes les approximations, avec tous les détournements de sens que ça suppose. Tout simplement parce que la consommation ne peut pas exister sans la valeur culturelle pré-existante. Si on bourre les bateaux sur le Nil, c’est parce que Flaubert et Agatha Christie en ont parlé. La culture devient le boute-en-train de l’orgasme consumériste.

Le multiple est un appauvrissement que l’on habille des oripeaux de la démocratisation. Comme tout le monde ne peut pas s’offrir une commode Empire estampillée, on produit à la chaine et en Egypte des ersatz que le manque de culture permet de trouver ressemblants. Comme tout le monde ne peut pas s’offrir des éditions originales bien reliées (ou des Pléïades) on produit à la chaine des livres de poche qui semblent offrir l’essentiel, c’est-à-dire le texte. Le prix devient la pierre de touche et on ne cesse de le tirer vers le bas en proclamant qu’il s’agit de la même chose ce qu’un enfant de quatre ans, analphabète de surcroît, ne peut pas croire. Voltaire, en Pléïade, ce n’est pas le Voltaire de Kehl. C’est autre chose. Et Voltaire en Classique Larousse, ce n’est pas Voltaire en Pléïade, c’est autre chose.

Les obsédés de l’industrialisation, du quantitatif, de la statistique signifiante, qui ne sont que des obsédés du fric facile, passent leur temps à nous faire croire que tout est équivalent, que tout est pareil. Que le cassoulet en boîte est l’équivalent d’un cassoulet familial mitonné en deux jours avec les haricots ramassés dans le champ de maïs du Trouilh. Que le couscous en boîte « est bon comme là-bas ». Qui peut y croire ? Que l’on ait envie d’y croire parce qu’on a envie d’un couscous et qu’on veut pas s’emmerder quatre heures à le faire, j’admets. Mais que l’on y croit vraiment….. Et pourtant, à force de rabâchage, de lavage de cerveau, d’oubli de l’original, on se laisse glisser, peu à peu.

On se laisse glisser aussi parce qu’on est dans l’immédiat, dans l’envie à satisfaire tout de suite, dans le manque de réflexion sur le temps. Tiens, en ce moment, c’est l’époque de l’ail rose de Lautrec. Le roi de l’ail, parfumé, sensuel. Je passe mes dimanches à préparer mon huile parfumée pour les gambas et les chipirons. C’est facile à faire : tu laisses mijoter tout doucement un litre d’huile avec deux gousses d’ail non pelées. En une heure, tu obtiens une huile parfumée à l’ail que tu mets dans des bouteilles de verre soigneusement fermées. Ensuite, quand tu veux faire revenir des gambas, tu as le produit sous la main, la certitude que tes fruits de mer seront proches de la perfection, et tu évites d’avoir à acheter de l’ail en poudre à l’autre qui se décarcasse. Qu’est ce que tu dis ? Il faut stocker. Evidemment qu’il faut stocker mais tu as la place de stocker. Vire ce qui est inutile, les godasses que tu mets une fois par an, les mauvais livres que tu ne reliras jamais, les jouets en plastique de ton gosse, tu trouveras de la place.

Bien sûr que, pour bien bouffer, il faut stocker. Acheter des produits quand ils sont au moins cher, faire des bocaux, les faire soi-même pour qu’il n’y ait pas de conservateurs, de E machin, du glutamate et des huiles hydrogénées. C’est juste penser à demain. Une sorte d’épargne. Ha bon ! l’épargne, c’est pas qu’un produit financier ? Ben, non.

C’est sûr que ça demande plus de travail et de réflexion que de téléphoner au livreur de pizzas. Tout comme choisir une destination, lire, comparer, c’est plus compliqué que d’aller chez Lastminute voir la promo de la semaine. Après, tu te retrouves dans un hôtel merdico-bétonné de proche banlieue au lieu d’être dans le centre historique. Le plus souvent au même prix. La différence, c’est que l’hôtel historique en centre ville, il est plein toute l’année. Pour y aller, faut s’y prendre six mois à l’avance, réserver, planifier. Il faut introduire le temps dans ton acte d’achat. Et le temps est inséparable de la Culture. Ne serait-ce que parce que la Culture, c’est de la connaissance, c’est à dire du temps passé.

L’industriel, tout ça, il le sait. Il te glisse juste trois mots pour te dire de pas t’emmerder, qu’il va te filer dans ton package la quantité de culture dont tu as besoin. Juste ce qu’il te faut pour en causer devant la machine à café. Il sait bien que tu penses qu’on peut acheter la Culture, c’est à dire le temps et l’effort. Le plaisir aussi. Il te file les oripeaux de la Culture, ce qui est industrialisable, reproductible. Ton voyage, c’est l’équivalent exact de la Joconde sur le calendrier des Postes. Ou de L’Angelus dans le salon de Tante Agathe. Mais toi, ça te va, peut être même que t’es fier et content parce que t’as le même voyage culturel que ton collègue de bureau. Comme Tante Agathe qui a le même calendrier des postes que sa voisine. L’industriel du voyage, il déteste la Longue Traîne qui caractérise les biens culturels parce que la Longue Traîne est une fabuleuse valorisation de l’Unique et que l’Unique n’offre pas les mêmes marges que le Multiple.

Lecteur aimé (parce que rare), ne vois ici nul mépris pour le consommateur de voyages ou de livres de poche. Il suit une route balisée par les communicants médiocres mais puissants. Il suit un chemin à la signalétique biaisée après que des milliers d’enseignants ont failli à leur mission qui est d’organiser les neurones pour éviter qu’un discours biaisé ne baise le citoyen. Plongé dans la doxa dès l’âge le plus tendre, manipulé tout au long de son apprentissage, trompé au cours de sa vie d’homme par des médias à la solde des hommes de pouvoir, le consommateur de voyages ne peut tout simplement pas réagir autrement.

On ne lui a jamais montré que des chemins qui descendent. Comment pourrait-il s’élever ?

On en reparlera…

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