Je n’arrive pas à remettre la main dessus. Un superbe texte
de Sollers dans Tel Quel expliquant que la langue chinoise a un fonctionnement
analogique et donc une vision du monde différente de la notre.
Je n’arrive pas à remettre la main dessus mais l’effet en
demeure. Cinquante ans après. Sur le moment, ce fut à la fois limpide et
trouble : Sollers indiquait une direction, pas un chemin. Il fallait
changer de paradigme, cesser d’analyser les discours chinois à l’aune de la
discursivité occidentale. Là était la clef. Et donc, je me suis mis au travail.
Pas seul, évidemment. Arrivait de Pékin une nouvelle génération de sinologues à
la tête de laquelle on trouvait, entre autres, Jacques Pimpaneau et Pierre
Gentelle. Les lignes bougeaient mais restaient floues. Pauvert publiait le
Jeou-Pou-touan dans une traduction de Klossowski. J’ignorais que Klossowski en
fut capable. Gentelle rigolait : « C’est Pimpaneau le traducteur. Il
a fait ça à Pékin, dans la chambre voisine de la mienne en expérimentant avec
une superbe Slovaque. Il avait besoin d’argent, il a vendu sa traduction à
Klossowski ».
Il existait une intelligentsia maoïste où on trouvait
Sollers, Madame Macciochi, Jean-Luc Domenach, Godard, Julia Kristeva, Roland
Barthes. Je parle ici des têtes d’affiche. Trop c’était trop. La réaction était
en marche. La première salve fut tirée par Pierre Ryckmans, sous le pseudonyme
de Simon Leys, dont nous savions tous qu’il était l’un des meilleurs
connaisseurs du chinois ancien et que son pseudonyme renvoyait à Victor
Segalen, remarquable écrivain mais sinologue discutable. Ryckmans profitait de
la tribune offerte par René Vienet dans sa Bibliothèque Asiatique, chez Champ
Libre, par ailleurs éditeur de Guy Debord.
J’étais largué. Le premier moment de calme me fut offert par
François Martin, sinologue d‘exception que j’avais un peu fréquenté aux Langues
O’. Mieux que quiconque, François savait ce que représentait la Révolution
culturelle qui ne pouvait être appréciée qu’avec des outils chinois. « Les
mandarins ont besoin d‘une langue complexe pour asseoir leur pouvoir ».
Lao Pierre Gentelle approuvait. Et il choisit de m’envoyer chez Jean Chesneaux
pour approfondir mes connaissances.
Chesneaux aurait du m‘horrifier. Il me séduisit. On disait de
lui qu’il était « un stal ». C’était faux, évidemment. Chesneaux
était avant tout un humaniste. Plus simplement, historien, il s’occupait peu
des statistiques et beaucoup des idées. Il me fit travailler sur les
missionnaires américains et la révolte des Taipings. Cent millions de mort ça
relativise. Car le « soft power » occidental s’était mis en
branle : l’évolution de la Chine n’était analysée qu’à l’aune du cadavre,
le plus souvent mesurée par Madame Pearl Buck. On l’a bien oubliée celle-là.
Fille de missionnaire et Prix Nobel de Littérature, son œuvre, pontifiante et
larmoyante avait du succès dans le Wisconsin occidental ce qui suffisait à la
conduire à l’universalité. La bataille des idées opposait Mao à Pearl Buck et
je voyais, stupéfait et pantelant, les bataillons maoïstes français lâcher pied
face à la fille du curé. Même les situationnistes abandonnèrent le combat et de
façon durable.
Comme tous les imbéciles, un peu stupide, j’avais décidé de
m’accrocher à la boussole fournie par Sollers et d’analyser la Chine par la
discursivité chinoise qui m’offrait une direction simple : le PCC
construisait le socialisme à la chinoise. En face, l’idéologie étatsunienne
envoyait du lourd. La mort de Mao fut le prétexte à un retour à l’Empire,
Madame Mao étant sans cesse comparée à Cixi. Les mandarins de l’Ouest figeaient
la Chine à l’époque bénie où les Chinois ignoraient Marx, la même époque où les
missionnaires voulaient la moderniser selon leurs critères. Et c’est Hollywood
qui mettait à l’eau les canonnières du Yangzi. L’écume des cadavres dissimulait
la vague de l’oeuvre
Par chance, Chesneaux résistait et nous brossait les figures
de Li Hongzhang et Sun Yat Sen. Entouré d’une solide équipe, majoritairement
féminine avec Marianne Bastid, Marie-Claire Bergère ou Catherine Coquery, il
continuait son travail d’historien, décryptant et détricotant les fils de
l’idéologie en privilégiant Pékin contre Washington. Moi, j’avais rencontré
Pierre Billotte, historique gaulliste, heureux d’être l’ami de Zhu Deh et de correspondre
avec Zhu Enlai et qui me dit un jour « Mao, c’est le De Gaulle
chinois ». Sollers indiquait une direction pas un chemin et il fallait
battre les fourrés pour retrouver le chemin, sacrément bien caché, ce chemin
suivi à la fois par le vieux stal et le gaulliste historique.
Aujourd’hui où on ne croise plus que d’anciens maoïstes,
comme si le maoïsme était une maladie honteuse qu’il convient de faire oublier,
je regarde avec amusement la Chine communiste prendre le leadership du monde et
le président américain lui déclarer une guerre désormais perdue. J’ai envie de
retrouver une discursivité stalinienne pour proclamer : Pearl Buck,
combien de divisions ?
Roland est mort et j’ai perdu tout contact avec Tel Quel.
René s’est réfugié dans le Lot et Debord va entrer en Pléïade. Jospin a été
Premier Ministre après voir traduit
Chalmers Johnson. Nous avions les clefs et nous les avons perdues. Il y
a cinquante ans, nous défilions pour faire du maoïsme le phare de la pensée de
gauche. C’est fait. C’est bon pour un septuagénaire de savoir qu’on avait
raison à dix-huit ans.
Mais Washington et ses stipendiés continuent à nous
expliquer que libéralisme et capitalisme règnent entre Fleuve Bleu et Fleuve
Jaune. Et j‘ai le sentiment que Sollers, désormais, s’en fout. Vous affolez
pas, Philippe : il est toujours satisfaisant d‘avoir été le premier.
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