mardi 19 novembre 2013

LE TOFU ET LA GEOPOLITIQUE

Ce fut mon premier repas au Japon. Du tofu, gluant et gélatineux baignant dans une sauce insipide où flottait une algue. Je venais de me taper trois ans aux Langues O’ et 10 000 kilomètres avec escale à Anchorage (c’était le temps où on faisait escale). Devant la soupe nippone, j’ai compris que je m’étais fourvoyé et que le Japon n’était pas pour moi. Malgré tout ce qui m’avait séduit (à commencer par les jardins), je sus instantanément que je n’avais rien à faire avec un peuple capable de manger un truc avec si peu de goût.

Dieu merci, le Japon m’avait conduit vers la Chine par le biais de l’incident de Mandchoukouo. Le tofu me permit de comprendre la sauvagerie de l’armée japonaise. Pensez donc à la remarque d’Obélix « l’armée romaine doit être puissante ». Un soldat nourri de tofu finit par devenir sauvage et comment, à l’idée de se nourrir de tofu toute une vie, ne pas être tenté de se crasher sur le pont d’un navire de guerre ?

C’est alors que Manu me fit découvrir le mapo tofu qu’il traduisait par « tofu de la vieille vérolée », ce qui est très exagéré. C’était dans un restaurant de Belleville voici quelques semestres. Et là, la bouche emplie de saveurs et les yeux embués de larmes dues à des piments particulièrement chauds, je pensais à mon tofu du soleil levant et je compris que je m’étais définitivement trompé de direction. Le maotaï venant compléter les agapes ridiculisait définitivement le saké.

Ceci peut sembler anecdotique mais quand on compare le tofu à la japonaise (on peut aussi le manger frit mais il n’a guère plus de goût) et le tofu chinois, on touche du doigt l’opposition inéluctable entre les deux pays. Mes copains japonologues affirment que l’essence de la cuisine japonaise réside dans son dépouillement. Avec le tofu, le dépouillement confine à la nudité. On vous dira que c’est une recherche esthétique. On serait alors au delà du minimalisme. La vérité, c’est que la cuisine japonaise est fade, peu abondante et peu variée. Le sushi, c’est pas le foie gras aux raisins. Et donc, on fait comme toujours : on remplace les saveurs par des mots et les cuissons par du baratin. C’est comme ça qu’on finit par bouffer des fleurs sans sauce, comme les vaches.

De ce triste tofu, les Chinois ont su faire la base de quelques spécialités vachement élaborées. Quand un peuple cuisine comme ça, il fait la preuve de sa civilisation. Le tofu japonais est triste comme un pasteur luthérien, le mapo tofu est gai comme frère Jean des Entommeures, avec sa farce de cochon grillé et ses piments.

Quand je mange (et c’est souvent) du mapo tofu, je sais pourquoi j’aime la Chine. Je l’aime parce qu’il y a des dizaines de variantes du plat, un peu comme il y a des dizaines de variantes du cassoulet ou de la garbure. En fonction du terrain, de la saison, des ingrédients disponibles, de subtiles variations s’installent. Pour l’heure, les Chinois ne sont pas devenus des foudistes, comme on dit. Ils mangent comme on mangeait chez nous quand j’étais petit. Beaucoup. Des plats avec une histoire. Des plats qui sont des pieds de nez aux nutritionnistes. Des plats qui appellent le desserage de ceinture et la vanne aussi grasse que la sauce. Des plats inscrits dans la terre.

Nous, pendant ce temps, on laisse quelques couillons « revisiter » des plats qu’ils n’ont jamais visités avant (qu’est ce que c’est con comme expression : stricto sensu on peut revisiter Versailles, pas la blanquette de veau), on bouffe des fleurs et on traque la sauce et le piment, ces maudits. On n’a plus le droit de picoler et on sort de table avec la faim.

La différence entre le tofu et le mapo tofu marque la différence entre le Japon et la Chine comme le foie gras est une frontière entre les Californiens engraissés de hamburgers et les secs Béarnais. On en a déjà parlé à propos du fromage (http://rchabaud.blogspot.fr/2011/01/fromage-et-geopolitique.html). Quand on comprendra que pour faire de la politique, il faut passer des heures à table, on aura fait un grand pas en avant.

A condition de s’en tenir aux produits, à leur provenance, à leur transport, à leur importance dans la balance commerciale, à leur importance religieuse. Puis je être ami avec un végétarien ? Avons nous des choses à partager ? Je veux dire des choses vraiment importantes, comme la culture, tellement liée à l’agriculture contrairement à ce que pensent les virtualistes hygiénistes….

On en reparlera …..

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