vendredi 3 septembre 2010

LA TERRE A NU ET LA FEMME A POIL

Les observateurs du marché immobilier s’inquiètent : la vente d’appartements neufs et de maisons individuelles s’effondre. On peut le dire autrement : la banlieue s’affaisse. Parce qu’entre nous, à quelques exceptions près, les maisons individuelles et les résidences neuves, on les trouve pas majoritairement dans les centres historiques.
Les observateurs du marché immobilier voient dans ce phénomène une corrélation avec la baisse des revenus des banlieusards, plombés par les prix de l’énergie. Dame ! habiter loin, ça coûte. Et ça coûte d’autant plus que les notions de climatologie de base sont oubliées. Notamment par les promoteurs et les architectes. Mais de cela, on ne soufflera mot : dans la confrérie des niqueurs de pauvres, les observateurs des marchés immobiliers marchent la main dans la main avec les promoteurs et les architectes.

Créteil, début des années 1970, un urbaniste autoproclamé présente un projet de « mail » au cœur du Nouveau Créteil. Le discours est sublime, s’appuie sur le mail méditerranéen, remonte au forum romain, à l’agora grec, développe la thématique magnifique de la Cité enfin regroupée, recentrée, l’homogénéité sociale enfin retrouvée. Les yeux sont humides, les lendemains qui chantent sont dans tous les esprits.
En bout de la plaine de Brie. Trois cents kilomètres de plateau orienté plein Est, trois cents kilomètres sans un accident de terrain, sans le moindre obstacle pour ralentir les vents d’Est dont on sait qu’ils n’ont rien à voir avec l’effet de foehn. Le bonhomme sapé artiste moderne, il est en train de construire une machine à attraper la grippe. Pas grave : on construit aussi un hôpital ultra-moderne.
L’artiste urbaniste ne doit pas bien connaître le sud et ses villes anciennes. Le sud, pas la Provence qui n’en est qu’une partie. Il aurait pu se demander pourquoi les rues y sont étroites et les places pas si grandes. L’aurait-il fait qu’il aurait certainement répondu en pensant au prix du foncier, pas au vent que le réseau des ruelles tortueuses casse et calme, pas à la pluie qui mouille moins quand la rue est abritée, pas au soleil d’été dont on se protège mieux dans une ville ombreuse. Il aurait pu se demander pourquoi les rues sont bordées d’arcades qui permettent de marcher à l’abri. Il aurait pu réfléchir sur le sens de ce mot « abri » et se demander pourquoi les archéologues ont appelé les premiers habitats humains des « abris ». L’aurait-il fait qu’il aurait pu comprendre que le premier devoir de l’architecte est de construire des abris et que l’homme se loge pour s’abriter.

Seulement voilà : l’architecte urbaniste est formé aux Beaux-Arts. Pour y entrer, on lui demande d’abord de savoir dessiner et il a passé des heures à reproduire des femmes à poil. C’est un artiste, on le sait depuis Ledoux. Pour le reste, il y a les petites mains, le bureau d’études qui s’occupera de rendre sa création possible, le promoteur qui gérera le fric, les consultants divers, sociologues sous-payés et géographes faméliques dont l’avis ne sera pris en compte que s’il va dans le sens de l’Histoire.

Expression fausse : ce qu’on appelle le sens de l’Histoire n’est pas le sens du passé mais celui de l’avenir ; l’architecte construit pour l’Avenir et se tape du passé. Lui, il sait, il peut construire des maisons qui font face à l’Océan quand les sociétés traditionnelles, ces connes, lui tournent le dos. Les vents dominants ? Les pluies d’Ouest ? Balivernes ! Le Progrès nous a apporté les matériaux, les peintures, les huisseries en aluminium qui permettent de se moquer du climat et de s’offrir, enfin, ce plaisir des Dieux : l’apéro face au soleil  couchant. L’architecte admet qu’il faudra peut-être repeindre un peu plus souvent et changer les huisseries, mais les coûts baissent et baisseront encore. Le Progrès alimente le Progrès.

On connaît le coupable : chaque ville de France, ou presque, lui a dédié une rue, un boulevard, une place. Qui oserait dire du mal de Louis Pasteur ? Quand il découvre l’existence des microbes, il découvre en même temps les armes pour lutter contre ces ennemis du genre humain : le soleil, l’air, la sécheresse. L’homme doit vivre au soleil et au grand air, bases de l’hygiène. Perçons les murs, perçons les villes, et que la lumière soit. Du soleil, du vent et la vie renaît. En éprouvette certainement. Mais dans la vraie vie ? Ben, dans la vraie vie, c’est le vent d’ouest qui fouette les façades, qui baigne les murs et les sols d’humidité, c’est le vent d’est ou du nord-est qui gèle les membres, qui rougit les nez, c’est le vent du sud qui assèche les gorges. Dans la vraie vie, c’est le soleil qui brûle, qui sert de catalyseur au cancer de la peau. Depuis Pasteur, les règles de l’urbanisme ont changé et l’homme qui vous fait vivre avec son expérience des femmes à poil dans un atelier de dessin vous offre dans vos chambres d’immenses baies vitrées qui vous obligent à acheter d’immenses double-rideaux pour pouvoir dormir le matin. Il pense même pas que la lumière est l’ennemie du sommeil. Peut-être qu’il dort pas ?

Et vous, moi, nous, pauvres cons, on accepte, on approuve. On a compris que l’ennemi c’est le microbe, pas la Terre, cette bonne Gaia qu’on fait crever avec nos baies vitrées qui doublent nos rejets de CO2, avec nos huisseries en aluminium et nos balcons plein Ouest qui font la richesse du Groupe Pernod-Ricard. Ah bon, y’a un lien ? Ben oui. Une maison écologique, elle a pas des baies avec double vitrage, elle a des ouvertures minuscules protégées des vents dominants. Elle aménage pas ses combles parce qu’elle sait que les combles c’est un tampon thermique. D’accord, c’est des mètres carrés morts, du fric qui dort. Faisons vivre le fric : on chauffera plus l’hiver, on climatisera l’été, on achètera des isolants pour rentabiliser les mètres carrés aux dépens du bilan carbone. Bref, on sera moderne.

Dieu merci, il y a l’anti-modernisme : le feng shui. Une vraie tradition. Chinoise ? et alors ? La Terre est partout la même. Ce qui est vrai en Chine est vrai en Europe. Non ?

Non. Les vents dominants ne sont pas les mêmes, tous ceux qui se tapent les tempêtes tropicales en septembre dans le Guangzhou vous l’expliqueront. A Bayonne, le vent dominant, il vient de l’ouest. A Canton, il vient de l’est.

Retour sur image. Je parle avec un scientifique, un vrai, un sérieux, Professeur de Physique à l’Ecole Normale Supérieure. Un vieux Monsieur, un de ceux dont on rêverait qu’il soit votre père, un qu’on écoute, qu’on admire. Bon, mettons un bémol, il était aussi le père de la bombe atomique française. Mais son intelligence, son humanité, sa vision du monde m’ont fait fondre.
Il m’explique son travail, sa passion : la géobiologie. Le feng shui si on veut parler moderne. Je suis son confident parce que je suis le libraire auquel il peut commander des livres disons « différents ». Je connais ses travaux qu’il ne veut pas publier pour ne pas heurter les autres scientifiques, parce qu’il ne veut pas attenter à la réputation de l’ENS. « Plus tard, je publierai plus tard, ils vont me détruire, vous savez ». Il bosse sur le magnétisme. Je ne comprends pas tout ce qu’il me dit, mais l’essentiel est là : comme plein d’animaux, l’homme est sensible au magnétisme, aux champs magnétiques. On rigole ensemble, lui, le prof septuagénaire à Normale Sup, moi le libraire trentenaire. Il me fait coucher par terre, changer mon trousseau de clefs de poche, il m’apprend le pendule. Surréaliste : qui pourrait imaginer l’homme qui a été le conseiller scientifique du Général De Gaulle occupé à penduler un gamin ? Il a une obsession : l’acupuncture. Il est persuadé que ça marche. En Chine. « Leurs champs magnétiques ne sont pas les nôtres ». Il s’énerve, il s’emporte, il démontre. Un jour, il m’assassine : « Vous êtes magnétiquement insignifiant ». Insignifiant. Il veut dire que je suis insensible à la Terre, à l’opposé des sourciers du bas-Berry. Puis il me sauve : «  C’est pour ça que vous pendulez bien ».
Il a fini par publier une partie de ses travaux. Il avait raison. Ses collègues l’ont flingué. Tout juste si on ne l’a pas traité de vieux fou. Il est mort avant d’avoir pu aller plus loin. Avant d’avoir démontré, avec nos critères, que nous étions, tous et à des degrés divers, liés à la Terre, à ses roches, à sa structure, à son magnétisme. Il était feng shui, façon Normale Sup.

Je garde une tendresse infinie à Yves Rocard.

Depuis nos conversations, j’accepte volontiers d’être traité de passéiste. Passéiste, c’est juste ne pas avoir les bons arguments. Juste ne pas avoir la bonne explication. Le sourcier, non plus, il ne sait pas. Il faut qu’il y ait un vieux physicien pour expliquer, pour théoriser, pour passer de crédule à crédible. Parce que le phénomène, il est là. Observable, analysable, à condition de savoir l’analyser. Et le feng shui, ça existe. Feng shui, ça veut dire « le vent et l’eau ». Le vent, il influe sur nous. Jadis, dans le Sud-ouest, on excusait les crimes commis lors d’épisodes de vent du sud, le foehn, qu’on appelait « le vent qui rend fou ». Ça existe, mais on sait pas comment ça marche. Pas une raison pour jeter le bébé avec l’eau du bain.

Ça existe mais pas comme en Chine. Le magnétisme terrestre est différent, les vents dominants (le feng) sont différents, l’eau (le shui) n’est pas la même, pas chargée des mêmes éléments et elle coule pas pareil et pas vers les mêmes nappes phréatiques.

Alors, comme on sait pas, on se partage en deux groupes dont aucun ne sait, ce qui n’empêche pas les arguments de jaillir. D’abord ceux qui y croient. Le plus souvent, ils appliquent les recettes chinoises. Mécaniquement. Et ça ne marche pas à tous les coups, parce que notre sol est différent, notre géographie est autre. Et donc, ça donne des arguments aux autres, ceux qui n’y croient pas. Les premiers retiennent les fois où ça a marché, les autres les fois où ça n’a pas marché. Entre nous soit dit, ça peut durer longtemps.

En attendant, l’architecte s’en fout. Il continue de dessiner des femmes à poil pour se préparer à nous inventer nos vies.

La courbe d’un sein, c’est plus sympa qu’une étude stratigraphique, non ?

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