Nous sommes en 2007. Soumis à la pression ambiante, je mets
au point, grâce à l’ami Fred, un site de vente en ligne pour les librairies de
voyages. J’y mets toute mon expérience, tout mon savoir et toutes les heures
nécessaires. Fred m’accompagne avec bienveillance, secoue ses développeurs, jusqu’à ce que je
sois satisfait du résultat. Le site est nommé meilleur site de cartographie en
ligne par l’IMTA qui regroupe les producteurs de cartes du monde entier. Je
suis content. Puis viré.
Un an après, MON site n’existe plus. Je m’énerve, je pars à
la recherche d’une explication que je finis par avoir : mon successeur
trouvait que la maintenance, c’était trop de travail. La maintenance consistait
à vérifier, éventuellement à modifier, trente références par semaine. J’en
avais créé douze mille.
A cette occasion, j’ai compris. Nous avions basculé du monde
du labeur au monde de la parole. Dans mon métier de libraire, j’avais perçu ce
frémissement, voilà que je le touchais du doigt.
A mes débuts, quand un libraire avait à découvrir un sujet,
il faisait comme n’importe quel thésard : la biblio. En ai-je passé des
heures dans les boites à fiches de la BN, à rechercher des titres, à compiler
des infos, à élaborer des listes, à vérifier des disponibilités. Encore avais
je la chance d’être à Paris.
Après quoi, être spécialisé était facile. Nombre de mes
chers confrères pouvaient sortir tous les livres marqués
« Patagonie », si telle était la demande du client. Moi, je pouvais y
ajouter Les Nomades de la Mer, de
José Emperaire, seule étude sur les Indiens Alakaluf qui nomadisent en canoë
entre les Chiloe et le Canal du Beagle. Neuf clients sur dix s’en foutaient. Le
dixième m’embrassait.
Il fallait tout vérifier. Internet n’existait pas. Aujourd’hui,
Internet existe et si tu tapes « Nomades de la mer » remontent plein
d’informations sur les peuples d’Indonésie qui ont le même mode de vie. Peuples
qui avaient une monographie publiée chez Blackwell dès les années 1960. C’était
un travail normal de libraire : comprendre le sujet, identifier les
livres, les mettre en stock, les proposer au client. Remettre les livres en
perspective.
Autre exemple, moins rigolo. Arthus-Bertrand sort La Terre vue du ciel. Ce qui remonte en
ma mémoire, c’est le même titre, publié chez Weber vers 1971, et signé Georg
Gerster. Première info : Yann l’écolo est un plagiaire qui pond ses œufs
dans le nid d’un autre. Seconde info : son éditeur n’a pas vraiment fait
les recherches juridiques qui s’imposent. Il y a embrouille. Travail normal de
libraire.
Une de mes vendeuses m’interroge : comment vous
savez ? Facile. Le soir, je ne sors pas, je lis et mémorise des catalogues
(Internet n’existait pas). Le dimanche, je visite les bouquinistes, je cours
les ventes aux enchères. C’est le temps où La Découverte remplace Maspéro. Avec
un bémol. De nombreuses réimpressions ne comportent pas l’atlas que possède
l’originale. Ou un atlas tronqué. Je peux le dire au client :
« Attention, il n’y a pas l’atlas ». Info de libraire. Libraire qui
baigne quotidiennement dans le livre. Libraire qui bosse comme un libraire.
Et donc, oui, mon métier est devenu un métier de feignasses,
comme la plupart. Déjà, t’as plus besoin de travailler ta mémoire. Google te
remplace. Sauf que c’est pas vrai. Google est une mémoire de masse, pas une
mémoire de l’exceptionnel. Google n’est pas fin.
Google enregistre des millions de données puis utilise des
algorithmes pour les classer. Mais Google n’écrit pas l’algorithme.
L’algorithme est écrit par un homme et reflète ce qu’est cet homme dont tu
ignores tout et qui ignore tout de toi. Le boulot de ce mec est de plaire au
plus grand nombre alors que tu es unique. Ça te convient ?
Ça te convient parce que tu es devenu fainéant. Ton
expression favorite est : ça va le faire. Tu aimes l’à-peu-près,
l’approximatif, le grosso-modo.
Et tous ceux qui veulent t’enfler (publicistes, politiques)
le savent. Ils te parlent grosso modo parce que ça va le faire. Ils modifient
les mots oubliant que « mal nommer, c’est ajouter à la misère du
monde ». En fait, ils l’oublient pas, ils te le font oublier.
Et toi, tu fonces, plutôt que de vérifier. Tu crois que
l’huile de palme menace les orangs-outans. Calmos. Des orangs-outans, il y en a
dans tous les zoos du monde, sous-espèces comprises. L’espèce n’est menacée que
dans la nature puisque son biotope disparaît. D’ailleurs, la Cites confirme l’inexistence
de quotas. La bataille sur l’huile de palme est avant tout une bataille entre
groupes industriels. Les grands singes n’ont rien à y faire. Ils sont là pour
te manipuler mieux.
Vérifie !!!!
On en reparlera…
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