mercredi 16 février 2011

NICOLAS, FRANCOIS ET CICERON

Il faut se méfier de ce qui semble ne servir à rien. Les langues mortes, par exemple. On n’en a pas vraiment besoin. Sauf, parfois, quand un mot nouveau surgit et qu’on le comprend sans avoir besoin d’un dictionnaire. Bon, on a Wikipedia, pas la peine de s’emmerder.

L’enseignement des langues mortes, c’était grammaire, version et thème. On traduisait des bouts de Virgile, de Cicéron, en suant comme des bœufs et en manipulant un Gaffiot qui pesait une tonne. Mais on traduisait pas n’importe quoi. Les profs y veillaient. C’était toujours moral, toujours politique, des histoires de dirigeants rejetés par le peuple et repartant labourer leur champ avec la conscience du devoir accompli. Des mecs qui faisaient leur devoir, qui se jetaient dans le feu, qui se coupaient une main pour se punir de n’avoir pas servi leur patrie. On en retrouvait certains chez Corneille, plus tard. Prends un siège, Cinna.

Bref, ce qu’on nous mettait dans le crâne, c’était pas des déclinaisons, c’était une morale. Les écrivains cochons, Apulée ou Pétrone, on se les trouvait seul, c’était pas le boulot du prof. Lui, il s’émerveillait que le vieux Caton rabâche que Carthage doit être détruite. Le prof de mon grand-père, quand il disait Carthage, il pensait Berlin. Le latin, c’était l’heure du patriotisme exacerbé, du dévouement à la patrie et à la société.

La génération qui est aux commandes aujourd’hui est certainement la première génération qui n’ait pas fait ses « humanités », comme on dit. Nicolas, il a pas lu la Princesse de Clèves, t’imagines quand même pas qu’il se soit farci l’Enéide. Ça sert à rien. Si tu regardes bien, tu peux penser que la rupture, c’est Pompidou/Giscard. Normale Sup contre Polytechnique. Quand on a pas fait ses humanités, on remplace par l’humanisme. C’est la même étymologie.

Du coup, les notions des versions latines, elles ont disparu du paysage. Vespasien et « l’argent n’a pas d’odeur », on se gardait bien de nous l’apprendre. On cachait ces trucs-là, comme le cheval de Caracalla nommé consul. Ou quand on l’évoquait, c’était pour nous dire que ces Romains-là, c’était pas des bons, pas des fréquentables. On nous imbibait de la même morale que la morale des Constituants. C’est Virgile qui tisse le lien de Robespierre à De Gaulle. Ou Cicéron. Celui des Catilinaires.

Cette morale subliminale, faite de devoir, de rigueur, de frugalité, a complètement disparu du paysage intellectuel. Nicolas, il l’a dit : après le pouvoir, ce sera la dolce vita. Tu l’imagines pas repartant labourer un champ. D’ailleurs, à Neuilly, y’a pas de champs. Et le petit Spartiate qui se faisait bouffer par un renard, on lui achète une Nintendo. N’exagérons pas : il y a encore un représentant de la morale latine. C’est Bayrou, l’agrégé de lettres classiques. Raison pour laquelle il plait et il fait rire. Bayrou, il va pas en vacances à Aswan, il va à Nay. Vous connaissez Nay ? Une architecture grise dans les vertes collines. Le Béarn profond. Tu marches dans le village, tu crois que tu vas rencontrer Jeanne d’Albret. Il me plait bien Bayrou, à deux détails près. D’abord sa morale latine est badigeonnée de notions chrétiennes alors que le Romain, il se foutait carrément des religions. Et puis, il est pas très grand. En politique, faut se méfier des petits, je l’avais déjà dit pour Nicolas.

La disparition du monde gréco-latin, tu la touches du doigt dans le spectacle. Sur scène, aujourd’hui, t’as majoritairement des gens qui te parlent de leur vie quotidienne, leurs problèmes de couples, les anecdotes, les petites choses. C’est comme ça qu’on a remplacé Camus, Sartre ou Brecht. Pareil au cinéma. T’as plus que des successeurs de Sautet. François, Vincent, Guillaume et le camping. Tiens, prends le facteur : Tati ou Dany Boon ? J’exagère à peine : Kubrick est mort, Kurosawa est mort et Forman ne produit plus. L’universel a disparu : pour que les Italiens comprennent, on adapte les ch’tis. On avait pas besoin d’adapter Full Metal Jacket. Reste Spielberg ou Ken Loach. Des gouttes de génie dans un océan d’insignifiance.

Parce que tout ça, c’est la même chose : l’idée que l’individu est plus intéressant que le groupe. Le groupe social, je veux dire, pas le groupe de copains. Le groupe de copains, ça reste moi à la puissance X. C’est mieux parce que c’est encore plus moi.

L’individu, si tu veux le manipuler, faut que tu le valorises. C’est comme ça qu’on le baise. « T’as de beaux yeux tu sais », ça veut dire « et si on baisait ? ». L’individu, tu le mets en avant pour qu’il vote pour toi, pour qu’il sorte sa Carte bleue. En groupe, il résiste. Il peut même se révolter. Pas bon, ça…. Alors, tu le prends, tu le cajoles, tu lui parles de lui, y’a que ça qui l’intéresse. Et quand tu lui parles de toi, tu lui parles encore de lui. Tu lui dis ce qu’il dit. Ce qu’il pourrait dire. Sa femme, ses gosses, sa belle-mère, le flic qui l’emmerde. Attention, pas le flic qui représente le pouvoir, le flic humain. Regarde bien. Dans le stand up, t’entends jamais parler du boulot, du patron qui se goinfre, de la DRH qui te vire. Tu rigoles parce qu’il paraît que Borloo picole (c’est pas le seul) ou que DSK pointe tout ce qui passe. Ça, c’est toi. Toi qui picoles et qui aimerait bien pointer la voisine. Y’a des exclus de l’humour politique : Lagarde par exemple. Ou Baroin. Faut dire qu’eux, ils te ponctionnent. Pas très drôle.

Des fois, on touche au social. Juste ce qu’il faut. Un instit’ auvergnat ou un collège de Paris-XVII, ça peut faire un film. Un film où tu te retrouves. Parce que Amadeus, tu t’y retrouves pas trop. Un mec mort à 33 ans après avoir écrit plus de notes que Barbelivien, c’est pas trop ton monde.

Cicéron non plus, c’était pas trop notre monde. O tempora, o mores, ça ressemblait vachement à Papa quand t’écoutais Chuck Berry plutôt que Luis Mariano. Mais bon, Papa et le prof, ils marchaient main dans la main pour nous dessiner un monde différent de celui vers lequel on glissait facile. Des fois, ils comprenaient, mais ils la jouaient à leur manière. Balseinte, le prof d’anglais, un jour on lui a demandé si on pouvait pas traduire les Beatles plutôt que Mark Twain. Parce que Tom Sawyer dans le texte, c’est plutôt chiant. Balseinte, il nous a traités de nuls et il a décidé de nous éduquer. C’est avec lui que j’ai découvert Big Bill Broonzy et John Lee Hooker. Il était vachement bon en blues. Il nous a retracé la voie qui menait de la ligne Mason-Dixon à Liverpool. La leçon était claire : admire pas comme un con, apprends. Ne mange pas sans savoir ce que tu manges.

Remarque, ça allait dans le sens de Cicéron. Le sang, la sueur et les larmes. Je sais, c’est pas Cicéron, mais c’est pareil. Churchill, il avait lu Cicéron. Il préférait la vérité difficile, cruelle, tragique au mensonge. Ou à la com’, c’est pareil.

C’est juste un problème politique. Faut-il accompagner le mouvement ou décider autre chose ? Pas besoin de Cicéron pour accompagner le mouvement. Suffit de faire un chèque à la Sofres. Le politique, c’est celui qui choisit Cicéron contre la Sofres. A condition qu’il ait lu Cicéron. Qu’il décide que ce qui est bien pour la Nation, c’est pas ce que croit la Nation. Comme Mitterrand avec la peine de mort. Pas aller dans le sens du poil.

On en reparlera…

2 commentaires:

  1. Chapeau ! Belle analyse du monde dans lequel on vit, monde de l'image et de l’immédiateté.
    Kubrick est mort, mais d'autres aussi comme Fellini et Bergman.
    Quant à Balseinte, mais c'est plus personnel, il me rappelle trop le lycée Marracq. C'est probablement le prof que j'ai le plus exécré dans ma vie (il me le rendait bien). S'il avait su que l'anglais allait constituer une des bases de ma carrière professionnelle...
    Jean-Paul.

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  2. Tout le monde a detesté Balseinte et sa canne de bambou..;et il savait que l'anglais serait une base...c'est pour ça qu'il m'intéresse

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