mardi 19 mars 2019

LA DÉMOCRATURE

J’aime bien Antoine George que je ne connais pas mais il est de la race des voyageurs que j’aime, ceux qui labourent un terrain, toujours le même, mois après mois, année après année pour apprendre, et donc aimer. Une sorte de fils de Jean Malaurie ou de frère de Sylvain Tesson. Loin des zappeurs de destinations qui sont des coureurs de lieux comme il y a des coureurs de jupons. Je suis certain que lorsque nous nous rencontrerons, nous aurons des amis en commun, Pierre Vernay, Jean Paul Duviols ou Etienne Moine.

Antoine, que je ne connais pas, me fait ce matin un magnifique cadeau, il me fait cadeau d’un mot : démocrature. Nous vivons en démocrature.

Nul besoin d‘explications, le mot contient sa définition : la démocratie a été transformée en dictature par les stipendiés du langage, les sciencepotards qui dominent outrageusement la mediasphère et sont persuadés que les mots sont équivalents aux choses. Ceux qui ne savent de Cocteau que le mot célèbre : Puisque ces mystères nous dépassent, feignons d‘en être l’organisateur. Ceux qui feignent, feintent, rusent pour mettre le réel sous le tapis comme une femme de chambre fait de la poussière.

 Quand le peuple descend dans la rue pour crier son mal-être, la mediasphère aux revenus opulents s’empresse de nier le réel et dégaine son mantra : nous sommes en démocratie, laissons œuvrer le Président démocratiquement élu. La démocratie devient une tunique couvrant les pires exactions, la destruction d’un modèle social protecteur et une répression dont on n’avait pas vu d’équivalent depuis Thiers conduisant les Versaillais à l’assaut de la Commune. La démocratie comme armure de mots pour protéger la destruction d’une société qu’il convient de « réformer » et personne ne dit que depuis Giscard, réformer est le synonyme de détruire. Tous ont suivi, Mitterrand en tête, et Macron est seulement le maçon qui pose le bouquet en haut de l’édifice. C’est le moment où le peuple, en bas, voit l’œuvre achevée et s’exclame : « Mais c’est pas ça qu’on voulait ».

Non. Mais vous avez, démocratiquement, accepté que l‘on construise une chose qui ne vous convient pas car vous n’avez jamais vu l’ensemble des plans que l’on s’est gardé de vous montrer. Nous sommes en démocrature. Feintes, dissimulations, cachotteries pour faire accepter l’inacceptable.

Et on entend, comme hier, un enseignant de Sciences Po (what else ?) expliquer avec la componction d’un chanoine que les Gilets Jaunes sont simplement le produit d’une « culture de la révolte », travers bien français qui remonte à la Révolution, travers incompatible avec la démocratie (Desmoulins, Danton, Marat, tous ces antidémocrates qui ont mis en place notre démocratie !). Il ne va pas jusqu’au bout, le spécialiste. Il n’a pas vu qu’une effigie présidentielle avait été décapitée ou que  Lordon, fin styliste, écrit à Macron qu’il « se repoudre la perruque ». Nous sommes en 1789. Raison pour laquelle, toutes les comparaisons se font avec mai 68. La mediasphère préfère les révoltes qui se terminent bien et préservent ses prébendes.

Le peuple croit la mediasphère qu’il ne connaît pas. Il ne sait pas que certains ont travaillé et alerté sur les dangers que nous courrions. Christohe Guilluy, par exemple, jamais invité par Yves Calvi. Ou Frédéric Lordon. Ou un grand ancien, comme Raymond Boudon, qui explique inlassablement que la prise de décision rationnelle est impossible. Vous rigolez ? La mediasphère est là pour justifier la prise de décisions et sa rationalité. Pas le contraire. Où va t’on si le peuple doute de ses dirigeants ?

La mediasphère gomme soigneusement tout exemple contraire. Personne n’a jamais dit, à ma connaissance, que la Chine avait bâti son succès sur l’adoption-adaptation du modèle économique français conçu par le CNR (primauté du politique sur l’économique, planification, nationalisation des secteurs stratégiques) jusqu’au modèle de protection sociale (sécurité sociale, retraites) qu’elle est en train de mettre en place. Ben oui ! Macron, poussé par le Medef et Roux de Mesdeux, détruit le système que la première économie du monde est en train d’adopter. On verra bien qui se trompe. Macron s’en fout : sa retraite au Conseil constitutionnel est assurée. Mais nous sommes en démocrature : il va nous parler de bien public, assurant sa retraite en détruisant celle de ses électeurs.

Le peuple n’est pas idiot. Il manque parfois d’un savoir qu’on lui dissimule et qu’il remplace par l’intuition. La pauvreté rend intuitif. En ce moment, son intuition lui souffle que la mediasphère le trompe, lui bourre le mou, prend le parti de ses ennemis. Naturellement, il ne peut pas le reprocher aux responsables, calfeutrés dans leur bureau protégé par les services de sécurité. Et donc, il s’en prend aux journalistes de terrain envoyés au carton par leurs hiérarques. Il viendra bien un moment où le peuple osera. J’imagine : Bolloré, Bouygues, Niel, Drahi et quelques autres, réfugiés à Coblence ou Baden-Baden par peur de la vindicte populaire.

Les spécialistes de la démocrature oublient toujours la richesse et la complexité du sens car il faut synthétiser pour aller vite, penser vite, décider vite. Ils se fixent généralement sur la connotation, la partie du sens la plus généralement partagée, et oublient la dénotation qui est la cheville attachant le sens à la réalité. Ils sont communicants, pas linguistes.

Ils ignorent donc que la réalité peut être dissimulée, mais pas gommée, et qu’elle revient toujours, comme les boomerangs.


Et parfois, même, dans la gueule du lanceur.

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