samedi 13 mai 2023

LA LÉGITIMITÉ

 

 

C’est le grand manque de notre temps. En quoi est-on légitime à se saisir d’un sujet ? Et, au-delà, à s’exprimer sur le dit sujet. Pire encore, à en juger.

 

Ce n’est pas lié à Internet ou aux réseaux sociaux, contrairement aux apparences. Internet a seulement gonflé de façon caricaturale un phénomène pré-existant qui date, peu ou prou, des années 1960. Avant ce temps, la légitimité était acquise par l’apprentissage qui donnait une voie vers le savoir. Peut parler celui qui sait ou qui a appris à savoir, non seulement les faits mais aussi les conditions de l’acquisition des faits, le contexte des faits, l’histoire du savoir et le contexte épistémologique. J’admets que c’est limitatif.

 

Libraire, j’ai du engager quelques collaborateurs. D’emblée, ils ont voulu améliorer leurs chiffres par « des coups de cœur », des conseils de lecture, des post-it mièvres et répétitifs, à la limite de l’injure aux clients et baignant dans la publicité mensongère. J’ai du me gendarmer au risque de passer pour un vieux con ronchon. Je sortais de chez RB où nous avions passé deux ans à travailler sur les 40 pages de la Sarrazine de Balzac et des gamins pensaient avoir un avis à donner sur les 600 titres d’une rentrée littéraire avalés en moins d‘un mois ! Mes collaborateurs se moquaient de moi, et, plus grave, de mes clients. Je leur posais la question : « Quelle est votre légitimité à juger ? » Le texte était le cadet de leurs soucis, ils surfaient sur l’air du temps.

 

Il me fallait leur apprendre qu’ils devaient vendre des livres, pas des textes. La Découverte remplaçait Maspero en vendant les grands textes du 18ème en format poche. « Est-ce le même livre ? » La réponse était unanime et négative. « Et pourtant c’est le même texte ». Discriminer livre et texte est le premier devoir du libraire. Il me fallait leur apprendre à cataloguer, à regarder chaque détail. Ils ignoraient qu’un livre n’a jamais de pagination impaire, la dernière page (blanche) est une page comme les autres et doit être comptée. Il me fallait leur dire qu’on se moquait des nouveautés qui sont provende de maisons de la presse, pas gourmandise de libraire, puis leur apprendre qu’il n’y a pas d’ontologie du livre, que tout livre est héritier de livres précédents et que notre métier est de reconnaitre cette généalogie. Bref, je devais annihiler leur médiocre personnalité pour leur montrer l’Eden du savoir univoque.

 

Je leur rappelais l’immortelle phrase de Berthet (libraire à Nogent) : « Un charcutier sait faire un saucisson, un libraire ne sait pas faire un livre. » pour leur signifier l’importance de la matière. Bref, j’essayais de leur donner les armes de la légitimité. J’étais un dinosaure, ma disparition était programmée comme était programmée la disparition de la légitimité.

 

La légitimité est fille de la méritocratie, elle s’appuie sur le travail et le savoir. Pour juger publiquement d’un livre, il ne semble pas déraisonnable d’exiger un bac+3 d’études littéraires. Critère obsolète. Notre envahissement par le mode de vie américain a privilégié la quantité : un influenceur a la légitimité de son audience. Chacun peut juger de tout et devenir critique littéraire, cinématographique ou gastronomique et publier les pires énormités sur des sujets dont il ignore tout. On appelle ça la liberté d’opinion et c’est un droit de l’homme. Plus le sujet est complexe, plus ouverte est la liberté. Moins tu sais, plus tu es libre. Prime aux cancres, aux fainéants et aux mauvais élèves. En fait, prime à la lie et aux déchets, prime à l’ignorance et à la fainéantise car les opinions sont comme les trous du cul : chacun en a.

 

Un cancre aura la légitimité d‘un bataillon de cancres qui l’admirent et personne ne veut dire qu’être admiré par un troupeau d’imbéciles ne rend pas intelligent. Panurge rigole….Mais c’est la base de la religion et de la politique.

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