lundi 1 mai 2023

LIBRAIRIES : TOUT FAUX


 Ça circule : le marché de l‘occasion se développe dans le livre, selon certains, il explose. Bien entendu, c’est faux. C’est un marché qu’on découvre et, comme on croit le mesurer, on le voit plus gros qu’il n’est puisqu’on part de zéro.

 

C’est un marché « gris », aux ventes indiscernables. Les ventes explosent-elles chez les bouquinistes, dans les salles de ventes aux enchères, dans les vides-greniers, tous lieux où règne le livre d’occasion ? Il ne semble pas et ce n’est, tout simplement pas, mesurable. Il explose dans les librairies qui viennent de  le découvrir et n’y connaissent rien. On part  de zéro, le zéro statistique du non-mesuré.

 

Libraire pendant trente ans, j’ai toujours vendu des livres d’occasion, mais sous un autre nom. Avant Jack Lang, on distinguait « livres disponibles » et « livres épuisés ». Les premiers s’achetaient chez les éditeurs, les seconds se chinaient au gré des recherches. Facilité contre savoir. Un livre épuisé était un livre qui valait plus cher qu’un livre disponible, et parfois beaucoup, beaucoup plus cher. Les 40% de remise concédée par le distributeur se transformaient en 200 ou 500%, voire plus. Ce qui permettait aux comptables de s’inquiéter : « Vous n’etes pas dans les clous ». Forcément, je passais ma vie à sortir des clous.

 

Cela suppose d’avoir une connaissance fine de la clientèle, une connaissance de commerçant, pas de magasinier. Simple exemple : « Annapurna, premier 8000 » de Maurice Herzog, un des plus gros succès des années 1960, sans cesse réimprimé. Dès le second ou troisième tirage, par souci d’économie, l’éditeur Arthaud décide de supprimer la carte en couleurs du massif de l’Annapurna contrecollée en fin d’ouvrage. Pour qui voulait lire un récit d’aventures, aucun changement. Pour qui voulait faire le tour de l’Annapurna, c’était le jour et la nuit. Mes clients payaient sans sourciller 100 balles pour un livre dont l’édition de poche valait 10 balles sur le catalogue Arthaud. Encore fallait-il les trouver…le livre comme le client.

 

Parfois, on pouvait créer la demande. Le représentant Gallimard m’annonce une réimpression du livre de Métraux sur l’ile de Pâques. Petite vérification : l’originale est moins chère. J’achète la totalité du stock, une cinquantaine d’exemplaires. Désormais épuisé, il est libre des contraintes de la loi Lang. Je lui affecte une valeur correspondant à son contenu, son illustration et sa cartographie, quatre fois le dernier prix connu. Voilà de la marge légale qui ne doit rien au hasard et mes clients m’embrassent.

 

Ceci suppose d’être un libraire, un marchand de livres, pas un vendeur de textes. J’ai connu ce basculement, quand les professionnels ou supposés tels pensaient que les maisons de la presse étaient des librairies ce qui n’a jamais été le cas. Il ne suffit pas de vendre des livres pour être un libraire, Le petit Leclerc vous le dira, lui qui colle les livres entre un paquet de chips et des lasagnes surgelées avant de se proclamer « acteur culturel ». Il a d’autant plus le droit de le faire que ses clients lui donnent raison.

 

Je suis certain que des pépites se glissent dans l’abondance des « livres d’occasion ». Les Fables d’Anouilh par exemple, pilonnées dès parution. Du fait de ce pilon, l’édition de poche est considérée comme l’originale. Mettez deux zéros après le prix d’achat et le client ne trouvera pas ça cher. Je ne connais rien en romans policiers mais je me souviens d’un libraire lyonnais, connaisseur en Séries Noires, et qui m’a guidé un samedi dans le dédale des originales, des réimpressions, des cartonnées avec des prix de folie.

 

Dans tous ces prix, se glisse le savoir du libraire qui illumine la valeur de son incandescence allumée dans la rareté. Les textes sont presque toujours les mêmes mais, pour un libraire, le texte n’est pas le livre. Songeons à La Bruyère :

 

 « C’est la bonne édition.

J’y trouve page seize

La faute d’impression

Qui n’est pas dans la mauvaise. »

 

La « bonne » édition est l’édition fautive. Le geek de base ne peut pas comprendre, l’amoureux des livres (en français, bibliophile) oui. La faute renvoie à un environnement  où il baigne.

 

Jouvence. C’est un titre. Eugen Guido Lammer, édité par Dardel,la maison-mère d’Arthaud. Jouvence est la bible des alpinistes nazis, le livre qui fait du grimpeur le sur-homme hitlerien. Rarissime. En trente ans j’en ai trouvé deux. Le second est quelque part sur la face sud du Lhotse, dans la poche de Nicolas Jaeger à qui je l’ai offert avant son départ. Nicolas voyait dans Jouvence la motivation de Messner, son rival du temps.

 

Aujourd’hui, quelques décérébrés pensent que Sylvain Tesson est un quasi-écrivain fasciste. Combien ont lu Jouvence ? Je connais Tesson moins bien que Jaeger mais je peux dire qu’ils sont semblables, des humanistes absolus pour qui la grimpe est art de vivre personnel plus qu’idéologie. Pour affirmer cela, il faut avoir lu Lammer, ce que personne n’a fait. Le livre sert à ça, aider à la réflexion, par delà le temps et les modes. Jouvence est une borne sur une route que personne ne parcourt plus. Je viens de relire quelques articles sur Tesson, Lammer n’est jamais évoqué. Jamais.

 

Je suis libraire. J’ai quelques références que n’ont plus ceux qui se regardent penser. Ou qui croient qu’ils pensent quand ils babillent.

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