lundi 17 décembre 2018

SOLLERS, LA CHINE, PEARL BUCK ET MOI

Je n’arrive pas à remettre la main dessus. Un superbe texte de Sollers dans Tel Quel expliquant que la langue chinoise a un fonctionnement analogique et donc une vision du monde différente de la notre.

Je n’arrive pas à remettre la main dessus mais l’effet en demeure. Cinquante ans après. Sur le moment, ce fut à la fois limpide et trouble : Sollers indiquait une direction, pas un chemin. Il fallait changer de paradigme, cesser d’analyser les discours chinois à l’aune de la discursivité occidentale. Là était la clef. Et donc, je me suis mis au travail. Pas seul, évidemment. Arrivait de Pékin une nouvelle génération de sinologues à la tête de laquelle on trouvait, entre autres, Jacques Pimpaneau et Pierre Gentelle. Les lignes bougeaient mais restaient floues. Pauvert publiait le Jeou-Pou-touan dans une traduction de Klossowski. J’ignorais que Klossowski en fut capable. Gentelle rigolait : « C’est Pimpaneau le traducteur. Il a fait ça à Pékin, dans la chambre voisine de la mienne en expérimentant avec une superbe Slovaque. Il avait besoin d’argent, il a vendu sa traduction à Klossowski ».

Il existait une intelligentsia maoïste où on trouvait Sollers, Madame Macciochi, Jean-Luc Domenach, Godard, Julia Kristeva, Roland Barthes. Je parle ici des têtes d’affiche. Trop c’était trop. La réaction était en marche. La première salve fut tirée par Pierre Ryckmans, sous le pseudonyme de Simon Leys, dont nous savions tous qu’il était l’un des meilleurs connaisseurs du chinois ancien et que son pseudonyme renvoyait à Victor Segalen, remarquable écrivain mais sinologue discutable. Ryckmans profitait de la tribune offerte par René Vienet dans sa Bibliothèque Asiatique, chez Champ Libre, par ailleurs éditeur de Guy Debord.

J’étais largué. Le premier moment de calme me fut offert par François Martin, sinologue d‘exception que j’avais un peu fréquenté aux Langues O’. Mieux que quiconque, François savait ce que représentait la Révolution culturelle qui ne pouvait être appréciée qu’avec des outils chinois. « Les mandarins ont besoin d‘une langue complexe pour asseoir leur pouvoir ». Lao Pierre Gentelle approuvait. Et il choisit de m’envoyer chez Jean Chesneaux pour approfondir mes connaissances.

Chesneaux aurait du m‘horrifier. Il me séduisit. On disait de lui qu’il était « un stal ». C’était faux, évidemment. Chesneaux était avant tout un humaniste. Plus simplement, historien, il s’occupait peu des statistiques et beaucoup des idées. Il me fit travailler sur les missionnaires américains et la révolte des Taipings. Cent millions de mort ça relativise. Car le « soft power » occidental s’était mis en branle : l’évolution de la Chine n’était analysée qu’à l’aune du cadavre, le plus souvent mesurée par Madame Pearl Buck. On l’a bien oubliée celle-là. Fille de missionnaire et Prix Nobel de Littérature, son œuvre, pontifiante et larmoyante avait du succès dans le Wisconsin occidental ce qui suffisait à la conduire à l’universalité. La bataille des idées opposait Mao à Pearl Buck et je voyais, stupéfait et pantelant, les bataillons maoïstes français lâcher pied face à la fille du curé. Même les situationnistes abandonnèrent le combat et de façon durable.

Comme tous les imbéciles, un peu stupide, j’avais décidé de m’accrocher à la boussole fournie par Sollers et d’analyser la Chine par la discursivité chinoise qui m’offrait une direction simple : le PCC construisait le socialisme à la chinoise. En face, l’idéologie étatsunienne envoyait du lourd. La mort de Mao fut le prétexte à un retour à l’Empire, Madame Mao étant sans cesse comparée à Cixi. Les mandarins de l’Ouest figeaient la Chine à l’époque bénie où les Chinois ignoraient Marx, la même époque où les missionnaires voulaient la moderniser selon leurs critères. Et c’est Hollywood qui mettait à l’eau les canonnières du Yangzi. L’écume des cadavres dissimulait la vague de l’oeuvre

Par chance, Chesneaux résistait et nous brossait les figures de Li Hongzhang et Sun Yat Sen. Entouré d’une solide équipe, majoritairement féminine avec Marianne Bastid, Marie-Claire Bergère ou Catherine Coquery, il continuait son travail d’historien, décryptant et détricotant les fils de l’idéologie en privilégiant Pékin contre Washington. Moi, j’avais rencontré Pierre Billotte, historique gaulliste, heureux d’être l’ami de Zhu Deh et de correspondre avec Zhu Enlai et qui me dit un jour « Mao, c’est le De Gaulle chinois ». Sollers indiquait une direction pas un chemin et il fallait battre les fourrés pour retrouver le chemin, sacrément bien caché, ce chemin suivi à la fois par le vieux stal et le gaulliste historique.

Aujourd’hui où on ne croise plus que d’anciens maoïstes, comme si le maoïsme était une maladie honteuse qu’il convient de faire oublier, je regarde avec amusement la Chine communiste prendre le leadership du monde et le président américain lui déclarer une guerre désormais perdue. J’ai envie de retrouver une discursivité stalinienne pour proclamer : Pearl Buck, combien de divisions ?

Roland est mort et j’ai perdu tout contact avec Tel Quel. René s’est réfugié dans le Lot et Debord va entrer en Pléïade. Jospin a été Premier Ministre après voir traduit  Chalmers Johnson. Nous avions les clefs et nous les avons perdues. Il y a cinquante ans, nous défilions pour faire du maoïsme le phare de la pensée de gauche. C’est fait. C’est bon pour un septuagénaire de savoir qu’on avait raison à dix-huit ans.


Mais Washington et ses stipendiés continuent à nous expliquer que libéralisme et capitalisme règnent entre Fleuve Bleu et Fleuve Jaune. Et j‘ai le sentiment que Sollers, désormais, s’en fout. Vous affolez pas, Philippe : il est toujours satisfaisant d‘avoir été le premier.

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