J’ai huit ans. Neuf ans… Dans ces eaux là
Je passe la nuit chez Robichon. C’est à Ondres. Personne ne
sait où c’est. Un village improbable. Rien à voir avec mon imposante maison
bourgeoise. Je dors dans un galetas que fréquentent les rats. Je n’ai pas peur.
Robichon dort dans la chambre du dessous. Il ne peut rien m’arriver.
Je dors chez Robichon parce que c’est week-end de chasse. La
nuit importe peu, seule compte l’aurore quand Robichon viendra me ramener au
monde. J’aimerais avoir des souvenirs, longtemps je me suis couché de bonne heure.
Rien. Des nuits sans rien.
« Allez, Ramuntcho, il est l‘heure ». Je ne
regarde pas ma montre. Je n’ai pas de montre car je n’ai pas fait ma première
communion. Il est l’heure. Le bol de Ricoré m’attend. Robichon ne fume pas.
Nous avalons notre Ricoré, face à
face. Je suis un homme qui part à la chasse. Le soleil dissipe les premières
brumes.
La cabane est derrière la maison, je connais le chemin.
Avant d’y arriver, Robichon me tend le chioulet, le sifflet, un rond métallique
que je vais coincer dans ma bouche, entre mes lèvres. Le chioulet, c’est tout
un art. Il peut tout imiter, le rouge-gorge comme le chardonneret et plus
encore l’alouette Avec le chioulet, tu es le roi des oiseaux. Robichon porte le
sac. LE sac. Dedans il y a les sandwichs. Le mot est inconnu. Ce sont les
demi-chouannes garnies d’omelettes aux piments. Chouannes ? Oui. Les pains
appelés batards chez les gens normaux. Chouannes signifie qu’il s’agit de pains
« de chanoines » avec une mie bien blanche. Le réel n’existe pas sans
l’histoire.
La cabane est un lieu magique. Parois en fougères séchées
qui nous serrent, nous enserrent. Avec la fine meurtrière qui permet la vue sur
les champs. J’ai un tabouret pour y accéder. De ci de là, un passereau. Le reconnaître
et user du chioulet pour l‘attirer, attirer ses congénères. Robichon le fait à
merveille, mieux que moi. Il tape sur ma tête pour me faire taire. Il est
préférable de ne pas siffler que de siffler à faux. Les oiseaux sont malins.
Devant la cabane, un espace nu, à peine agrainé. Un premier
pioc se pose, suivi par quelques copains. Nous sommes englués de silence. Les
oiseaux sont à maigre distance, confiants, tranquilles. Le moindre bruit peut
les éparpiller. Quand il juge le moment venu, Robichon tire sur la manette. Un
coup sec. Les deux filets se rabattent d’un même mouvement dans le même
silence. Ce que nous entendons, c’est le feulement de l’air fouetté par les
fils de la pantière. Le vol est pris !
Le plus souvent, ils sont une dizaine. Le filet n’est pas
très serré et ils s’agitent à la recherche d‘une sortie, affolés, voletant en
tous sens. C’est mon rôle de les libérer en les clichquant. Clichquer, c’est
simple. On prend la tête entre le pouce et l’index replié, on serre d’un coup
sec. Le bruit de l’os qui craque est suivi de l’immobilité, nécessaire pour
dégager l’oiseau des mailles du filet. Je ne clichque que les petits oiseaux,
je n’ai pas assez de force dans les doigts pour les palombes. J’apprends à les
connaître, surtout les alouettes et les bruants, mais il y en a d‘autres,
rouges-gorges, chardonnerets et mésanges. En grandissant, j’appendrai avec
stupéfaction que la plupart sont protégés.. Protégés ? Pourquoi ?
Dans les haies, dans les champs de maïs, ils grouillent. Il suffit de les
appeler. Nous vivons dans une gigantesque volière.
J’apprendrai aussi que nous ne prenons que des granivores.
Les mangeurs d‘insectes sont trop malins et, en plus, ils sont moins bons. Et
puis, installées dans leurs nids, bâtis aux poutres des granges et des étables,
les hirondelles sont quasiment des oiseaux domestiques, des voisines avec
lesquelles on partage la maison.
Quand vient l’heure du déjeuner, Robichon range la récolte.
Les meilleurs, comptés par douzaines, vont dormir dans le meilleur panier.
Après la sieste, Robichon les apportera chez Pétiolle dont tout le monde sait
qu’il les cuisine à merveille. Les autres seront pour nous, ce soir, flambés au
meilleur cognac, échangé chez Pétiolle.
Voilà bien un demi-siècle que je ne clichque plus. J’ai vu
Robichon, il y a peu, à un enterrement. Les pantières sont rangées. Il n’y a
plus d‘oiseaux. J’ai fait et refait les comptes, il est impossible que nos
prélèvements en soient responsables. Et Pétiolle a fermé sans être remplacé.
Mes enfants m’ont posé la question : ça te faisait quoi
de clichquer ? Ben, rien. C’est une partie du jeu. Tuer ? Un
jeu ? La chasse que nous pratiquions consistait à tromper les oiseaux
comme la tauromachie est l’art de tromper le toro. Tromper pour tuer. Dans un
monde aujourd’hui honni où l’animal était avant tout source de protéines et de
plaisirs gastronomiques.
Pour tromper, il faut connaître et la chasse est un immense
système de signes. Il faut y interpréter le vent, la couleur du soleil, le
chant des oiseaux. Il faut avoir les sens en éveil pour lire une nature
terriblement terre à terre. Les vrais écolos le savent, ils ont à apprendre des
chasseurs.
Et vice versa, bien entendu.
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